Article publié dans l'édition Automne 2018 de Gestion

La restructuration du secteur de la santé dans la majorité des pays occidentaux fait partie des calculs des gouvernements pour optimiser l’efficience. Il y a toutefois un oubli : les effets de ces vastes réformes sur le personnel soignant. Le corps médical serait-il malade de la mauvaise gestion institutionnelle ? Enquête et recommandations.

La complexité croissante des traitements et la réingénierie massive des processus de travail ont imposé une surcharge de travail à tout le personnel, en particulier aux professionnels soignants. Frappé de plein fouet par l’intensification du travail, le corps médical est malade de sa gestion.

La restructuration des services associée au contrôle accru des effectifs a notamment fait augmenter l’absentéisme et l’insatisfaction parmi les travailleurs de la santé, au point où plusieurs d’entre eux ont quitté ou envisagent de quitter la profession.

Ainsi, une étude du Conseil international des infirmières publiée en 2003 dans la revue International Journal of Sociology and Social Policy a montré que les taux d’absentéisme et de blessures sont plus élevés chez les travailleurs de la santé que parmi tous les autres groupes de travailleurs.

En effet, chaque semaine, plus de 13 000 infirmières canadiennes (7,4 % de toutes les infirmières au pays) s’absentent du travail pour cause de blessure, de maladie, d’épuisement professionnel ou d’invalidité. Plus de 16 millions d’heures de soins infirmiers sont ainsi perdues chaque année au Canada à cause de blessures ou de maladies.

Or, à ce jour, les gestionnaires de la santé et des services sociaux n’ont pas été en mesure d’évaluer pleinement la souffrance au travail du personnel soignant1.

Les sources de la souffrance au travail

Comment expliquer en profondeur ces maux des professionnels de la santé ? Selon la recherche que nous avons réalisée2 dans un centre de soins et de services sociaux de l’ouest de Montréal en 2011, les conflits de rôles, la surcharge de travail et l’ambiguïté des tâches sont sources d’épuisement professionnel.

Lorsque les professionnels ne connaissent pas bien leur rôle, lorsque les frontières entre les professions sont mal définies et lorsque les indicateurs de performance liés aux tâches sont flous, il en résulte de l’inconfort, du stress et un sentiment de surcharge de travail.

À l’inverse, les pratiques de gestion« à haute implication », par exemple le partage du pouvoir, la communication bidirectionnelle, la reconnaissance et le développement des compétences, peuvent contribuer à réduire l’effet des stresseurs sur le personnel soignant.

Des médecins épuisésLes chiffres du malaise de l'épuisement des professionnels de la santé au Québec

Les médecins sont en première ligne en ce qui a trait à cet épuisement professionnel. Aux États-Unis, les données disponibles indiquent que 52 % des médecins montrent des signes manifestes d’épuisement professionnel. Ce taux serait de 36 % supérieur à celui de la population en général et aurait augmenté de 40 % de 2011 à 20143.

Cette situation pourrait aussi expliquer en partie certains problèmes de comportement au travail, notamment la colère, l’irritabilité et les difficultés relationnelles, voire les conflits déclarés.

En 2017, j’ai sondé 289 médecins spécialistes du Québec touchés par le projet de réorganisation des laboratoires de biologie médicale Optilab. Les résultats préliminaires suggèrent un taux d’épuisement professionnel de près de 57 %. Parmi les médecins interrogés, près de 80 % ont dit ne pas avoir reçu suffisamment d’information sur la centralisation des services de laboratoire et moins de 7 % ont été consultés. Conséquence : une faible adhésion au projet Optilab.


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Quand les infirmières quittent la profession

Autres victimes de ce style de gestion du personnel : les infirmières et les infirmiers. Les conditions de travail stressantes, le déficit chronique d’effectifs et le manque de reconnaissance au travail font fuir.

Nos plus récentes études4 révèlent que le personnel infirmier développerait des problèmes d’anxiété accompagnés de symptômes physiques lorsque son engagement envers le métier diminue.

Les nombreux départs de la profession après une moyenne de quatre ans d’exercice résulteraient du choc de la réalité entre, d’un côté, les attentes non remplies en ce qui a trait au style de la gestion des établissements et, de l’autre, l’image de soi professionnelle. Ce dur constat s’impose souvent après seulement six mois d’exercice du métier.

Autres motifs de départ : le détachement émotif à l’endroit des patients (un mécanisme de protection adopté au cours du processus d’épuisement professionnel) et la fatigue chronique.

Mieux expliquer, mieux intégrer

Les recherches font ressortir l’importance de l’harmonisation entre les demandes (charge de travail, conciliation travail- famille, ambiguïté des tâches et conflit de rôles) et les ressources (soutien social, reconnaissance, autonomie, confiance).

Elles suggèrent aussi que l’adoption de pratiques de gestion à haute implication permet de réduire le poids des demandes et d’apaiser les souffrances du personnel soignant.

Compte tenu du nombre élevé de réformes et de transformations du réseau au cours des dernières décennies, les professionnels de la santé se demandent toujours quand leur qualité de vie au travail va enfin s’améliorer.


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Pour une gestion participative

La refonte institutionnelle du système de santé québécois exige un nouveau style de gestion plus ouvert à la variété et à la complémentarité des expertises. Le sentiment d’être écouté et d’avoir une place légitime au sein d’une équipe de soins, sans préjugés et sans jugement, permet à tout un chacun de mieux comprendre la réalité de l’autre au lieu de compter uniquement sur soi.

Une meilleure collaboration et le partage de l’information entre les professionnels de la santé créent un sentiment de solidarité, entraînent une meilleure prise en charge globale des patients et, de ce fait, améliorent la qualité des soins.

Article écrit en collaboration avec Myriam Jézéquel, rédactrice.


Notes

1- Chênevert, D., Jourdain, G., Cole, N., et Banville, B., « The Role of Organisational Justice, Burnout and Commitment in the Understanding of Absenteeism in the Canadian Healthcare Sector », Journal of health organization and management, vol. 27, n° 3, 2013, p. 350-367.

2- Kilroy, S., Flood, P., Bosak, J., et Chênevert, D., « Perceptions of High Involvement Work Practices and Burnout – The Mediating Role of Job Demands », human resource management Journal, vol. 26, n° 4, novembre 2016, p. 408-424.

3- Schrijver, I., « Pathology in the Medical Profession? Taking the Pulse of Physician Wellness and Burnout », archives of Pathology & laboratory medicine, College of American Pathologists, vol. 140, n° 9, septembre 2016, p. 976-982.

4- Guerrero, S., Chênevert, D., et Kilroy, S., « New Graduate Nurses’ Professional Commitment – Antecedents and Outcomes », Journal of nursing Scholarship, vol. 49, n° 5, septembre 2017, p. 572–579; Chênevert, D., Jourdain, G., et Vandenberghe, C., « The Role of High-Involvement Work Practices and Professional Self-Image in Nursing Recruits’ Turnover – A Three-Year Prospective Study », international Journal of nursing Studies, vol. 53, janvier 2016, p. 73-84; Jourdain, G., et Chênevert, D., « Job Demands- Resources, Burnout and Intention to Leave the Nursing Profession – A Questionnaire Survey », international Journal of nursing Studies, vol. 47, n° 6, juin 2010, p. 709-722.