Article publié dans l'édition automne 2018 de Gestion

Après le blitz de formation effectué dans tout le Québec en 2016, des salles de pilotage ont vu le jour dans la majorité des 34 établissements de santé et de services sociaux de la province. Toyota, première organisation à avoir adopté ce mode de gestion, offre ainsi de précieux enseignements pour relever les défis que pose l’implantation de ces salles.

En plus des salles de pilotage stratégiques1 déployées depuis deux ans dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec, les établissements ont aussi progressé dans l’implantation de salles tactiques. Également, dans plusieurs établissements, des stations visuelles opérationnelles ont été mises en place.

Les directions et les services choisis comme cellules modèles ont permis aux organisations d’en assimiler les techniques de gestion – faire cascader et escalader l’information – avant d’étendre le concept à d’autres unités administratives2. Lorsqu’on pénètre dans ces salles de pilotage, ce sont les fiches A3 épinglées sur les murs qui attirent d’abord l’attention, mais ce n’est sans doute pas là l’aspect le plus important. En effet, quand on demande aux principaux acteurs quels sont les gains qui découlent de cette innovation, ils parlent souvent de cohérence, d’alignement organisationnel, d’engagement, d’amélioration de la performance organisationnelle et des soins aux patients ainsi que de culture d’amélioration continue.

Afin d’alimenter la réflexion et de favoriser la maîtrise des salles de pilotage et du système intégré de gestion de la performance, l’expérience de la multinationale Toyota est précieuse.

La grande pièce

La salle de pilotage est nommée obeya au Japon, ce qui signifie « grande pièce » ou, plus précisément, « grande pièce sans murs ». Elle a pour fonction de faciliter la fluidité des échanges de tout un chacun. C’est une pièce où on vit littéralement la performance. L’idée derrière l’obeya est simple : on doit consacrer un espace et une période de temps déterminée à la coordination, à la collaboration, à la communication et à la résolution de problèmes, et ce, afin de réduire les barrières organisationnelles.

Pour comprendre le fonctionnement de l’approche obeya de Toyota, il est essentiel de saisir la philosophie de gestion de cette entreprise, qui repose sur la gestion des anomalies, c’est-à-dire une gestion par exceptions plutôt que par objectifs. En ce sens, Toyota envisage deux types d’écarts (problèmes) : d’une part, les écarts par rapport au standard qui ont été causés par des incidents ; d’autre part, les écarts créés volontairement lorsqu’on fixe un défi ou lorsqu’on privilégie une condition cible différente du standard en vigueur. Quand des écarts apparaissent, Toyota les utilise afin de développer les capacités de l’organisation et du personnel.

Une salle avec vue

Dans une obeya, environ 65 % de la communication se fait de façon visuelle. Par conséquent, recevoir l’information de cette manière permet aux gestionnaires et aux dirigeants de Toyota de saisir rapidement les enjeux.

Au centre de l’obeya et de la gestion par exceptions se trouve d’ailleurs le concept de mieruka, un mot japonais qui signifie non seulement « rendre visible » mais aussi visualiser ». L’approche de Toyota en matière de gestion consiste à promouvoir la visualisation, ce qui rend l’information claire et facile à comprendre. On doit donc visualiser la condition actuelle par rapport à la situation idéale, de même que les écarts causés par un incident ou par le choix d’une condition cible, par exemple.

« Avec l’obeya, on en arrive au principe de la gestion en un coup d’œil : puisqu’on a une vue d’ensemble, on est en mesure de constater en cinq minutes là où se trouvent les écarts, là où il faut apporter des correctifs, quel soutien on doit donner et où, ainsi que la progression des résultats des mesures prises3 », explique Ernie Richardson, un ancien cadre de Toyota pour le marché nord-américain.

