Article publié dans l'édition hiver 2019 de Gestion

Des indicateurs économiques positifs, un taux de chômage historiquement bas et un niveau d'emploi record : l'économie québécoise tourne à plein régime. Toutefois, ces bonnes nouvelles sont symptomatiques d'un autre phénomène : un marché du travail très compétitif où les entreprises peinent à dénicher les talents. Inventaire des défis de l'heure. 

La solide croissance affichée par l’économie du Québec a des effets sur l’emploi. À cela, il faut ajouter des facteurs démographiques comme le départ à la retraite de la vaste cohorte de baby-boomers et la diminution de la population active. Résultat : en août 2018, le taux de chômage dans la province s’élevait à seulement 5,6 %1, avec une moyenne mensuelle de 5,5 % depuis le début de l’année et un gain de 53 800 emplois comparativement à la même période en 2017. Ce creux historique, inédit depuis 1976 – année où on a commencé à comptabiliser ces données –, se conjugue à un autre record : un taux d’emploi de plus de 84 % pour la tranche des 25-54 ans. À la clé, un marché du travail très vigoureux, au point où certains experts avancent même un diagnostic de plein emploi. Autrement dit, tous ceux qui souhaitent travailler le peuvent, du moins en théorie.

Dans ce ciel sans nuages se profilent toutefois des défis considérables en matière de main-d’œuvre. Voici ce qui attend les gestionnaires au cours des prochaines années, avec quelques pistes de solution.


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Le casse-tête du recrutement

Parmi les difficultés auxquelles les gestionnaires doivent déjà faire face – et elles vont s’amplifier à moyen terme – figurent en tête de liste l’attraction et la rétention de la main-d’œuvre, indique Alain Gosselin, professeur titulaire au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal. « Le marché de l’emploi va devenir de plus en plus compétitif. Il y a une logique mathématique derrière cette réalité, tout simplement parce que la population active diminue. Mais il y a aussi une question de logique qualitative dans la mesure où les attentes envers les employés des entreprises ne cessent de croître », précise-t-il. Ces exigences élevées alors que le bassin de main-d’œuvre disponible tend à rétrécir font en sorte que le recrutement est devenu un véritable casse-tête.

Sébastien Savard, sourceur de talents au sein de la firme Sourcinc, le confirme : « Il y a quelques années à peine, il suffisait d’afficher un poste pour recevoir des CV et faire le tri des candidatures. Aujourd’hui, les entreprises affichent et n’obtiennent aucune réponse. Or, les enjeux d’affaires sont importants, car les organisations perdent de l’argent si elles manquent de main-d’œuvre. Dans la fameuse “guerre des talents”, le talent a clairement gagné la guerre ! Les gestionnaires doivent donc impérativement revoir leurs méthodes de recrutement », estime-t-il.

Et ils devront aussi élargir leur territoire de chasse. « Une des pistes de solution consiste à explorer d’autres bassins de main-d’œuvre. Des études démontrent que les entreprises ont tendance à toujours aller piger dans les mêmes bassins et à négliger les autres », fait remarquer M. Gosselin, notamment les immigrants et les travailleurs plus âgés.

On doit aussi recruter davantage à l’interne plutôt que seulement à l’externe, autrement dit développer les ressources dont on dispose déjà afin qu’elles puissent constituer la relève. « Lorsqu’on calcule le temps et les ressources nécessaires pour mettre la main sur l’employé qui répond précisément à nos besoins, il peut être plus avantageux d’investir dans la formation d’une personne qui travaille déjà pour nous », fait valoir M. Savard.

Enfin, pour réussir à se tirer d’affaire, les entreprises auraient tout intérêt à adopter une stratégie de visibilité continue en matière de recrutement, par exemple en faisant la tournée des établissements d’enseignement, en embauchant des stagiaires, etc. « il est préférable d’opter pour une logique de recrutement constant plutôt que strictement ponctuel », souligne M. Gosselin.

