Article publié dans l'édition hiver 2019 de Gestion

Par ces temps de scandales à répétition, la projection d'une image irréprochable est une préoccupation dominante au sein des entreprises. Mais cela suffit-il ? À la fois état d'esprit managérial et modèle de gestion, l'éthique organisationnelle peut-elle, aujourd'hui, susciter un autre style de management ? Tour d'horizon. 

Sans doute l’urgence du moment est-elle à protéger sa réputation, à éviter toute poursuite devant les tribunaux et même à échapper à une simple présomption de culpabilité. Au cours des dernières années, d’innombrables cas de corruption, de malversations, d’évasion fiscale, d’agression et de harcèlement sexuels ainsi que d’abus de confiance ont suscité une surexposition médiatique dévastatrice pour l’image des entreprises.


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Devant ce constat, de deux choses l’une : « Ces scandales peuvent être traités comme des cas isolés – ce qu’on appelle des pommes pourries – d’individus avides de contourner ou de transformer les règles du jeu pour servir leurs intérêts, ou alors on peut considérer l’éthique de façon plus systémique en limitant les excès de la spéculation. Cette seconde voie est très peu empruntée de façon volontaire par les entreprises et par le milieu politique », fait observer Emmanuel Raufflet, professeur titulaire au département de management de HEC Montréal et expert en responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).

La vraie mesure des enjeux planétaires

D’après M. Raufflet, l’accélération des changements climatiques nous presse de passer à une posture résolument plus énergique que défensive, à la hauteur des problèmes mondiaux de l’heure. Cette urgence s’est notamment exprimée en juillet 2018, lorsque l’ONG Global Footprint network a annoncé qu’au 1er août suivant, l’humanité aurait déjà consommé toutes les ressources naturelles que la planète peut produire en un an. Ce « jour du dépassement de la terre » devenant de plus en plus hâtif chaque année, « c’est une façon de dire que l’humanité tend à vivre à crédit », souligne M. Raufflet1.

Le bien commun : une aspiration ascensionnelle

Alors que beaucoup déplorent la portée strictement symbolique des déclarations d’éthique et dénoncent la frilosité de la responsabilité sociale des entreprises, une question s’impose : comment pourrait-on changer les règles du jeu ? Quel nouveau corpus d’idées ou de principes moraux devrait-on mobiliser pour faire évoluer l’éthique des entreprises ? La véritable sensibilité éthique ne réside ni dans les codes déontologiques ni dans les règles juridiques, « de la poudre aux yeux », affirme d’emblée Thierry Pauchant, professeur titulaire au département de management de HEC Montréal et directeur d’un groupe de recherche sur l’éthique et sur la responsabilité sociale en organisation. Selon lui, l’éthique de l’entreprise passe aujourd’hui par la quête du bien commun, lui-même tributaire d’une économie plus responsable, plus équitable et plus durable. « C’est une aspiration profonde chez les nouvelles générations », souligne M. Pauchant, qui l’observe parmi ses étudiants.

Toutefois, la concrétisation de cette aspiration nous obligera à déboulonner un vieux mythe très tenace : la justification du mercantilisme à tout crin au nom de la doctrine de la main invisible. « Ce ne sont ni les seules forces du marché ni l’autorégulation qui vont régler l’affaire Facebook et beaucoup d’autres », s’insurge M. Pauchant. À ceux qui s’accrochent au modèle du « laisser-faire », le chercheur réplique par un démenti (et par une démonstration) dans un essai au titre éloquent : Manipulés – Se libérer de la main invisible d’Adam Smith2. Selon lui, contrairement à ce qu’on croit trop souvent, le philosophe britannique du 18e siècle défendait déjà une vision pragmatique et humaniste, en harmonie avec une économie éthiquement responsable.

Davantage de conseillers en éthique

Une étude récente menée auprès de 441 entreprises québécoises par Joé T. Martineau, professeure adjointe au département de management de HEC Montréal, révèle que les pratiques en matière d’éthique organisationnelle sont beaucoup plus diversifiées que la littérature le laisse penser3. « On a dépassé l’approche traditionnelle de la conformité [déontologie] et de l’intégrité [intégration des valeurs], notamment en mettant en œuvre des pratiques qui ciblent la formation, la sensibilisation et la collaboration », affirme-t-elle. L’éthique organisationnelle aurait-elle atteint son plein potentiel ? L’experte en gestion signale une nouvelle mouvance en entreprise : la création de comités d’éthique et de postes de conseiller en éthique. Mme Martineau mentionne aussi l’attrait pour le mentorat (ou coaching) en éthique. « Ces coachs donnent des conseils et enseignent des habiletés en gestion, par exemple le développement de l’empathie pour soutenir la gestion d’une équipe ou la prise de décision individuelle. » on peut aussi envisager que des philosophes secondent les ingénieurs chargés de programmer les algorithmes des automobiles sans conducteur, signe que « l’éthique organisationnelle évolue vers une culture de réflexion collaborative », pense-t-elle. La collecte de données massives – et les risques afférents de bris de confidentialité – pourrait accroître davantage le besoin de pluralité des perspectives dans la réflexion éthique.

