Article publié dans l'édition hiver 2019 de Gestion
Dans une économie qui se transforme rapidement, être agile et flexible est devenu indispensable. Or, ces deux qualités présentent aussi un risque : celui de s'éparpiller au gré du vent. Comment concilier cet attribut avec l'indispensable cohérence stratégique ? Et comment, en tant que leader, intégrer l'agilité et la flexibilité dans ses pratiques ? Éclairage sur cette tension fondamentale.  

Des dirigeants aux consultants, la communauté d’affaires tout entière est vaguement familiarisée avec les notions d’agilité et de flexibilité. Mais de quoi s’agit-il, au juste ? Et pourquoi faut-il s’en soucier ? Pour bien répondre à ces questions, un petit retour en arrière s’impose.

En novembre 1989, la chute du mur de Berlin a marqué le coup d’envoi d’un vaste mouvement de mondialisation économique. Tandis que les années 1990 ont dès lors été synonymes de grandes turbulences dans le secteur des affaires et d’ouverture des marchés à l’échelle planétaire, les années 2000 ont été le théâtre d’une accélération technologique effrénée qui se poursuit encore de nos jours. En 2019, rares sont les secteurs d’activité à l’abri des changements technologiques.


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La chaîne de blocs, par exemple, a été utilisée pour la première fois en 2009. Toutefois, cette nouvelle technologie est devenue vraiment populaire en 2017, surtout avec le phénomène des crypto monnaies. Or, elle est déjà sur le point de révolutionner la logistique et la traçabilité, notamment dans les secteurs alimentaire et pharmaceutique. Peu l’avaient prévu. L’incertitude technologique avec laquelle doivent aujourd’hui composer les entreprises s’ajoute aux autres impondérables, notamment politiques. En conséquence, anticiper l’avenir au-delà d’un horizon d’un an, voire de six mois, est toujours aussi incertain.

« Mettez-vous dans la peau des pauvres fabricants canadiens de pièces d’auto qui doivent aujourd’hui deviner ce que Trump décidera de faire avec l’Aléna. Qu’arrivera-t-il ? Personne ne le sait », dit Russell Fralich, professeur invité au département de management de HEC Montréal. C’est donc là que l’agilité prend toute son importance. « Lorsqu’on est incapable de prévoir, on doit s’assurer de pouvoir réagir judicieusement à toute situation inédite, précise-t-il. C’est ça, être agile. »

Des concepts à clarifier

Comment définit-on l’agilité ? selon le professeur Fralich, l’agilité stratégique comporte quatre sous-aptitudes, qu’on peut détailler comme ceci :

1- la capacité à entrevoir rapidement les tendances dans l’environnement d’une organisation, qu’il s’agisse de changements sur le marché, de nouvelles technologies ou, plus généralement, de l’apparition d’une menace ou d’une nouvelle occasion favorable ;

2- l’adaptation continue de la direction aux changements ;

3- l’habileté à réallouer les ressources rapidement en fonction de la nouvelle stratégie ;

4- la capacité de mettre à profit les trois premières aptitudes de façon à trouver de nouveaux moyens de créer de la valeur.

L’agilité, c’est donc la souplesse, la rapidité, la vivacité, l’aisance et la nouveauté plutôt que la rigidité, la lenteur, la lourdeur, la sclérose et la routine.

Il est maintenant essentiel de dissocier l’agilité stratégique, dont il est question ici, des « méthodes agiles ». Cette expression, qui fait référence à un ensemble de pratiques destinées à guider la réalisation de projets, notamment en conception de logiciels et en technologies de l’information, ne revêt pas la même signification que l’agilité stratégique : en effet, « les méthodes agiles sont plutôt de nature tactique », affirme Marie-Hélène Jobin, professeure titulaire au département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal.

