Article publié dans l'édition hiver 2019 de Gestion

Intelligence artificielle, robotique de pointe, réseaux de communication évolués, chaînes de blocs, usines 4.0 : les innovations technologiques s'accélèrent sans répit et entraînent bien des bouleversements. Les entreprises ont-elles ce qu'il leur faut pour résister à ces perturbations ? Quelles stratégies peut-on déployer pour qu'elles demeurent compétitives ? Constats et pistes de réflexion pour suivre la cadence. 

le plus grand salon du monde

Le CES 2018. le plus grand salon du monde consacré à la technologie de consommation, à Las Vegas.

L’évolution technologique est plus rapide que je ne l’aurais imaginé. » Ce constat, c’est Jacques Lussier, président et chef des placements chez Ipsol Capital, qui le dresse. M. Lussier a fondé sa firme de gestion de portefeuilles en 2013. Au moment même où les robots conseillers font leur entrée sur le marché financier, Ipsol a mis au point une méthode similaire qui mise sur des programmes informatiques complexes pour analyser les titres, gérer les risques et construire ses modèles d’investissement. Se tailler une place dans un nouveau marché est une chose ; y rester représente un tout autre défi. Si les avancées technologiques sont rapides, elles sont difficiles à prévoir et à contrôler. « Il faut s’adapter en continu, affirme M. Lussier. Nous restons à l’affût de tout ce qui se fait en matière de recherche. On fait aussi du développement à l’interne. C’est une véritable course contre la montre. »


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Cette course, on la vit aussi au quotidien chez Stingray, un fournisseur mondial de services numériques musicaux et vidéo. « Puisque nous sommes dans un marché en transformation, nous devons constamment trouver de nouvelles façons de livrer le contenu », explique Mario Dubois, vice-président principal et chef de la direction. Pour y arriver, cette entreprise montréalaise investit une bonne part de ses revenus dans la recherche et le développement. Son service de R-D emploie 130 personnes sur un total de 400 employés dans le monde. Même si elles œuvrent dans des secteurs très différents, Ipsol Capital et Stingray ont les mêmes préoccupations : aucun domaine (ou presque) n’échappe à l’accélération de l’innovation technologique. D’où l’importance de se préparer aux changements profonds, voire aux ruptures que cette innovation entraîne, en modifiant les façons de travailler, les habitudes de consommation ou les règles du jeu d’un marché. « Plus que jamais, les dirigeants doivent raffiner leur compréhension de leur environnement d’affaires, affirme Camille Grange, professeure adjointe au département de technologies de l’information de HEC Montréal. Lorsqu’une perturbation survient dans un marché, les autres joueurs doivent déployer des stratégies adéquates pour affronter cette nouvelle concurrence. » Il faut savoir réagir et, surtout, le faire à temps. Le risque est grand de sous-estimer les répercussions d’une nouvelle technologie et de se laisser distancer, voire de disparaître. Kodak et Blockbuster vidéo– deux exemples parmi tant d’autres – l’ont chèrement payé.

Menaces ou occasions d’affaires ?

Les avancées technologiques sont aussi porteuses de nouvelles occasions d’affaires qu’il faut savoir repérer. La firme québécoise Yourbarfactory l’a fait, ce qui s’est avéré payant. En effet, cette entreprise spécialisée dans la création et la fabrication de barres nutritives pour des marques privées s’est engagée, il y a quelques années, dans un processus d’automatisation de sa production. Ce virage lui a permis d’accroître sa productivité et ses parts de marché. « Tout ça a commencé par de petits projets dont les objectifs allaient de l’amélioration de la gestion de l’inventaire, par exemple, à l’automatisation de nos chaînes d’emballage, explique Cédrick Boivin, directeur technique. Nous avons ainsi acquis de la flexibilité, un avantage qui nous a permis de nous démarquer. Dans un délai très court, on peut donc modifier nos processus de production et lancer un nouveau produit à la demande d’un client. Cette approche “directement sur le marché” nous a fait gagner de nouveaux clients. »

Résultat : la nouvelle usine de Yourbarfactory doit ouvrir ses portes au début de 2019. Elle fera plus de 8 000 m2, ce qui triplera la superficie totale de ses installations. D’ici cinq ans, l’entreprise prévoit aussi tripler sa capacité de production annuelle, qui s’élève actuellement à 50 millions de barres nutritives. Avec ce déménagement, Yourbarfactory en profite pour rehausser le degré de numérisation et d’automatisation de son équipement.

