Article publié dans l'édition Automne 2018 de Gestion

Les gestionnaires des établissements de santé québécois ont un travail difficile. Et avec les projets de transformation qui s’accumulent, leur tâche prend sans cesse de l’ampleur. C’est donc un défi titanesque dans un domaine par essence complexe.

Depuis quelques années, les organisations publiques au Québec doivent faire face à des vagues de changements de plus en plus rapprochées et de très grande envergure. Le système de santé est tout particulièrement touché.

Adoptée en février 2015, la loi 10 a, entre autres éléments de réforme, aboli les agences régionales et créé les centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) ainsi que les centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS). C’est à ces derniers qu’on a confié la majorité des services de santé et des services sociaux dans un « réseau territorial de services », ce qui a entraîné la fusion de plusieurs installations d’une même région sous la direction d’un seul établissement, faisant passer ceux-ci de 182 à 34 à l’échelle du Québec.

Pour les gestionnaires de ces nouvelles entités, cela a entraîné un premier défi : la gestion multisite et à distance sur un territoire beaucoup plus vaste qu’auparavant. « Gérer à distance représente un vrai changement de paradigme et celui-ci exige des gestionnaires qu’ils se redéfinissent », avance Éric Brunelle, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal.

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Auparavant, en effet, la gestion de personnel passait en grande partie par de l’informel : on allait chercher beaucoup d’information simplement en croisant les employés dans les corridors, près de la machine à café, etc. Quand tout cela disparaît, la gestion devient plus formelle et plus structurée. Les gestionnaires se retrouvent à faire beaucoup plus de supervision et de contrôle que de gestion informelle. « Savoir comment exercer du leadership auprès d’employés alors qu’ils ne vous voient pas devient un véritable enjeu », précise le professeur.

On oublie trop souvent, selon M. Brunelle, que la vision commune d’une organisation joue un rôle essentiel pour préserver l’engagement des membres du personnel. La distance complique la création d’un imaginaire commun. L’ancienne structure organisationnelle existe encore dans l’esprit de chacun, mais les visions risquent de diverger, puisque le personnel partage moins de symboles significatifs au quotidien.

Comment préserver des liens et du sens collectif dans ce contexte ? Éric Brunelle cite l’exemple du CSSS de la Baie-des-Chaleurs (maintenant intégré au CISSS de la Gaspésie), qui devait depuis longtemps couvrir un vaste territoire. On y a élaboré un outil de gestion des connaissances afin de les partager de manière informelle avec tous les membres du personnel. Les employés peuvent donc utiliser des caméras web pour réaliser de courtes vidéos dans lesquelles ils présentent leurs expériences, leurs innovations ou leur manière d’utiliser de nouveaux appareils, par exemple.

« Ç’a marché très fort, car c’est valorisant pour l’auteur de la vidéo, tandis que les autres se sentent en relation avec lui, explique Éric Brunelle. Les gestionnaires ont poussé l’idée plus loin en créant des communautés de professionnels selon les domaines de pratique, ce qui a permis de renforcer l’imaginaire commun avec un outil de gestion des connaissances. Cela démontre que la distance physique n’est pas si déterminante. La distance psychologique – c’est-à-dire à quel point on se sent près ou loin de ses collègues – compte davantage. »

L’indispensable priorisation

La distance ne représente qu’un défi parmi d’autres pour les gestionnaires du secteur de la santé. Ils doivent aussi gérer des changements en matière d’approches auprès des patients. Par exemple, les réseaux locaux et territoriaux de services se sont fait confier des responsabilités considérables, y compris l’approche populationnelle, qui a pour but de modifier la planification, l’organisation et l’offre des services en réseau. Dorénavant, les prestataires de services doivent non seulement réagir (c’est-à-dire intervenir en cas de problème de santé) mais aussi s’investir concrètement afin de favoriser la santé et le bien-être de la population de leur territoire en fonction des besoins spécifiques de celle-ci.

Tout cela s’intègre à une évolution générale vers une approche dite « centrée patient ». Les soins doivent être organisés pour établir un « parcours patient » selon une dynamique de prévention, d’intervention et de réinsertion. Or, aucun établissement n’est responsable de tous les morceaux du puzzle. La collaboration s’avère donc primordiale, ce qui constitue une petite révolution dans un domaine autrefois très axé sur la fourniture de services par établissement et par spécialité (chirurgie, cardiologie, oncologie, etc.).

