Article publié dans l'édition hiver 2019 de Gestion

La montée du protectionnisme aux États-Unis met en lumière la dépendance de nombreuses entreprises québécoises et canadiennes envers le marché américain. Pour survivre dans cet environnement de guerre commerciale, elles devront investir dans leur productivité et diversifier leurs marchés d'exportation et d'approvisionnement. 

L’ancien premier ministre du Québec Pierre Marc Johnson a agi en tant que négociateur en chef du gouvernement québécois lors des discussions qui ont mené à la signature de l’accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union Européenne, en octobre 2016, ainsi qu’à titre de conseiller stratégique du Québec pendant la renégociation de l’accord de libre-échange nord-américain (Aléna).


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M. Johnson s’inquiète de la menace que font peser les États-Unis sur le commerce mondial. « Le protectionnisme de Donald Trump découle d’un discours nationaliste qui prône une limitation de l’immigration et qui favorise un modèle économique très libéral, mais à l’intérieur de frontières protégées par des tarifs et par d’autres mesures protectionnistes, avance-t-il. Le protectionnisme est une véritable théorie économique, alors que le nationalisme à outrance et l’isolationnisme actuelle- ment à l’œuvre constituent plutôt des idéologies. »

Optimiste, M. Johnson ose espérer que la crise du protectionnisme américain ne durera pas plus longtemps que le premier mandat de Donald Trump, lequel prendra fin en janvier 2021. « Tout dépendra non seulement de l’importance du volet isolationniste dans le programme de Donald Trump mais aussi de l’influence que le monde économique pourra exercer sur lui afin de le convaincre que le repli sur soi ne peut avoir que des conséquences négatives », croit-il.

Près de 75 ans de mondialisation

Le courant de libéralisation des échanges commerciaux internationaux date de la fin de la Deuxième Guerre mondiale et a connu une forte intensification.

« Traditionnellement, le recours au protectionnisme apparaît lors d’une crise économique parce que l’État veut protéger ses travailleurs et ses entreprises. »

Dans les années 1980 et 1990, rappelle Francis Généreux, économiste principal au mouvement Desjardins. « Au début, il s’agissait souvent de négociations multilatérales, explique-t-il. Elles ont par exemple mené à l’accord général sur les tarifs douaniers et sur le commerce [Gatt] en 1947 et au marché commun européen [traité de Rome] dix ans plus tard. On a ensuite assisté à l’apparition de nombreuses ententes bilatérales ou régionales de libre-échange, notamment l’Aléna. »

Ainsi, chaque année de la décennie 1990, une trentaine de ces accords de libre-échange ont vu le jour. en 2015, ils représentaient un quart du PIB mondial, contre moins de 10 % en 1980, selon le mouvement Desjardins. Les tarifs douaniers moyens, eux, s’établissaient à environ 10 % au début des années 1980. Ils n’étaient plus qu’à 5 % au milieu des années 2000. Toutefois, la crise financière de 2008 a freiné cet élan mondialisateur : depuis lors, on ne signe plus qu’environ dix nouveaux accords de libre-échange par année, tandis que certains pays, États-Unis en tête, remettent le protectionnisme au goût du jour.

« En temps de crise, on observe souvent une augmentation du protectionnisme, souligne m. Généreux. Les états deviennent plus interventionnistes afin de soutenir leur économie. Or, lorsqu’un état investit beaucoup dans des pro- jets d’infrastructures, par exemple, il souhaite d’abord en faire bénéficier ses entreprises et ses travailleurs. »

En règle générale, ajoute l’économiste de Desjardins, les nouveaux tarifs ne restent pas très longtemps en vigueur, car l’arme du protectionnisme blesse surtout ses utilisateurs, notamment en entraînant une hausse des prix pour les importateurs et pour les consommateurs.

De son côté, Ari Van Assche, professeur agrégé au département des affaires internationales de HEC Montréal, rappelle que le protectionnisme américain n’a pas commencé avec Donald Trump. En effet, les mesures et le discours du président républicain à l’encontre de la proportionnellement aux attaques de Donald Trump, dit-il. Toutefois, s’il exagère, un pays comme la Chine risque de devenir beaucoup plus agressif. Cela fragiliserait des institutions comme l’organisation mondiale du commerce [OMC] et la tendance deviendrait difficile à renverser. »

