Article publié dans l'édition printemps 2019 de Gestion

Le constat est sans appel: nous devons produire beaucoup mieux avec beaucoup moins. Bien que la dématérialisation de nos économies contribue à atténuer l'utilisation des ressources naturelles, la consommation que nous en faisons ne cesse de croître. Si nous prétendons sérieusement réussir la transition énergétique, nos efforts devront être voués à une seule chose: la productivité des ressources. 

La numérisation est de toutes les conversations. Quatre entreprises en démarrage sur cinq ne font même que cela. Les technologies de rupture ont pour but de remplacer le travail physique par des opérations numériques. De prime abord, on pourrait croire qu’une telle substitution permettrait d’économiser l’énergie et les ressources minérales. Or, l’actualité nous réserve des surprises. Les célèbres bitcoins, une monnaie virtuelle, dépensent des quantités énormes d’énergie. L’écosystème numérique représente environ 7 % de la consommation mondiale d’électricité et atteindra les 12 % d’ici 2020, prévoit-on, pour ensuite croître de 7 % par an jusqu’en 20301. Une part substantielle de cette demande énergétique découle des besoins de refroidissement de l’équipement électronique, si bien qu’on envisage d’installer des centres de données près du cercle polaire arctique pour profiter de l’air froid et pour réduire les coûts en électricité.


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Certes, la numérisation est un des grands moteurs du progrès au service de la prospérité. Mais d’autres défis cruciaux apparaissent qui exigeront autant d’attention. Je propose de braquer le projecteur sur la productivité des ressources (« de nouveau », devrait-on dire). Au début des années 2000, cette question revenait beaucoup dans les médias en raison de la flambée des prix des minéraux et du pétrole. La Chine et d’autres pays émergents, qui faisaient alors une entrée fracassante sur le marché mondial des ressources minérales, semblaient insatiables. On s’attendait alors à voir les prix atteindre des niveaux stratosphériques. C’était compter sans la crise financière de 2008, qui a mis fin à cette tendance. Par la suite, tout le battage autour du numérique a fait oublier la question des ressources.

L’urgence de ménager nos ressources naturelles

La productivité des ressources consiste à établir le rapport entre la valeur économique et la consommation des ressources. Ainsi, la productivité des ressources d’un bon repas végétarien peut être deux fois plus élevée que celle d’un bon repas de viande. En effet, dans le cas de la viande, le total des intrants liés à l’élevage (énergie, eau, ressources diverses) et à la réfrigération est nettement plus élevé que dans le cas des légumes.extraction de ressources naturelles mondiales

Mais la comparaison entre la viande et les légumes est beaucoup moins troublante que la consommation mondiale de minéraux. Le graphique ci-contre montre cette tendance. Depuis les années 1950, on constate une augmentation rapide de l’extraction des ressources. Bien sûr, la lithosphère, notre croûte terrestre, ne manque pas de minéraux. Mais les minerais tendent à être moins concentrés et leur extraction requiert toujours plus d’énergie, plus d’eau et plus d’espace afin de produire chaque kilo de métal, par exemple2. Dans son hommage au livre d’Ugo Bardi (auquel nous venons tout juste de nous référer), James Gustave Speth, président fondateur du World Resources Institute, a affirmé ceci : « L’économie mondiale a atteint une taille gigantesque par rapport à la planète, laquelle est le socle sur lequel repose toute notre activité économique. Les ressources naturelles se raréfient rapidement et la capacité planétaire d’absorber rejets et émanations est déjà épuisée dans plusieurs cas. »Appauvrissement de la biodiversité

Évidemment, si rien n’est fait, ces tendances se maintiendront. L’urbanisation, par exemple, entraîne une demande en ressources minérales qui croît constamment. Même le sable se fait plus rare. La production de ciment et de béton requiert d’énormes quantités d’énergie, surtout des hydrocarbures jusqu’à présent, ce qui contribue à accélérer le réchauffement climatique. Dans le cadre du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le Groupe d’experts international sur la gestion durable des ressources a évalué, dans un rapport récent, le poids croissant des villes à l’horizon de 2050. Il s’inquiète de voir les besoins en matériaux des villes atteindre les 90 milliards de tonnes par année par rapport à 40 milliards de tonnes en 20103. Les auteurs proposent et décrivent les moyens possibles pour réduire radicalement ces besoins en matériaux par un facteur de dix. Ce faisant, présument-ils, l’économie en profiterait plutôt que d’y perdre.

Le coût économique ne devrait pas être la seule motivation pour améliorer la productivité des ressources. La tendance actuelle, c’est-à-dire une consommation effrénée sur une proportion sans cesse croissante de la superficie habitable de notre planète, entraîne des pertes considérables de biodiversité et de populations animales qui s’accélèrent à un rythme alarmant (voir le graphique ci-contre).

La solution : améliorer la productivité des ressources

Ces tendances doivent prendre fin. Afin de renverser la vapeur, trois options s’offrent à nous :

1-      réduire la population humaine ;

2-      réduire de façon draconienne la consommation par habitant ;

3-      augmenter systématiquement la productivité des ressources.

Évidemment, la première option sup- pose d’horribles conflits qui entraîneraient d’effroyables destructions. La deuxième option n’aurait aucune chance sur le plan politique. Étrangement, c’est la troisième option qui est la plus prometteuse et la plus accessible, sans qu’on doive pour autant négliger de s’efforcer de stabiliser la population mondiale et de maîtriser le gaspillage.

Dans le même esprit que le rapport The Weight of Cities, des ouvrages tels que Reinventing Fire et Factor Five décrivent systématiquement les façons dont la productivité des ressources peut être multipliée. Reinventing Fire met l’accent sur les modèles d’affaires, alors que Factor Five traite des politiques publiques favorables à l’accroissement de la productivité des ressources. Mais ces deux ouvrages explorent en détail les technologies liées à l’efficacité énergétique et à l’usage intelligent de l’eau, des minéraux et de l’énergie.


