Article publié dans l'édition printemps 2019 de Gestion

Compte tenu du nouveau paradigme énergétique faible en carbone qui s'impose peu à peu dans le monde entier, toutes les entreprises devront transformer leur conception de la productivité et du rôle de l'énergie si elles veulent demeurer concurrentielles dans leurs secteurs d'activité respectifs.

Au cours des deux derniers siècles, l’accès à des sources d’énergie comme le charbon, le pétrole, le gaz naturel et l’hydroélectricité a permis un essor sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Voilà qui n’est pas étonnant : au sens strictement scientifique, l’énergie se définit comme la capacité à effectuer un travail. Cette adéquation se constate notamment par le rapport entre la croissance du PIB et la hausse de la consommation d’énergie (voir le graphique ci- dessous). En améliorant les techniques de production, de transport et d’utilisation de ces sources d’énergie, les êtres humains se sont dotés d’une capacité de travail exceptionnelle qui s’est traduite notamment par l’augmentation de leur productivité. Certains auteurs1 avancent même l’idée selon laquelle l’esclavage aurait été aboli dans plusieurs sociétés non pas au nom du respect fondamental des droits de la personne mais bien, plus prosaïquement, parce que des sources énergétiques plus efficaces sont devenues accessibles. D’abord mues par du charbon puis par des produits pétroliers et par du gaz naturel, les premières machines à vapeur ont progressivement entraîné le phénomène de la mécanisation manufacturière et industrielle à l’échelle planétaire.


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De nos jours, si l’énergie demeure invisible – on ne voit jamais le pétrole et ses produits dérivés, pas plus que le gaz naturel ou l’électricité –, elle se trouve au cœur de toutes nos activités économiques. Ainsi, aucune entreprise moderne ne pourrait fonctionner sans alimentation électrique. Sans gaz naturel ni pétrole, les usines seraient paralysées et l’immense majorité des véhicules seraient condamnés à l’immobilité. Toutefois, notre penchant naturel à faire fi des enjeux énergétiques ne signifie pas que ces questions soient secondaires, bien au contraire. Tout comme nous ne nous soucions guère de notre système sanguin au jour le jour, nous avons trop peu conscience de l’importance des systèmes énergétiques qui nous entourent. Or, ce sont des éléments centraux de nos conditions matérielles d’existence.

Pour les entreprises, la question se pose donc ainsi : à court terme, la compréhension fine et la gestion efficace des enjeux énergétiques leur permettront d’optimiser leur productivité ; à plus long terme, elles pourront mieux gérer les risques liés aux transformations du marché de l’énergie partout dans le monde.energie, moteur de croissance

Optimiser performance et productivité

La consommation d’énergie sert avant tout à transformer : un endroit trop froid ou trop chaud devient confortable, un minerai trouvé en faible concentration dans la nature est raffiné et fusionné en métal utile, un stock de biens est organisé et distribué de façon efficace pour être vendu. Toutes les étapes des processus de transformation requièrent des ressources humaines, matérielles et énergétiques dont l’usage peut être optimisé. Un des facteurs clés de la croissance économique est la productivité des entreprises, c’est-à-dire leur capacité à créer davantage de valeur avec autant (ou moins) de ressources. Or, de manière générale, l’économie canadienne n’est pas reconnue pour sa grande productivité énergétique : elle a besoin de plus d’énergie pour produire l’équivalent d’un dollar en richesse comparativement à d’autres économies sur la planète. L’exemple suivant est éloquent à cet égard : alors qu’un gigajoule2 (GJ) d’énergie permettait de créer 70 $ de valeur ajoutée dans le secteur manufacturier canadien en 2016, il pouvait générer une valeur de 280 $ en Allemagne et de 193 $ au Japon. Le Canada est ainsi le pays dont la productivité énergétique est la plus faible parmi tous les États membres de l’OCDE (voir l’encadré ci- dessous). Dans le secteur des services, moins influencé par la structure industrielle d’un pays (où certains secteurs d’activité très énergivores peuvent avoir un effet à la hausse sur le résultat global), le constat est similaire. On voit donc qu’avec la même quantité d’énergie, certaines économies nationales créent beaucoup plus de richesse que d’autres.

Ces écarts s’expliquent assez facilement : dans le contexte canadien et québécois, l’abondance des ressources énergétiques, leur prix relativement bas ainsi que des approvisionnements très stables n’ont pas favorisé l’émergence d’une culture de gestion rigoureuse de l’énergie. En revanche, là où les prix de l’énergie sont plus élevés, notamment en Allemagne ou au Japon, les incitatifs à mieux faire ont donné des résultats. En intégrant des approches de gestion de l’énergie plus systématiques et plus holistiques, les entreprises canadiennes pourraient réduire leur consommation énergétique tout en augmentant leur production, ce qui leur donnerait des gains de productivité énergétique.Canada traine

Un nouveau règne énergétique

Si des efforts d’efficacité énergétique sont justifiés dès aujourd’hui, ils le seront encore plus à moyen et à long terme. Les entreprises qui accorderont la priorité à la réduction de leur consommation d’énergie se positionneront stratégiquement pour le contexte d’affaires à venir, où le paradigme énergétique aura changé. Le règne des énergies fossiles qui a marqué les deux derniers siècles tire à sa fin, alors que l’ère de l’électricité renouvelable commence.