Les décisions américaines pourraient aussi avoir un effet domino, fait valoir Francis Généreux en donnant l’exemple de l’acier : « La chine en produit énormément. Si elle éprouve des difficultés à accéder au marché américain, elle écoulera ses stocks sur d’autres marchés. Certains pays pourraient s’en alarmer et imposer à leur tour des tarifs sur l’acier chinois. Les chinois risqueraient alors de riposter avec leurs propres tarifs. Cela déclencherait une guerre commerciale. »

Des secteurs à risque au Québec

Avec son marché intérieur très modeste et son économie fortement axée sur les exportations, le Québec ne peut que pâtir de ce courant protectionniste, d’autant plus que celui-ci concerne en premier lieu les États-Unis, son plus gros marché extérieur. En 2017, plus de 70 % des exportations québécoises s’y sont vendues, selon l’institut de la statistique du Québec (ISQ), pour une valeur de 60,2 milliards de dollars. Par comparaison, l’Europe n’a acheté que 13,7 % des exportations du Québec, pour un total de 11,6 milliards de dollars, et l’Asie, seulement 8,6 % (7,3 milliards). Marc Pinsonneault et Jocelyn paquet, respectivement économiste principal et Chine rappellent étrangement ceux de Ronald Reagan contre le Japon dans les années 1980. Motos, télévisions et ordinateurs nippons avaient alors été fortement taxés, tandis que l’importation de voitures et d’acier japonais avait été plafonnée. En 2002, certains des tarifs douaniers imposés aux importations d’acier par George Bush père ont même parfois atteint les 30 %.

« Traditionnellement, le recours au protectionnisme apparaît lors d’une crise économique parce que l’état veut protéger ses travailleurs et ses entreprises, explique M. Van Assche. La grande différence en ce moment tient au fait que le gouvernement américain impose des mesures protectionnistes alors que son économie connaît une forte expansion. Cela découle de la vision de Donald Trump, convaincu que le libre-échange nuit aux États-Unis. »

Un peu moins optimiste que M. Johnson, le professeur Van Assche craint qu’en allant trop loin, le président américain ne dérègle le système du commerce mondial pour longtemps. « À l’heure actuelle, les pays réagissent 5,8 % des emplois au Québec dépendraient directement ou indirectement des exportations aux États-Unis dans les secteurs jugés les plus vulnérables au protectionnisme américain. Économiste à la Banque Nationale, ont étudié les secteurs d’activité les plus à risque au Québec et l’effet du protectionnisme sur l’économie québécoise. Ils ont relevé les secteurs fréquemment mentionnés dans la rhétorique protectionniste de Trump, ceux où les tarifs de l’OMC (lesquels s’imposeraient en cas de rupture de l’Aléna) sont élevés et ceux où les ventes dépendent grandement des exportations vers les États-Unis.

La Banque Nationale distingue 17 secteurs d’activité à risque élevé, notamment l’agriculture et l’élevage, la fabrication de produits laitiers et de produits de la viande, l’aérospatiale, les pâtes et papiers (notamment le carton), la production de biens en plastique, en caoutchouc, en bois ou en acier, l’industrie automobile et l’aluminium. « On remarque un effet direct du protectionnisme sur les entreprises québécoises exportant aux États-Unis et un effet indirect sur les sous-traitants des exportateurs canadiens, par exemple les fournisseurs québécois de pièces vendues à des constructeurs canadiens du secteur de l’automobile », explique M. Pinsonneault.

En se basant sur les données de statistique canada pour 2013, 6,9 % du PIB nominal québécois et 5,8 % des emplois au Québec (soit 274 000 travailleurs) dépendraient directement ou indirectement des exportations aux États-Unis dans les secteurs jugés les plus à risque par rapport au protectionnisme américain. « Ça ne signifie pas qu’on perdra assurément ces emplois ou cette part du PIB, mais ils sont vulnérables », précise M. Pinsonneault.

L’effet des mesures protectionnistes reste difficile à évaluer. En raison de l’intégration internationale beaucoup plus prononcée aujourd’hui des chaînes de valeur des entreprises, plusieurs se demandent si cet effet sera le même qu’il y a 20 ans. « Une partie de ce que nous exportons aux États-Unis n’est pas destinée aux consommateurs américains, souligne Ari Van Assche. Il s’agit de composantes utilisées pour fabriquer aux États-Unis des biens acheminés ailleurs dans le monde par la suite. Ainsi, un tarif visant le canada pourrait rendre certaines entreprises américaines moins compétitives en poussant à la hausse leurs coûts d’approvisionnement. Elles pourraient alors délaisser les fournisseurs québécois. »


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Une diversification ardue

Pour les entrepreneurs québécois, le protectionnisme pose de nombreux dilemmes stratégiques. L’idée de contourner le problème en s’établissant aux États-Unis, par exemple au moyen d’une acquisition, en séduit certains. Cette tendance remonte à l’entrée en vigueur de la « Buy American Provision », sous Barack Obama. Rappelons que cette disposition législative, adoptée en 2009, limite le financement fédéral des projets d’infrastructures à ceux qui utilisent exclusivement du fer, de l’acier et des biens produits aux États-Unis.

