Un modèle de gestion peut-il alléger la souffrance humaine ? C’est en tout cas l’objectif de la démarche participative. En répondant aux besoins et aux difficultés des soignants, ce mode de gestion d’équipe leur permet de mieux s’occuper des patients. Voici les principes derrière cette méthode qui fonctionne.

Par un mardi matin comme tant d’autres, au Centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Tours, en France, un homme de 53 ans est sur le point de mourir. Atteint d’un lymphome grave, un cancer du sang, il est à bout de traitements. Son hématologue, Emmanuel Gyan, peine toutefois à lui faire comprendre qu’il n’arrivera pas à le guérir. Il demande donc au chef de service, Philippe Colombat, de l’aider. Celui-ci entre alors dans la chambre et annonce tout de go au patient : « Nous avons perdu la partie. » Cet homme n’a plus que quelques heures, au mieux quelques jours, à vivre.

Mais il se met à rire : « Ah bon, c’était donc ça ! » lance-t-il. Il vient de saisir toute la gravité de sa situation. Et il veut se marier. Les 25 membres des équipes soignantes de jour et de nuit se consultent d’urgence et formulent un projet : si la cérémonie doit avoir lieu dans la chambre, se disent-ils, faisons en sorte que ce soit un moment fort et agréable pour tout le monde.

Une gestionnaire propose d’être témoin. Les aides-soignantes achètent un bouquet pour la mariée. La psychologue promet d’être présente au mariage pour épauler le fils unique du patient, âgé de six ans. L’assistante sociale se charge de trouver le célébrant qui se présentera dans les délais. Le personnel de l’équipe de nuit tiendra la main du patient à tour de rôle pour le soutenir. Le jeudi matin, 48 heures après l’annonce de son décès imminent, l’homme se marie. Peu après, vers 20 h, il meurt.

Cette histoire, qui s’est déroulée il y a quelques années, illustre bien le pouvoir de la démarche participative. Elle montre comment les soignants, lorsqu’ils ont une liberté d’initiative suffisante, peuvent suggérer des projets qui ont du sens à la fois pour eux et pour les patients, estime Emmanuel Gyan. « Grâce à un effort collectif, nous avons transformé une annonce fracassante de mort imminente en un véritable jaillissement de vie. »

Une fin de vie pourrait-elle se passer ainsi dans un hôpital où le style de gestion est plus traditionnel et plus directif, où les décisions et les initiatives sont moins du ressort de l’équipe que du seul médecin traitant ?

« Je me garderai de donner des leçons, dit Emmanuel Gyan, mais faire seul un projet comme ça, c’est compliqué. J‘ai bien l’impression que ce serait plus difficile à réaliser si le médecin devait tout faire. »

Un modèle, cinq principes

La démarche participative, qu’on utilise surtout aujourd’hui pour les patients en soins palliatifs, a été conçue et développée en France il y a plus de 30 ans par des soignants en hématologie aux prises avec un problème de souffrance au travail. Quels sont donc les principes de base de ce modèle ? De manière schématisée, on en dénombre cinq.

Le premier principe consiste à tenir des réunions interdisciplinaires hebdomadaires afin de passer en revue l’état de santé de chaque patient. Tout le monde est là, des aides-soignants aux infirmières en passant par les assistantes sociales, les psychologues, les cadres et les médecins. Ces réunions, qui s’appellent dans le jargon du métier les « staffs pluriprofessionnels », constituent un des deux piliers fondamentaux de cette méthode. L’objectif ? Cerner les besoins du patient et de ses proches, surtout en ce qui a trait à la qualité de vie, par opposition aux aspects purement techniques et médicaux : comment mieux organiser les visites, préparer le retour à domicile et même rendre possible un voyage qui tient à cœur au patient en planifiant ses séances de chimiothérapie à des dates qui lui conviennent. Par la suite, le groupe détermine d’un commun accord la meilleure façon de poursuivre les traitements. L’avantage ? En tenant compte du fait que le médecin ne peut pas tout savoir, on partage mieux l’information, ce qui permet notamment de donner de meilleurs soins. De la sorte, on améliore aussi la qualité de vie au travail pour les équipes traitantes, ce qui réduit le nombre de cas d’épuisement professionnel, dont une des premières causes est le manque de reconnaissance.

Par ailleurs, lors de ces réunions d’équipe, l’ordre de la prise de parole est pensé pour favoriser un véritable partage de l’information. Les aides-soignants, les infirmiers et les professionnels des soins de soutien s’expriment donc, de façon générale, avant les médecins. « Sinon, lorsque le docteur parle en premier, plus personne ne parle par la suite », note Philippe Colombat, père de la démarche participative et chef du pôle cancérologie-urologie du CHRU de Tours.

Le deuxième principe fondamental du modèle consiste à résoudre ou à atténuer les problèmes et les dysfonctionnements ainsi qu’à combler les besoins des équipes et des patients en créant de petits groupes de travail. De cette façon, les soignants peuvent eux-mêmes proposer des solutions, ce qui favorise leur autonomie. « En anglais, on dirait qu’on fait du bottom-up et non du top-down », dit Philippe Colombat. Ce principe a pour nom la « démarche projet ».