« Cela signifie que le gestionnaire doit à la fois se préoccuper de l’expertise de son service ou de son établissement et comprendre la trajectoire globale du patient afin de bien préparer ses équipes à collaborer avec des employés d’autres unités ayant d’autres expertises », explique Réal Jacob, professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et d’innovation de HEC Montréal. « De plus, plusieurs équipes gèrent conjointement ces trajectoires de soins. Il faut donc apprendre à travailler de manière transversale. »

Idéalement, les gestionnaires devraient se rapprocher de leurs employés pour favoriser leur mobilisation dans un contexte où la pression demeure forte et où les ambitieuses transformations organisationnelles se multiplient. Or, les exigences en matière de gestion leur laissent de moins en moins de temps pour y arriver. « Trop de gestionnaires s’épuisent à tenter de mettre en œuvre tous les changements réclamés par leurs supérieurs, déplore Réal Jacob. Or, le travail des gestionnaires consiste à établir des priorités », à défaut de quoi ils risquent vite d’éprouver un sentiment aigu de trop-plein.

Holà à la saturation

« Ce sentiment d’en avoir trop sur les bras et de ne plus être capable d’en prendre est ce qu’on appelle la saturation, explique Kevin Johnson, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal. Ce n’est pas encore de l’épuisement professionnel, mais ça peut y mener. » M. Johnson ajoute que la saturation ne provient pas tant du fardeau réel que de l’impression d’être débordé. Il s’agit avant tout d’un enjeu de perception et de sens donné aux transformations.

« Dans le même contexte et devant les mêmes changements, certains ressentent de la saturation et d’autres non, pourquoi ? » demande Céline Bareil, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal. « Quels canaux de gestion pouvons-nous mobiliser pour réduire cette perception de trop-plein ? Il semble que la vitesse de réalisation et l’ampleur des répercussions des changements comptent davantage que leur nombre. »

Selon Kevin Johnson, on peut atténuer le sentiment de saturation non seulement en réduisant la fréquence ou l’ampleur des changements mais aussi en leur donnant du sens et en les clarifiant. On évite ainsi que la saturation se transforme en épuisement professionnel, un problème beaucoup plus lourd et plus long à régler.

Sa collègue Céline Bareil insiste sur la question du sens : « C’est plus facile de faire face aux transformations lorsqu’elles sont claires, lorsqu’elles s’intègrent à une vision unifiée dans laquelle chaque changement a son utilité, sa pertinence, son rythme, et lorsque les bénéfices pour les usagers, leurs familles et les employés sont bien compris par tout le personnel. »

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Kevin Johnson croit pour sa part qu’il y aurait un effort à faire du côté de la professionnalisation des gestionnaires dans le système de santé. Comme dans bien des secteurs, on recrute les gestionnaires en santé parmi les professionnels les plus efficaces sur le terrain. Leur expertise est d’abord et avant tout d’ordre clinique. Mais ils n’ont pas le temps d’apprendre la gestion sur le tas. Si, auparavant, on pouvait s’attendre à ce qu’un changement d’envergure survienne tous les deux, trois ou quatre ans, ces gestionnaires doivent dorénavant gérer plusieurs transformations organisationnelles déjà en cours au moment même où ils entrent en fonctions.

« Ils n’ont pas eu le temps d’apprendre à gérer de la performance qu’ils doivent déjà gérer du changement. Or, c’est beaucoup plus complexe », déplore Kevin Johnson. Pour aider les gestionnaires, il faudrait notamment intégrer plus efficacement leur formation en gestion au sein d’un programme doté d’objectifs d’apprentissage bien définis. Le mentorat devrait lui aussi jouer un plus grand rôle.

Du temps pour soi

En plus d’être un moteur de changement, un gestionnaire doit démontrer du leadership et mobiliser ses troupes. Pour y arriver, avant même de se concentrer sur son équipe, il doit trouver son équilibre personnel en contexte de gestion. « C’est un aspect qu’on oublie souvent », avance Réal Jacob.

Les gestionnaires bénéficient-ils du soutien organisationnel pour les aider à y arriver ? Ont-ils suffisamment de temps pour discuter entre eux, formellement ou non, de la manière dont ils vivent leur rôle dans un contexte de transformations ?

Enfin, sur le plan personnel, les gestionnaires s’efforcent-ils de conserver une bonne hygiène physique et émotionnelle ou se laissent-ils engloutir par le travail ? « Prennent-ils le temps de réfléchir à leur gestion d’eux-mêmes ? demande Réal Jacob. Quand on fait cet exercice, on se retrouve en meilleure position pour réaliser son travail de gestionnaire, même en période de grandes transformations organisationnelles, et, surtout, on peut le faire dans la durée. »