Les répercussions du protectionnisme sur les investissements dans les deux pays sautent aux yeux. En 2012, les entreprises manufacturières de chacun des deux états ont investi environ 20 milliards de dollars chez leur voisin. En 2017, les Américains ont investi le même montant au canada, alors que les entreprises canadiennes ont engagé un total de 100 milliards au sud de la frontière. « Cela montre bien que les mesures protectionnistes américaines poussent les entreprises canadiennes et québécoises à s’implanter aux États-Unis, au détriment de leurs propres économies », constate Véronique Proulx, PDG de manufacturiers et exportateurs du Québec (MEQ). Selon elle, cette tendance s’accentuera avec les récentes mesures protectionnistes américaines et s’aggravera davantage s’il y en a d’autres par la suite.

Sans compter que ces mesures ne seraient plus les seules en cause. « La réforme fiscale américaine affectera négativement les investissements au canada, puisque le taux d’imposition marginal des entreprises aux États-Unis équivaut désormais à celui du Canada, prévient Stéphane Forget, PDG de la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ). Cela nous prive d’un avantage concurrentiel pour attirer des investissements et des filiales de notre voisin. »

Autre solution fréquemment suggérée aux entrepreneurs pour contourner les entraves tarifaires américaines et réduire leur dépendance envers ce marché : diversifier les destinations de leurs exportations. De nouvelles ententes de libre-échange leur en offrent la possibilité. L’AECG, par exemple, a éliminé les droits de douane sur 99,3 % des produits industriels. Pourtant, les fabricants d’ici tardent à en profiter. « Depuis la signature de l’AECG, on constate une augmentation du commerce de l’Europe vers le Canada, mais pas autant du Canada vers l’Europe », déplore Micheline Dessureault, avocate et agente de marques de commerce pour le cabinet Joli-Cœur Lacasse.

De janvier à mai 2018, les exportations canadiennes vers l’UE ont augmenté de 4,1 % par rapport à la même période en 2017, alors que celles des entreprises européennes vers le Canada ont grimpé de 11,5 %, selon l’ISQ. « On dit depuis longtemps qu’il faut diversifier nos marchés d’exportation, mais dans les faits, il n’est pas facile de sortir les entrepreneurs de leur routine, note Mme Dessureault. Ils sont habitués à commercer avec les États-Unis, un pays avec lequel nous partageons un long historique d’échanges et dont les règles commerciales et la culture se rapprochent des nôtres. »

protectionnisme

Pourtant, rappelle Mme Dessureault, le monde regorge de belles possibilités. S’il peut sembler compliqué de s’implanter sur le marché chinois, celui-ci constitue néanmoins un immense bassin de consommateurs. Il ne s’agit donc plus seulement d’y délocaliser la production canadienne mais d’aller y vendre. La signature du partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) a ouvert les marchés de dix pays comptant près de 500 millions de consommateurs, dont le Japon, le Vietnam, Singapour et l’Australie.

Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de toujours prospecter aussi loin lorsqu’on cherche de nouveaux débouchés. « En 2017, les provinces canadiennes ont signé un accord de libre-échange entre elles, rappelle Stéphane Forget. Près de 40 % des exportations québécoises de biens et services vont vers les autres provinces. Il faut continuer à approfondir ce marché. »

Un des plus grands défis consiste à aider les entrepreneurs à mieux connaître et à comprendre les diverses ententes de libre-échange en vigueur au Canada. Micheline Dessureault explique qu’il peut ainsi exister des règles quant à la provenance des pièces pour qu’un produit soit considéré comme canadien sur un autre marché. Dans le contexte de la signature de nouvelles ententes de libre-échange avec l’Europe et l’Asie du pacifique, certaines entreprises songent à s’approvisionner dans des pays offrant des pièces à moindre coût, lesquelles échappent désormais à tout tarif douanier.