Chantal Bauchetet, qui a été gestionnaire dans plusieurs hôpitaux français, se rappelle un blocage lors de la création d’un protocole destiné à faciliter le passage d’enfants traités par un service d’hématologie pédiatrique, après leurs 18 ans, au service d’hématologie pour adultes. « La seule chose que je n’avais pas faite, ç’avait été de consulter le service pédiatrique, dit-elle. Comme ils n’avaient pas participé, ils ont donc refusé le projet, même s’il était nickel. Pour moi, ç’a été une belle leçon. »

Mme Bauchetet a donc mis ce service à contribution et le projet a rapidement obtenu l’assentiment de tous, prouvant ainsi qu’un projet est bien plus simple à mettre en œuvre lorsque les gens prennent part à son élaboration et se l’approprient.

Un autre principe consiste à offrir de la formation à l’interne, cette fois-ci encore en mettant davantage l’accent sur la prise en charge globale que sur les aspects technico-médicaux. Ces cours peuvent porter sur des questions comme la douleur, les besoins sociaux, la psychologie et la communication avec les patients.

Le principe suivant a pour objet le soutien aux équipes. Il s’agit ici d’organiser des réunions avec un psychologue en cas de situation difficile ou de crise afin que chacun puisse parler de ses difficultés et contribuer à trouver des solutions ou des moyens d’adaptation.

Le cinquième et dernier principe consiste à programmer des rencontres régulières entre les gestionnaires, c’est-à-dire les médecins et les cadres, afin de discuter des prises de décision organisationnelles. Tout le monde peut ainsi acquérir et assimiler les valeurs et les pratiques au cœur du modèle.

La sincérité, clé d’un fonctionnement à toute épreuve

Au-delà des cinq principes de base de la démarche participative, la sincérité est un élément déterminant pour le succès de ce modèle, estime l’hématologue Emmanuel Gyan.

« Il ne faut pas faire semblant, dit-il. Il n’y a rien de pire que d’annoncer qu’on écoutera les autres puis de faire à sa tête. Ça détruit la confiance. » Emmanuel Gyan se fait notamment un devoir d’assister aux réunions interdisciplinaires, une priorité absolue pour lui. Les rares fois où il a dû déroger à cette discipline, une crise s’est ensuivie. Il cite le cas d’une infirmière qui, un jour, a refusé d’exécuter l’ordonnance du médecin : on a alors convoqué d’urgence une réunion pour régler la situation. « C’est une course de fond, dit Emmanuel Gyan. Il ne faut pas saupoudrer. On doit être assidu et constant. »

Et pour faire en sorte que tout le monde travaille ensemble dans la même direction, il faut d’abord donner l’exemple, ajoute-t'il. « Les autres savent alors à quoi s’attendre de nous et c’est inspirant. »

Des avantages non négligeables

Dans une étude à paraître menée par Philippe Colombat et par ses collègues, un lien statistique a été établi entre le recours à la démarche participative et la qualité de vie des soignants au travail, tant pour la santé globale que pour la qualité de vie psychologique, sociale et physique. Les chercheurs ont aussi observé un lien entre l’utilisation de cette méthode de gestion et la qualité des soins. Cette corrélation a d’ailleurs été confirmée par les évaluations des familles de patients interrogées sur la qualité de prise en charge par les soignants.

Emmanuel Gyan, qui est aussi enseignant-chercheur à la faculté de médecine de l’Université de Tours, estime que la démarche participative présente aussi des avantages en matière de productivité et de réduction de l’absentéisme. Il raconte que l’hématologie est une spécialité qui a longtemps fait peur, notamment parce qu’elle est associée de près à la mort, ce qui rendait le recrutement d’infirmières plus difficile.

« Aujourd’hui, à Tours, c’est facile, parce que les infirmières qui viennent remplacer voient qu’on les écoute. Elles parlent en bien de nous et veulent revenir, dit-il. C’est un succès pour tout le monde. »

Le défi humain

Les principes derrière la démarche participative sont assez simples, reconnaît Chantal Bauchetet. Le plus difficile, c’est de créer l’état d’esprit et le climat qui permettent de faire évoluer les mentalités. « La résistance au changement et l’inertie, c’est délétère », dit-elle.

Ainsi, les médecins et les gestionnaires sentent à l’occasion que leur autorité – fondée avant tout sur leur savoir, sur les informations qu’ils ont l’habitude de garder pour eux et sur leur grand pouvoir décisionnel – est remise en question. À l’inverse, ceux qui leur sont traditionnellement subordonnés résistent parfois à l’accroissement de leurs responsabilités.

La solution ? Le dialogue et un essai sincère de la méthode participative, ce qui permet souvent d’arranger les choses, dit Chantal Bauchetet : « Dès qu’on met vraiment en valeur l’expertise des gens et qu’on les fait participer à la hauteur de leurs compétences, ils sont transformés. »

Sinon, la voie législative peut parfois réussir là où la persuasion a échoué. C’est pour cette raison que les partisans français de la démarche participative ont entrepris de la rendre obligatoire dans tout l’Hexagone pour la prise en charge des patients en soins palliatifs, ce qu’ils ont obtenu en 2004.

Il demeure qu’au final, pour Emmanuel Gyan, les résultats sont plus qu’éloquents : « Ce modèle marche et je le constate au nombre de lettres de remerciements que je reçois des familles, même en période de deuil. C’est ça, ma vraie récompense, ma nourriture émotionnelle : savoir que les familles sont satisfaites de la qualité des soins. »