Les 3 types d'obeya chez Toyota

  • Obeya globale : utilisée à l'origine pour coordonner la conception et le lancement de nouveaux produits sur le marché international.
  • Obeya processus d'affaires : utilisée en planification stratégique, en gestion financière et en conception de produits selon l’approche lean ainsi que dans les domaines du design, de la distribution, de la gestion des transports, du service à la clientèle et des opérations quotidiennes de gestion.
  • Obeya ciblée : utilisée essentiellement pour la gestion de projets ou la résolution de problèmes particuliers.

L’aménagement de l’obeya dépend avant tout de sa mission. Cependant, le cycle « planifier, réaliser, vérifier et agir » (connu en anglais sous l’appellation plan-do-check-act, ou PDCA) ainsi que les liens entre les partiesprenantes constituent la pierre angulaire sur laquelle repose la façon dont l’information est affichée dans la salle de pilotage.


Les relations humaines, bien au-delà des chiffres

L’obeya est résolument axée sur une approche humaine. « Ainsi, toute la raison d’être de l’obeya à l’usine Toyota au Kentucky consiste à mettre les gens en contact », souligne M. Richardson.

À cet égard, Toyota a compris que tout le monde doit sortir gagnant du processus, sinon personne ne le sera. En vertu de cette philosophie, aucune relation avec une partie prenante ne doit être sacrifiée au profit d’une autre. Le but? Atteindre la perfection dans la totalité des relations et bâtir une culture de collaboration et de confiance mutuelle.

Grâce à un processus appelé catch-ball, l’équipe de direction fixe des cibles ambitieuses qui représentent autant de défis. Mais elle permet aussi au personnel de première ligne, qui est en contact direct avec la clientèle et qui connaît les obstacles susceptibles de l’empêcher de servir à la fois les clients et l’organisation, de proposer des solutions en appui aux objectifs déterminés par la direction.

En combinant la voix de l’organisation ainsi que celle du client et du personnel de première ligne, la mise en œuvre de cette stratégie devient donc une approche plus vaste, voire englobante. D’ailleurs, selon Scott Redelman, directeur stratégique du système de production Toyota en Indiana, aux États-Unis, « on sait qu’on a adopté la bonne approche dans la planification stratégique lorsqu’on ne peut pas vraiment dire qui a défini les objectifs des différents services ».

L’obeya est aussi une plateforme culturelle qui permet de raconter l’histoire de l’entreprise, de parler un langage commun, de partager les valeurs et les façons de faire de Toyota, et ce, grâce à l’amélioration continue, au respect envers les gens et à l’association de fonctions et de disciplines très variées.

L’esprit de l’obeya repose donc sur la collaboration et sur l’esprit de communauté. « Nous avons compris qu’il fallait absolument que nos comportements pilotent nos indicateurs de performance clés. Dès que nous avons commencé à nous concentrer sur la façon dont nous nous traitions les uns les autres, dont nous traitions nos clients internes et externes, notre culture et l’état général de nos affaires se sont rapidement améliorés. Rien de ce que nous avons accompli à l’usine Toyota en Indiana au cours des 25 dernières années n’a eu autant de portée que le fait de réfléchir à nos valeurs et de les mettre en œuvre avec nos équipes », souligne M. Redelman.

Si on revient au réseau de la santé et des services sociaux du Québec, l’expérience de Toyota nous montre que les salles de pilotage sont non seulement des outils de contrôle diagnostique4 mais également des espaces collaboratifs. On y travaille en fonction des valeurs organisationnelles à l’atteinte des objectifs stratégiques : le vrai nord !


Notes

1- Lagacé, D., et Landry, S., « Salles de pilotage : un nouveau mode de gestion de la performance », gestion, vol. 41, n° 3, automne 2016, p. 90-93.

2- Taher, D., Landry, S., et Toussaint, J.,« Breadth vs. Depth – How to Start Deploying the Daily Management System for your Lean Transformation », Journal of hospital administration, vol. 5, n° 6, décembre 2016, p. 90-107.

3- Les citations sont tirées d’entrevues réalisées par Sam MacPherson.

4- Simons, R., « Levers of Control – how managers use innovative Control Systems to Drive Strategic Renewal », brighton (MA), Harvard business School Press, 1995, 217 p.