Évidemment, les combustibles fossiles ne disparaîtront pas complètement des bilans de consommation et l’électricité ne s’imposera pas comme seule et unique source d’énergie renouvelable. Mais les parts de marché respectives des combustibles fossiles et des énergies renouvelables évolueront à un rythme de plus en plus rapide, et ce, dans des directions opposées.

Deux causes fondamentales et indépendantes expliquent ce changement progressif du paradigme énergétique :

1-      les progrès technologiques menant à une réduction des coûts de production de l’électricité renouvelable ;

2-      la lutte contre les changements climatiques.

Au cours des quarante dernières années, l’électrification de l’économie a été une tendance énergétique lourde : alors qu’elle ne représentait que 9 % de la consommation d’énergie mondiale en 1976, l’électricité atteint les 19 % de nos jours. Par ailleurs, le pétrole a reculé de 49 % à 41 %, le charbon de 13 % à 11 %, tandis que le gaz naturel a augmenté de 14 % à 15 % en raison de son coût assez faible et de sa combustion plus propre. Les 15 % restants de la consommation énergétique planétaire ont été satisfaits grâce à des sources d’énergie renouvelables, elles-mêmes dominées par la biomasse. D’ailleurs, depuis 2006, le pourcentage des énergies renouvelables non hydrauliques a crû de manière exponentielle (voir le graphique à la page suivante). Cette croissance du côté de l’électricité est essentiellement attribuable à la poly- valence de cette forme d’énergie, qui sert tout à la fois à éclairer, à chauffer, à travailler, à divertir, à cuisiner, etc.

L’efficacité grandissante des moteurs électriques va assurer la croissance de l’utilisation de l’électricité dans le domaine des transports. Mais l’électrification de l’économie s’intensifiera avant tout pour les deux raisons suivantes : la réduction des coûts de production d’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables et la diminution des coûts de stockage de l’électricité.

Il sera de plus en plus facile pour les entreprises de s’affranchir d’une part croissante de leur facture d’électricité grâce à une production indépendante et autonome sur les lieux mêmes de la consommation. Cela leur procurera un double avantage : réduction de leur vulnérabilité aux fluctuations des prix de l’énergie (contrôle des coûts) et diminution des risques liés aux pannes de réseau (sécurité et autarcie).


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Toutefois, en dépit des avantages liés à la baisse des coûts de production et de stockage de l’électricité, il faudra optimiser la consommation d’électricité pour ne pas avoir à surinvestir dans des installations de production et de stockage. Par conséquent, les entreprises qui géreront le mieux leur consommation bénéficieront au maximum des avantages de l’autoproduction (coûts moindres, risques réduits et résilience accrue).montee recente

Parallèlement à ces progrès technologiques qui changeront la configuration du secteur de l’électricité, le problème aigu des émissions de gaz à effet de serre (GES) requiert des mesures radicales immédiates. Tandis que s’accroissent les exigences imposées par les gouvernements3 et les pressions exercées par les consommateurs et par certains investisseurs, les entreprises privées et publiques doivent à tout prix réduire leurs émissions de GES. Elles doivent donc passer en revue toutes les façons dont elles consomment de l’énergie et tenter de les réduire, voire de les éliminer, aussi rapidement que possible. À terme, la consommation résiduelle pourra être satisfaite au moyen d’énergies renouvelables (électricité, hydrogène et biocombustibles dans certains cas).

En raison des répercussions négatives des émissions de GES sur leurs finances et sur leur réputation, les entreprises n’ont pas le choix de revoir leur consommation d’énergie dès maintenant. Celles qui réussiront cette transition seront vraisemblablement plus compétitives que les autres, notamment parce qu’elles n’auront plus à assumer les coûts liés aux sources d’énergie émettrices de GES. Si elles réussissent de surcroît à électrifier leur consommation, il n’y aura plus à proprement parler de coût énergétique : ce sera plutôt un coût fixe de système de production et de stockage de l’énergie, puisque les sources d’électricité renouvelables ont un coût de production nul, le vent et le soleil étant gratuits.

Une parade à ne pas rater

Compte tenu de l’irréversible transformation du système énergétique mondial, un nouveau paradigme prend forme. Les entreprises qui décideront de ne pas s’attaquer au problème de la gestion de l’énergie rateront assurément des occasions d’accroître leur productivité. Si elles persistent sur cette voie, elles s’exposeront à des risques accrus en matière de prix et d’approvisionnement énergétique et devront faire face à des contraintes de plus en plus rigoureuses en raison de leurs émissions de GES. À l’inverse, les entreprises qui feront preuve d’initiative en matière de gestion énergétique acquerront les moyens de renforcer leur positionnement concurrentiel sur le marché.


Notes

1- Voir notamment Kümmel, R., The Second Law of Economics – Energy, Entropy, and the Origins of Wealth, New York, Springer, 2011, 293 p., ainsi que Nikiforuk, A., The Energy of Slaves – Oil and the New Servitude, Vancouver, Greystone Books, 2012, 296 p.

2- Le joule est l’unité de mesure de l’énergie dans le système international d’unités. Un gigajoule équivaut donc à l’énergie produite par 30 litres d’essence (qui permettent de parcourir environ 300 km avec une voiture moyenne du parc automobile actuel) ou à 277 kilowatts- heures (kWh) d’électricité (l’équivalent de cinq jours de consommation moyenne dans une maison unifamiliale au Québec).

3- Signalons à cet égard le système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de GES (mieux connu sous le nom de « marché du carbone »), en vigueur notamment au Québec et en Californie, ainsi que la taxe sur le carbone envisagée à l’heure actuelle par le gouvernement fédéral canadien.