Et la flexibilité dans tout ça ? Certains se servent de ce terme pour parler de la capacité d’une entreprise à offrir une plus grande gamme de produits, de services, d’options, de forfaits, etc. Dans le domaine de la distribution alimentaire, par exemple, il s’agit donc d’être capable de livrer à domicile, de transborder des marchandises et d’approvisionner de petits commerces de quartier, par exemple. Pour d’autres, la flexibilité est simplement synonyme d’agilité, et nous entendrons ces deux mots de cette façon ci-dessous.

Susciter l’agilité

Pour faire naître l’agilité dans une organisation, on doit travailler sur la culture d’entreprise. « Et cela commence dès le recrutement », souligne Mme Jobin. Selon elle, l’agilité stratégique se rattache d’abord aux personnes. On peut certes la cultiver, mais elle est en partie innée. Une organisation qui veut être agile doit donc favoriser certains tempéraments et certaines qualités lorsqu’elle recrute des employés potentiels.Agilité

Quant à eux, les profils recherchés pour les postes de direction doivent tendre davantage vers la polyvalence que vers la spécialisation. Les services des ressources humaines doivent d’ailleurs préférer les trajectoires professionnelles moins verticales. Un comité de gestion devrait idéalement être composé de personnes qui ont travaillé dans plusieurs services différents. En général, elles comprennent mieux les enjeux stratégiques d’une organisation et sont donc plus aptes à saisir les tenants et aboutissants des divers changements qui se produisent ou qui sont envisagés. Autrement dit, elles sont plus agiles.

La culture de l’agilité peut être enrichie de nombreuses façons. Le contexte est un élément crucial : lorsqu’on accorde à la fois le droit à l’expérimentation et le droit à l’erreur, cela favorise l’agilité. Même chose en ce qui a trait à la valorisation de la prise de risques. Une autre possibilité consiste à offrir aux employés l’occasion d’assister à des conférences, de participer à des séances de formation ou de suivre des cours afin de mieux anticiper les changements et d’être de plus en plus à l’aise lorsqu’ils se produisent.

Enfin, les incitatifs et les promotions doivent également récompenser les bons comportements. L’avancement et les bonis annuels doivent correspondre à des attentes directement liées aux quatre composantes de l’agilité stratégique afin que les employés et les gestionnaires soient plus enclins à adopter cette conduite.

Des défis différents, peu importe la taille

L’agilité pose des défis distincts dans les petites, les moyennes et les grandes entreprises. Si les PME peuvent agir rapidement en raison de leur structure légère et souple, elles manquent très souvent de ressources pour assumer et soutenir les changements. Les grandes entreprises, elles, sont dans la situation opposée : les règles et les processus ralentissent les transformations et font obstacle à l’agilité. Les délais sont parfois très longs avant d’obtenir le feu vert, ce qui entraîne souvent de l’inertie.

Afin de rester agiles, les grandes entreprises ont donc tendance à utiliser leurs ressources pour faciliter leurs mouvements, explique Louis Hébert, professeur titulaire au département de management de HEC Montréal et directeur pédagogique de l’EMBA McGill- HEC Montréal. « Certaines firmes investissent massivement en formation, dit-il. D’autres embauchent de nouveaux employés qui répondent mieux aux nouveaux besoins, renouvelant ainsi leur portefeuille de compétences. » Et les grandes firmes acquièrent souvent de petites entreprises pour s’injecter du sang neuf sous forme de nouvelles idées et de nouvelles technologies.

La création de petits groupes expérimentaux œuvrant selon des règles différentes, plus flexibles que celles en vigueur dans le reste de l’entreprise, permet également de rester agile en grandissant. Même chose dans le cas de la restructuration d’une société en unités plus petites, comme l’a fait Google en créant Alphabet.