« Cependant, substituer des pièces, des matériaux ou des composantes peut modifier l’origine générale d’un produit, prévient Mme Dessureault. Soudainement, le produit fini peut être frappé de droits de douane dans le pays où il est exporté. » Pour bénéficier de l’AECG, il faut pouvoir garantir l’origine canado-européenne des produits. De la même façon, profiter du PTPGP pour troquer une pièce américaine contre une pièce asiatique pourrait assujettir le produit fini à des droits de douane aux États-Unis, pays non signataire de ce traité.

Selon Stéphane Forget, les gouvernements canadien et québécois ont un rôle à jouer pour appuyer les entreprises dans la diversification de leurs marchés. Il souhaite tout d’abord qu’ils continuent de multiplier les ententes de libre-échange. Ils devraient aussi accompagner les PME, dont les ressources sont moins importantes que les grandes entreprises, notamment en matière d’intelligence d’affaires et de financement.

M. Forget souhaite surtout que les gouvernements deviennent des vitrines pour les entreprises d’ici en acquérant davantage de leurs technologies. « La première question qu’un exportateur se fait poser par ses clients potentiels est celle-ci : “Qui sont vos clients ? ” Quand un dirigeant d’entreprise peut répondre que les gouvernements canadien et québécois utilisent ses produits, il jouit immédiatement d’une plus grande crédibilité », avance-t-il.

Il serait tout de même étonnant de voir l’importance du marché américain diminuer de façon notable, même dans vingt ou trente ans, croit Ari Van Assche.

« Nous verrons toujours environ 60 % de nos exportations prendre le chemin des États-Unis, et ce, pour des raisons bien simples : il s’agit de notre voisin immédiat, les coûts de transport et de transactions pour y exporter restent inférieurs à ceux des autres marchés et les délais de livraison sont moins longs », juge-t-il.

Investir dans la productivité

Si la faiblesse relative du dollar canadien amortit en partie l’effet des tarifs américains, elle ne suffit pas pour autant. Véronique Proulx rappelle que ce rapport entre les devises canadienne et américaine a peut-être même constitué un piège pour les fabricants canadiens. « Pendant longtemps, la faiblesse de notre dollar a permis à nos entreprises d’exporter facilement aux États-Unis sans être nécessairement compétitives », indique-t-elle. La poussée de fièvre protectionniste américaine a démontré la fragilité de cet équilibre.

Selon Mme Proulx, il devient urgent pour les entreprises canadiennes de rattraper leur retard de productivité. Entre 2012 et 2017, les investissements au Canada dans l’équipement et dans la machinerie ont augmenté de 8 %, contre 30 % au Royaume-Uni et 23 % aux États-Unis. Cette croissance stagne sous la moyenne des pays de l’OCDE. « Cela signifie que nous sommes de moins en moins compétitifs à l’échelle mondiale », déplore la PDG de MEQ. Cela constitue un obstacle majeur aux efforts de diversification des marchés des manufacturiers canadiens.

Stéphane Forget souligne l’effet positif de certaines initiatives publiques, notamment le programme « Manufacturiers innovants » d’investissement Québec, qui a pour but de promouvoir l’industrie 4.0 partout dans la province et d’accompagner les entreprises pendant leur transition vers ces nouvelles technologies. En août 2018, le gouvernement de Philippe Couillard a par ailleurs annoncé un investissement de 863 millions de dollars pour soutenir la compétitivité des entreprises en ciblant notamment l’amélioration de la productivité, la formation des travailleurs et la diversification des marchés.

Le PDG de la FCCQ souhaite vivement que les craintes soulevées par le protectionnisme entraînent une prise de conscience au Québec quant à l’importance d’investir dans la productivité de nos entreprises et dans la diversification des marchés. « Notre marché est petit, donc nos entreprises doivent exporter pour croître, rappelle-t-il. Or, elles affrontent sur les marchés mondiaux des concurrents, notamment américains, très productifs. Elles doivent innover et démontrer qu’elles apportent de la valeur ajoutée. »

Compte tenu du contexte de raréfaction de la main-d’œuvre et du climat de guerre commerciale larvée, la survie des entreprises québécoises pourrait bien passer par leur capacité à devenir plus productives et à réduire leur dépendance envers notre turbulent voisin du sud.


À retenir

• Diversification des marchés d’exportation : exploration des avantages de l’AECG et du PTPGP pour les entreprises
• Accroissement de la productivité des entreprises : établissement des seuils d’investissement nécessaires pour accroître la rentabilité d’activités stratégiques