Cependant, suivre la cadence du développement technologique provoque parfois des maux de tête, concède Cédrick Boivin. Il importe donc de faire des choix judicieux pour obtenir le meilleur retour sur investissement. « On privilégie les technologies ouvertes, ce qui nous permet d’ajouter des fonctionnalités selon nos besoins. » M. Boivin anticipe déjà la prochaine évolution de l’équipement en place : « Au cours des prochaines années, on prévoit utiliser de plus en plus l’intelligence artificielle pour que les machines puissent transmettre plus d’information aux opérateurs et ainsi optimiser la production », explique-t-il.

L’incontournable veille technologique

Pour rester à l’affût des changements, Cédrick Boivin assiste régulièrement à des foires commerciales dans le domaine de la production industrielle. Ces déplacements ne sont pas toujours faciles à caser dans un agenda chargé. Au besoin, il y délègue un membre de son équipe, signe de l’importance qu’il accorde dorénavant à la veille technologique.

Dans le contexte actuel, cette mesure est plus incontournable que jamais. « La veille doit être intégrée dans les pratiques de l’entreprise, soutient Camille grange. Il n’est plus question de la faire seulement quand on a le temps. Le dirigeant doit en faire le cœur de ses préoccupations et y consacrer les ressources nécessaires. Il ne faut pas non plus se concentrer uniquement sur ce qui se passe dans son secteur d’activité : une innovation qui s’introduit dans un autre secteur peut avoir le potentiel d’affecter son propre marché. »

« Une panoplie d’outils de veille sont à la disposition des entreprises. Encore faut-il les connaître et les utiliser en fonction d’une méthode clairement établie », explique Élisabeth Lavigueur, présidente d’Infocyble, une firme-conseil en gestion de l’information stratégique. En plus des moteurs de recherche grand public comme Google, il existe des bases de données ouvertes qui donnent accès à de l’information factuelle très utile dans de nombreux secteurs d’activité. Ce sont des sources trop souvent inexploitées, par exemple des répertoires de brevets, des données statistiques, etc. D’autres outils, payants ceux-là, permettent d’approfondir les recherches. « Un des moyens les plus efficaces reste le contact avec des experts dans son domaine. Obtenir un rendez-vous avec eux exige parfois de la persévérance, mais ils sont une source inestimable d’information sur les tendances du marché », soutient Mme Lavigueur.

 « Ce qui nous fait le plus avancer, ce sont les commentaires de nos clients. Ça nous aide à saisir l’évolution de leurs besoins et à entrevoir les changements à venir dans l’industrie », constate pour sa part Marc-André Lefebvre, président de RMT Équipement. Son entreprise se spécialise dans les systèmes de pesage et de caméras de recul pour la machine- rie lourde, un domaine de pointe à très fort coefficient technologique. « Tous les commentaires sont pris en compte. Cette pratique est bien ancrée chez nous et tous les employés y participent, ajoute-t-il. Une fois intégrée à une base de données, l’information est analysée de façon à ce que rien ne nous échappe, qu’il s’agisse d’un commentaire sur une fonctionnalité d’un de nos produits, d’un bogue à résoudre ou d’une suggestion qui pourrait nous mener à un développement. »


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Toutes les entreprises ne réussissent pas aussi bien à ce chapitre. « L’information collectée doit être triée et analysée. Le défi, c’est ensuite de la faire circuler dans l’entreprise, soutient Élisabeth Lavigueur. La veille, c’est aussi un processus d’équipe. Un bon chercheur n’est pas forcément un bon analyste ou un bon communicateur. Ce sont des expertises qui se complètent et qu’il importe de développer ou de s’adjoindre pour que la veille techno donne les résultats escomptés. »

Les entreprises ont aussi besoin des « capteurs d’avancées technologiques » que sont les milléniaux, soutient Laurent Simon, professeur titulaire au département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal. « Ce sont les early adopters [c’est-à-dire les adopteurs précoces] des technologies : ils deviennent des atouts pour l’entreprise en tant qu’acteurs de cette veille », dit M. Simon. Ces personnes sont souvent capables de déceler avant les autres le potentiel des nouvelles technologies.