Un pouvoir de séduction à accroître

Pour attirer les candidatures et pourvoir les postes disponibles, les entreprises devront aussi renforcer leur capacité d’attraction. « Pourquoi de si nombreuses personnes veulent-elles travailler chez Google ? Parce qu’elle a une bonne image de marque, qu’on peut s’y développer professionnellement et qu’elle offre un cadre de travail attrayant », analyse Marc-Antonin Hennebert, professeur agrégé et directeur du département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal. La marque employeur constitue donc un élément déterminant en ce qui a trait à la capacité d’attraction. « Mais si on bâtit une marque forte, il faudra impérativement tenir ses promesses », prévient Alain Gosselin. Donc, pas de paroles en l’air !tendances RH

Pour sa part, Sébastien Savard suggère que les gestionnaires réfléchissent aux principaux éléments qui distinguent leur entreprise de ses concurrentes, notamment la mission, les valeurs et les objectifs d’affaires. « Les candidats font des recherches avant de postuler. Ils veulent savoir ce que l’organisation peut leur apporter en matière de développement professionnel, d’avantages financiers et sociaux, de flexibilité, etc. L’entreprise, quant à elle, doit non seulement déterminer mais aussi communiquer clairement les qualités qui la différencient. Attention : la présence d’une table de billard ou d’une machine à expresso dans les bureaux ne suffit pas pour se démarquer ! » Prévient-il.

Comment faciliter ce processus au sein de l’entreprise ? Michel Cossette, professeur agrégé au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal, recommande de mesurer le caractère attractif de l’organisation à l’aide d’indicateurs. « On va à la rencontre des employés, on leur demande de nous faire part des irritants et des bons côtés, de nous dire ce qui cloche dans le climat de travail et ce qui pourrait être amélioré, par exemple. N’oubliez pas que si c’est positif ou négatif pour les gens à l’interne, ça le sera aussi à l’externe », suggère-t-il.

Stratégie de rétention

top 5 stratégies RHUne fois les talents dénichés, encore faut-il savoir les garder. Michel Cossette rappelle que la notion d’adéquation (ou fit, en anglais) entre, d’une part, une organisation et un employé et, d’autre part, entre celui-ci et son travail a une importance cruciale. « Les gens veulent se sentir compétents. En ce sens, il est essentiel de les aider à développer leurs compétences et de leur accorder une certaine autonomie dans l’accomplissement de leurs tâches », estime-t-il. Même son de cloche du côté du professeur Hennebert, qui ajoute ceci : « il n’y a pas que les conditions salariales qui priment. Pour garder ses travailleurs, il faut aussi leur offrir des mandats stimulants, un cadre épanouissant, tout en leur donnant voix au chapitre afin qu’ils puissent se sentir parties prenantes des décisions prises au sein de l’organisation », dit-il.

Par ailleurs, l’environnement de travail a une grande valeur aux yeux des générations montantes. « Les jeunes se définissent beaucoup par rapport aux gens avec lesquels ils travaillent. Ils veulent “une gang le fun”. Les employeurs peuvent donc susciter de la loyauté à partir des collègues et du groupe », soutient M. Gosselin. Dans ce contexte, entretenir un environnement stimulant, où règnent une bonne ambiance, un esprit d’équipe et de la camaraderie, est une piste de solution à explorer, sans toutefois négliger les conditions de base comme la reconnaissance au travail et la capacité de progresser au sein de l’entreprise.

Autre habileté que les gestionnaires doivent acquérir : apprendre à cibler les employés qu’ils souhaitent absolument conserver et demeurer attentifs aux signes précurseurs. « Lorsqu’une personne démissionne, c’est généralement à la suite d’un choc : mauvaise évaluation, restructuration insatisfaisante, promotion non obtenue, etc. Le gestionnaire doit rester aux aguets, anticiper et avoir des conversations avec ses ressources de talent avant qu’elles ne partent », estime M. Gosselin.