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Le principal ennemi de la productivité des ressources, c’est l’économie des produits bon marché (ou cheaponomics en anglais), un modèle économique qui consiste à vendre des biens au rabais et à laisser les générations futures et l’environnement régler la note4. À tout point de vue, un tel modèle n’est pas viable par définition. Mais les gouvernements l’encouragent : c’est en maintenant les prix à des niveaux ridiculement bas qu’ils s’achètent une popularité. Le Venezuela est sans doute l’exemple le plus notoire d’un pays qui a littéralement ruiné son économie à force de vendre du pétrole au rabais.

D’entrée de jeu, nous avons affirmé que la numérisation peut contribuer à réduire le gaspillage des ressources. Un bon exemple en est l’abandon progressif des livres imprimés au profit des liseuses électroniques. Par contre, chaque innovation technologique produit son « effet de rebond ». C’est ce qu’on appelle le « paradoxe de Jevons », selon lequel une avancée technologique, si elle accroît l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, peut aussi faire augmenter la consommation totale de cette ressource5.

Le graphique à la page 89 illustre cet effet : le PIB croît certes plus vite que l’usage de la ressource (il y a donc gain d’efficacité), mais la consommation totale de ressources ne cesse d’augmenter… et très vite!

Comment revaloriser les ressources

Que peut-on faire pour contrecarrer l’effet de rebond ? La meilleure façon, à mon avis, consisterait à faire exactement le contraire de l’économie des produits bon marché, autrement dit à augmenter artificiellement le prix des ressources. En parallèle, il s’agirait de travailler à améliorer la productivité des ressources de manière tangible. Cette stratégie par étapes permettrait d’éviter l’épuisement des capitaux et inciterait les investisseurs à encourager la productivité des ressources. Toutefois, il importe de reconnaître deux failles à ce plan.

En premier lieu, les progrès en matière d’efficacité tendent à toucher les pauvres beaucoup plus tard que les nantis. Parce qu’ils ont les moyens de devenir plus efficients – en payant plus cher, comme le veut la politique proposée –, les plus riches seraient avantagés, tandis que les plus pauvres seraient pénalisés. La solution? Introduire une tarification sociale moindre que celle dictée par la politique en question.

Il faut ensuite se rendre à l’évidence : certains secteurs d’activité ne pourraient pas soutenir la concurrence internationale si les prix de l’énergie et des ressources montaient plus vite sur leur marché intérieur que chez leurs concurrents. La réponse à ce problème serait de deux ordres. D’abord, il faudrait harmoniser cette politique à l’échelle internationale. Mais en attendant que cette harmonisation fonctionne correctement, on pourrait mettre en œuvre un mécanisme de remboursement ou de crédit des taxes payées par les entreprises concernées (sur la base de la valeur ajoutée ou des emplois créés). Les secteurs industriels touchés ne perdraient pas d’argent, mais ils seraient malgré tout encouragés à accroître la productivité de leurs ressources. La Suède avait justement institué une telle poli- tique sans incidence sur les revenus en 1992 au moment d’introduire une taxe très élevée sur la production d’oxyde d’azote pour certains secteurs tels que l’industrie chimique, l’incinération des déchets, l’industrie forestière et papetière, la métallurgie et l’alimentation. Somme toute très satisfaisante, cette politique n’a causé aucune perte financière dans les secteurs d’activité concernés, qui sont même devenus encore plus concurrentiels au bout du compte6.

Un tel plan suppose que les entreprises acceptent de coopérer avec l’État afin de créer le cadre législatif qui permettra de faire des affaires florissantes tout en s’attaquant aux dangers de la consommation excessive des ressources. Espérons qu’une telle coopération puisse voir le jour avant longtemps.

*Traduit de l'anglais par Jean-Benoît Nadeau, journaliste.


Pour aller plus loin

  • Lovins, A., en collaboration avec le Rocky Mountain Institute, Reinventing Fire – Bold Business Solutions for the New Energy Era, White River Junction (Vermont), Chelsea Green Publishing, 2013, 334 pages.
  • Von Weizsäcker, E. U., Hargroves, K., et al., Factor Five – Transforming the Global Economy through 80% Improvements in Resource Productivity, Londres, Routledge, 2009, 400 pages.

Notes

1- Naughton, J., « The trouble with bitcoin and big data is the huge energy bill », The Guardian, 26 novembre 2017.

2- Bardi, U., Extracted – How the Quest for Mineral Wealth is Plundering the Planet, White River Junction (Vermont), Chelsea Green Publishing, 2014, 299 pages.

3- Swilling, M., et Hajer, M. (dir.), « The Weight of Cities – Resource Requirements of Future Urbanization », Paris, Groupe d’experts international sur la gestion durable des ressources (PNUE), 2018, 276 pages.

4- Carolan, M., Cheaponomics – The High Cost of Low Prices, Londres, Routledge, 2014, 216 pages.

5- Pour une description simple de l’effet de rebond, voir le blogue de Peter O’Connor, « What is the Rebound Effect? – Energy Efficiency, Part 2 », 5 novembre 2015.

6- Von Weizsäcker, E. U., et Wijkman, A. (dir.), Come On! – Capitalism, Short-termism, Population and the Destruction of the Planet, New York, Springer-Verlag, 2017, 220 pages. La section 3.12.3, intitulée « Making the Green Transition Ever More Profitable » et inspirée du rapport « Decoupling 2 – Technologies, Opportunities and Policy Options » (Nairobi, PNUE, 2014), auquel M. von Weizsäcker a contribué, explique cette politique.