En ce qui concerne les PME, l’absence de structure rigide favorise certes l’agilité, mais elle peut aussi poser un risque : celui de verser dans l’exploration avant toute chose, ce qui entraîne des coûts, au détriment de l’exploitation, qui produit des revenus. Plus concrètement, certaines jeunes pousses (start-ups) et PME vont chercher du financement et travaillent sur beaucoup d’idées à la fois mais n’arrivent pas à se structurer de manière à les exploiter profitablement avant d’avoir écoulé leurs liquidités.

Contrairement aux grandes entreprises, qui souffrent souvent de lourdeurs bureaucratiques, les petites firmes pâtissent parfois de leur trop grande souplesse. D’où l’importance de ces deux questions : comment concilier agilité et cohérence? Comment fait-on pour déterminer ce qu’il faut changer, à quel moment, à quel rythme et à quelle échelle?


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Le risque de changer pour changer

Changer dans le seul but de changer n’a rien d’avantageux et n’est pas une vertu. Parfois, l’agilité mal encadrée peut faire perdre de vue l’essentiel, explique Luc Bélanger-Martin, maître d’enseignement au département de management de HEC Montréal. « Vous ne voulez pas que votre entreprise se transforme en “festival de la mode en gestion”, dit-il. Vous devez plutôt vous transformer dans le but précis de garder une longueur d’avance sur vos concurrents. » Mais comment?10 pratiques agiles

La clé réside dans l’intention stratégique de l’entreprise, dont les fondements sont la vision et la mission. C’est à partir de ces deux éléments que les dirigeants trancheront entre les idées à poursuivre et à abandonner. La mission et la vision de l’entreprise indiquent donc la direction à suivre, tandis que les choix stratégiques de la direction déterminent le degré de cohérence et d’agilité de la stratégie adoptée par l’entreprise.

En quoi doit consister une mission ou une vision ? Il doit s’agir d’un court énoncé, votre raison d’être, qui trace le portrait de ce à quoi ressembleront le monde et l’avenir en fonction de vos décisions et de vos actions. La devise essentielle d’Instagram en est un bon exemple : « To  capture  and  share  the  world’s moments » ou, en français : « saisir et partager les moments précieux partout sur la planète ». Dans cette optique, la volonté de devenir le leader dans son secteur d’activité est non pas une vision mais bien un projet ou, à la rigueur, une approche opérationnelle.

Comment affronter ce qui nous attend

On peut prévoir que le rythme du changement ne ralentira pas au cours des trois prochaines années. L’agilité demeurera donc une qualité stratégique essentielle. Quelles sont les implications pour les gestionnaires ?

Ils devront tout d’abord, si ce n’est pas déjà fait, apprendre à exercer un leadership transformationnel. Les employés auront leur rôle à jouer et devront apprendre à se transformer, bien entendu, mais les patrons, eux, devront leur proposer une vision stimulante et les accompagner dans leur processus de transformation. « Au cours des prochaines années, le travail des gestionnaires sera ardu », estime Marie-Hélène Jobin.

Les patrons devront également apprendre à composer avec les tensions induites par l’agilité. En effet, être agile requiert un arbitrage judicieux entre exploitation et exploration, entre spécialisation et polyvalence, entre gestion quotidienne et transformation à long terme. Sauf que l’équilibre est parfois difficile à atteindre ; la meilleure décision ne saute pas toujours aux yeux. En conséquence, les gestionnaires réfractaires à ce type d’arbitrage seront tentés de trouver refuge dans le confort de leurs vieilles habitudes, abandonnant ainsi le mantra de l’agi- lité et réduisant d’autant leurs chances de survie professionnelle.

Une chose est sûre : si l’agilité s’impose aujourd’hui comme une compétence fondamentale pour les gestionnaires, elle demeurera sans aucun doute pertinente pour eux à long terme, quoi qu’il arrive sur le marché.


À RETENIR

  • L’agilité commence au moment du recrutement : on doit définir le tempérament et les qualités des personnes dont on estime avoir besoin pour que l’organisation devienne plus agile.
  • On doit accepter de prendre certains risques en permettant l’exploration.