Dans le cas des employés à haut potentiel, l’anticipation est de mise, par exemple en proposant un plan de développement avant même qu’ils n’aient fait le tour du jardin. « On parle de plus en plus de parcours rotationnels, par exemple dans le cas d’un directeur des opérations qui deviendrait directeur des finances en recevant le soutien et la formation nécessaires », illustre Sébastien Savard. L’objectif de cette stratégie ? Favoriser l’émergence de leaders qui pourront œuvrer dans plusieurs secteurs de l’entreprise.

La rétention des travailleurs plus âgés est une autre piste à explorer. « Aux États-Unis, ce mouvement est déjà amorcé avec le phénomène du returnship. Par exemple, on propose un emploi à temps partiel à un employé qui va prendre sa retraite mais qui serait prêt à continuer avec des conditions plus flexibles », explique M. Savard. La contribution d’employés très expérimentés est également précieuse sur une base plus ponctuelle, notamment en période de pointe ou en guise de soutien à la formation de jeunes recrues.

Les gestionnaires ont donc tout intérêt à se rappeler qu’elle est bien finie, l’époque où les employés passaient toute leur vie chez un seul et même employeur ! « On doit voir les choses autrement. Lorsqu’une personne s’en va, il faut se dire qu’elle a fait du bon travail, qu’elle a contribué et apporté à l’organisation. Somme toute, cela a constitué une belle relation d’affaires », affirme M. Savard.


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D’autres enjeux à surveiller

Les défis de l’attraction et de la rétention de la main-d’œuvre sont loin d’être les seules préoccupations actuelles dans le domaine de la gestion des ressources humaines.

« Il y a aussi les facteurs intergénérationnels, entre autres, car les entreprises devront gérer simultanément le vieillissement et le rajeunissement de leurs équipes. Or, les attentes en matière de conditions de travail varient d’une génération à une autre : par exemple, les gens plus âgés pensent à maximiser leurs cotisations de retraite, alors que les employés plus jeunes accordent davantage d’importance à la conciliation travail-famille », fait remarquer Marc-Antonin Hennebert . Et bien qu’il soit difficile de plaire à tout le monde, la mixité générationnelle des milieux de travail peut favoriser l’adhésion et la satisfaction d’un plus grand nombre de travailleurs.12 dossiers chauds RH

La diversité ethnoculturelle des employés retient aussi l’attention de M. Hennebert. À cet égard, il recommande aux gestionnaires d’œuvrer à l’intégration en emploi des immigrants, à la reconnaissance des compétences et à la lutte contre les idées reçues. Autre dossier tout aussi brûlant : protéger la santé mentale des travailleurs. Par exemple, des pratiques favorables à la conciliation travail-famille contribuent à un meilleur équilibre de vie chez les employés. « Il faudra aussi amorcer une réflexion et mettre en œuvre des politiques relatives au droit à la déconnexion numérique », recommande-t-il.

Enfin, les nombreux changements survenus dans l’univers organisationnel ont eu pour effet de créer des inégalités, un phénomène qui tend à s’accentuer. « Avec la montée en force des politiques de gestion des talents, on a vu émerger une classe de travail- leurs à haut potentiel à qui on consacre davantage de ressources. Est-ce équitable envers les autres ? » se demande M. Hennebert. La révolution numérique suscite aussi des craintes, non seulement parce qu’elle éliminera un certain nombre de postes mais aussi parce qu’elle pourrait contribuer à accentuer la polarisation du marché du travail entre emplois qualifiés et emplois précaires. Pas de doute, les gestionnaires ont du pain sur la planche…


À RETENIR

  • Les gestionnaires doivent déployer des stratégies de recrutement continu, et ce, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation.
  • L’entreprise est un milieu de vie où les employés souhaitent se sentir compétents et progresser professionnellement.

Note

1. Institut de la statistique du Québec, analyse réalisée à partir des données de l’Enquête sur la population active pour le Québec de Statistique Canada, septembre 2018.