Culture organisationnelle : la prévention d’abord

BrendaLe management tel qu’il se pratique aujourd’hui est-il favorable au respect de l’éthique en entreprise ? Selon Caroline Aubé, professeure titulaire au département de management de HEC Montréal et titulaire de la Chaire en gestion et efficacité des équipes de travail, « la recherche4 montre que les organisations très axées sur la compétition ainsi que les systèmes de reconnaissance élitistes – qui valorisent les performances individuelles au détriment de la collaboration et de l’entraide – donnent lieu à des luttes de pouvoir à l’interne, un terrain propice à l’intimidation ». Autres facteurs qui favorisent les déviances au travail : la distribution inégale des avantages, le partage asymétrique de l’information et la faible reconnaissance de la contribution de certaines personnes au sein de l’organisation. Ces déviances atténuent le sens du devoir des employés tout en aggravant d’autres problèmes déjà existants (ressources inadéquates, délais irréalistes, directives trop rigides5). Il revient donc à l’entreprise de prévenir les manquements à l’éthique en ayant recours à des mesures de prévention ainsi qu’à des pratiques d’équité et de collaboration dans la gestion d’équipes. Bref, les entreprises ont tout intérêt à créer un environnement favorable aux comportements éthiques plutôt qu’à multiplier les systèmes de contrôle.

Fiscalité : davantage de règles et d’équité

Autre phénomène : face à la concurrence mondiale, certains dirigeants d’entreprise se plaignent du fait que la réglementation fiscale serait devenue trop stricte, ce qui rendrait bien séduisante la tentation de reléguer l’éthique à un simple état d’âme contre-productif. Jean-Pierre Vidal, professeur titulaire au département de sciences comptables de HEC Montréal ainsi qu’expert en fiscalité et en éthique, déplore que certains entrepreneurs n’éprouvent aucun scrupule à se livrer à de l’évasion fiscale, quelques-uns allant même jusqu’à la considérer comme une forme de « légitime défense » en réaction à une fiscalité et à un interventionnisme étatique jugés trop lourds. Pourquoi doit-on résister à ce courant? « En fiscalité, l’éthique guide le législateur pour réconcilier la moralité avec la légalité », affirme M. Vidal. Dans cet esprit, l’OCDE a entrepris une vaste réforme de la fiscalité internationale (projet BEPS) afin de lutter contre l’évitement fiscal et le transfert de bénéfices6. Dans ce contexte, « l’évolution naturelle va dans le sens d’une meilleure circulation des renseignements […], d’une plus grande cohérence entre les règles des [différents pays] et d’une plus grande substance afin de justifier que le revenu [soit enregistré dans un pays] plutôt que dans [un] autre, ce qui veut dire que les fonctions exécutées par les employés sont désormais essentielles à la justification du revenu7 ». L’époque des « coquilles vides » dans un pays à fiscalité avantageuse est révolue, soutient M. Vidal.

Impact positif : une autre façon de faire des affaires

Parallèlement à ces agissements peu vertueux, d’autres entreprises œuvrent à changer l’économie (et à améliorer le monde de demain) en inventant de nouveaux modes de production, de croissance et de consommation. Déterminés à créer de la valeur collective, ces nouveaux patrons révolutionnent le modèle entrepreneurial en mettant l’efficacité économique au service du bien collectif. Ils démontrent au passage qu’un autre style de leadership, plus éthique, plus conscient, est possible.

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Notes

1. Garric, A., « Depuis aujourd’hui,  l’humanité vit à crédit », Le Monde (en ligne), 1er août 2018.

2. Ouvrage paru chez Fides (Montréal) en 2018.

3. Martineau, J. T., Pauchant, T. C., et Tremblay, M., « La gestion  de l’éthique dans les organisations québé-coises : déploiement, portrait et pistes de développement souhaitables », Éthique publique (en ligne), dossier thématique  « Former à la compétence éthique : un défi  ou une impasse ? », vol. 19, n° 1, 2017.

4. Voir notamment : Rousseau, V., et Aubé,  C., « When Leaders Stifle Innovation in Work Teams – The Role of Abusive Supervision », Journal of Business Ethics, vol. 151, n° 3, septembre 2018, p. 651-664 ; Aubé, C., Rousseau, V., et Brunelle, E., « Flow Experience in Teams – The Role of Shared Leadership », Journal of Occupational Health Psychology, vol. 23, n° 2, avril 2018, p. 198-206.

5. Courcy, F., Aubé, C., Daigneault, G., et Larouche, L., « Comportements antisociaux au travail : état de la recherche et avenues de prévention », dans Douesnard, J. (dir.), Enjeux humains et psychosociaux du travail, Presses de l’Université du Québec, 2018, p. 107-135.

6. Vidal, J.-P., et Zorzi, A., « Actifs incorporels, risques et “patent box” (actions 8 à 10 et chapitre 4 de l’action 5 du projet BEPS) », Revue de planification fiscale et financière, vol. 38, n° 2, 2018, p. 375-410. 7- Vidal, J.-P., « La fiscalité en action », Les Cahiers des leçons inaugurales, 7 novembre 2017.