Faire une place à cette génération et lui donner la parole permet bien souvent de dédramatiser les choses au sein d’une organisation en ce qui a trait aux changements à venir.

Innovation à tout prix

1- Un robot d'assistance Pepper doté d'une tablette d'information dans une gare au Japon. 2- Les éoliennes font partie des technologies d'exploitation des sources d'énergie renouvelables à surveiller. 3- L'impression 3D est un processus de fabrication par ajout de matière sur plusieurs couches superposées.

L’innovation à tout prix

ruptureSusciter et maintenir une culture de l’innovation est devenu primordial si on veut résister aux perturbations et en tirer profit. Issue du sommet de l’entreprise, cette vision doit être intégrée dans le discours et dans les actions à tous les échelons. Chez Stingray, où elle est inscrite dans l’ADN organisationnel depuis le début, les projets de développement se gèrent en continu. « On fait de la recherche dans plusieurs directions à la fois de façon à être toujours prêts à agir », explique Mario Dubois. Cela implique aussi d’abandonner un projet à l’occasion : « on a parfois besoin de prendre du recul par rapport à une innovation, explique-t-il. Les changements anticipés n’arrivent pas toujours aussi vite qu’on l’aurait cru. Bien sûr, nous ne voulons pas être en retard, mais il ne faut pas non plus être trop en avance sur le marché. »

L’enjeu se complique toutefois pour les PME, qui n’ont pas les ressources financières et humaines dont disposent les grandes entreprises. RMT Équipement a quand même décidé de prendre le virage de l’innovation il y a quatre ans en investissant dans la conception de nouveaux produits. « Comme dirigeant, j’ai décidé que nous serions en avant de la parade en créant une division manufacturière pour mettre au point nos propres solutions », affirme Marc-André Lefebvre. Jusque-là, RMT produisait des marques maison et agissait comme revendeur de produits européens. Aujourd’hui, cinq personnes travaillent au service de r-d, sur un total de 20 employés. Cette PME a ainsi mis en marché le TrackWeight Mobile, un modem cellulaire intelligent qui per- met d’enregistrer automatiquement les données de n’importe quel chargement, un appareil qu’elle s’apprête à lancer sur les marchés d’exportation.

Donner l’envie d’innover à ses troupes n’est pas suffisant : il importe également de mettre en œuvre un processus à toute épreuve pour que les idées se concrétisent. Ipsol Capital a ainsi adopté une approche dynamique pour gérer ses pro- jets de développement informatique. Chaque projet est séquencé en plusieurs étapes dotées d’échéanciers courts, autant de sprints qui, espère-t-on, ouvriront le chemin du succès. « Cela nous permet d’apporter des ajustements en cours de route. Autrement, la complexité de ces projets risquerait de nous faire rater notre objectif de départ », explique M. Lussier. Un suivi serré est un autre élément capital : « tous les matins, nous avons une réunion de 15 minutes pour faire le point sur ce qui a été fait la veille et sur ce qui devrait être fait aujourd’hui. En plus, deux ou trois fois par semaine, j’envoie un courriel de suivi pour expliquer où on en est rendus dans la mise au point d’un nouveau produit. »

À un certain point du développement technologique, la question des talents se pose : l’entreprise a-t-elle les bonnes personnes aux bons postes et au bon moment ? « C’est une chose que de créer des outils, c’en est une autre de concevoir des interfaces qui communiquent bien l’information à l’utilisateur, soutient Jacques Lussier.

Au fil de l’avancée des projets, il faut se demander si on dispose des expertises adéquates. Si ce n’est pas le cas, doit-on les développer à l’interne ou aller les chercher à l’externe ? Ça devient un choix stratégique. »

Chose certaine, les gestionnaires les plus conscients des bouleversements que peuvent entraîner les technologies de pointe seront les mieux préparés à affronter les transformations dans leur secteur d’activité. Ce sera la seule façon pour eux de conserver, voire d’améliorer la position de leur entreprise sur le marché. Êtes-vous prêts ?


À RETENIR

• Comprendre et anticiper l’évolution de son environnement d’affaires : la mise en œuvre d’une méthode rigoureuse de veille technologique doit faire partie des activités stratégiques de l’entreprise.
• Déployer des projets d’innovation technologique : on doit adopter l’approche des petits pas, c’est-à-dire un projet à la fois, et suivre de très près leur progression.