La marque mythique de vêtements de plein air entame un nouveau chapitre de son histoire. Désormais « activiste », l’entreprise menace l’administration Trump de poursuites judiciaires pour sa gestion du patrimoine naturel. Entre coups commerciaux et militants, retour sur les grandes dates qui ont façonné la marque et son identité.

L’année nouvelle est le prétexte idéal aux bonnes résolutions. À Patagonia, on a mis la barre haut pour 2019, comme en témoigne la nouvelle mission officielle de l’entreprise : « sauver la planète ». Rien de moins. En 45 ans d’existence, l’entreprise californienne est allée crescendo dans l’engagement environnemental. Dernier fait en date : le versement, en novembre 2018, de 10 millions de dollars à des organismes environnementaux, en réaction à la baisse d’impôts accordée par l’administration Trump aux entreprises américaines. Plus tôt dans l’année, Patagonia s’était déjà levée contre le chef d’État en déclarant sur sa page : « Le président a volé vos terres », en réponse à la décision du gouvernement de réduire de 45 % à 85 % la superficie des réserves naturelles de Bears Ears et de Grand Staircase-Escalante, en Utah, dans l’ouest des États-Unis.


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Premiers pas dans le marketing responsable

Yvon Chouinard, amoureux d’escalade, n’avait sans doute pas imaginé ce tournant politique lorsqu’il fonda l’entreprise, au milieu des années 60. Chouinard Equipment, de son premier nom, vise initialement à solidifier et à fonctionnaliser les outils d’escalade, dont elle devient le premier fournisseur aux États-Unis, en 1970. La tangente écologique est cependant prise rapidement par l’entreprise : populaire auprès des grimpeurs, le piton d’escalade est écarté de la ligne de production au profit des coinceurs en aluminium, qui ne défigurent pas la roche. Le pari est risqué, mais le public, amateur de nature, suit immédiatement.

« Patagonia a du succès parce qu’il y a une prise de conscience », explique André Coupet, spécialiste de l’expérience client et de l’entreprise progressiste. L’expert estime que Patagonia est parvenue à trouver un marché de consommateurs « positifs », qui existait déjà dans les années 70 et est composé de gens prêts à payer plus cher pour un produit dont ils peuvent évaluer l’éthique de fabrication.  

En 1973, Patagonia adopte son nom mythique après avoir intégré les vêtements de plein air à son catalogue : anoraks, sacs, gants, bonnets. Un choix qui stimule ses bénéfices et – à renfort de couleurs vives – fera de la marque une mode dans les années 80. Aujourd’hui, l’entreprise recourt le plus possible aux fibres textiles recyclées ou naturelles pour ses tenues d’extérieur – tous les vêtements de coton sont 100 % biologiques depuis 1996. Un esprit de durabilité qui tend vers l’économie circulaire, les clients ayant la possibilité de rapporter leurs pièces usagées pour les faire réparer ou recycler.

« Ce qui est unique avec Patagonia, c’est son habileté à adopter et à appliquer une vue à long terme dans sa stratégie commerciale », croit Nadine Gudz, ancienne directrice de la stratégie de durabilité à Interface. « Comprendre le risque de dépendre de la volatilité du pétrole et se défaire de cette dépendance en intégrant à la production des matières recyclées est simplement du smart business. »


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Quand sauver la planète est bon pour les affaires

Les années 80 marquent l’arrivée des campagnes environnementales et le début des activités philanthropiques de l’entreprise. Ainsi, Patagonia s’engage année après année pour la protection des côtes, des grands espaces, de la forêt tropicale. Depuis 1986, la marque reverse aussi annuellement 1 % de ses ventes à des associations environnementales. Un pourcentage conséquent pour un chiffre d’affaires qui approchait du milliard de dollars l’année dernière, selon la PDG Rose Marcario, interviewée par Conscious Company.

Et pourtant, Patagonia ne fait pas de publicité, du moins pas au sens traditionnel. En novembre 2011, l’entreprise publiait dans le New York Times la photo d’une veste polaire assortie de la mention « Don’t buy this jacket », invitant sa clientèle à ne pas surconsommer. Si l’action a permis de mettre en avant les centres de réparation et de recyclage de Patagonia, l’attention générée par le visuel a également fait grimper ses ventes l’année suivante.

Bien que l’entreprise d’Yvon Chouinard s’inscrive dans l’esprit d’un marketing responsable, on aurait tort de sous-estimer son recours aux stratégies commerciales, croit Jonathan Deschênes, spécialiste en marketing responsable et professeur agrégé à HEC Montréal. « L’idée de consommer moins est positive, mais pas une entreprise au monde ne peut fonctionner avec un modèle d’affaires basé sur la non-consommation de ses propres produits. On est dans le calcul, ici », analyse-t-il.

« Ils sont malins », commente André Coupet, qui estime que les entreprises sociales et soucieuses de l’environnement ne devraient pas rougir de leurs profits.

Rose Marcario ne le contredira pas, elle qui a multiplié les revenus de Patagonia par quatre tout en renforçant les standards environnementaux et sociaux de la chaîne d’approvisionnement de la boîte depuis qu’elle en a pris les rênes, en 2008.


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L’année « B Corp » et les premiers couacs

Ces efforts ont valu à l’entreprise de recevoir, en 2011, la certification de « Benefit Corporation », dite « B Corp ». Ce modèle d’affaires qui allie objectifs humanistes et économiques donne aussi aux entreprises l’obligation légale de tenir compte des conséquences de leurs décisions sur l’ensemble des parties prenantes de leurs activités : travailleurs, clients, fournisseurs, collectivité et environnement.

Les critiques auxquelles Patagonia fait face l’année suivante sont d’autant plus cinglantes que la marque a renforcé son aura sur le terrain du marketing responsable. En 2012, l’association Four Paws accuse l’entreprise d’utiliser du duvet d’oies gavées et plumées à vif. Si Patagonia dément le plumage à vif, elle reconnaît que les animaux sont issus de l’industrie du foie gras.

« Vous ne pouvez pas être pro-environnemental si vous avez une façon de travailler avec le personnel ou de gérer la chaîne d’approvisionnement qui n’est pas progressiste », estime André Coupet, qui plaide pour un modèle d’affaires pouvant réconcilier les dirigeants d’entreprise avec la société.

Contrôler la qualité à distance et s’assurer de l’honnêteté des fournisseurs sont des problèmes typiques que rencontrent les entreprises dont la chaîne de création de valeur est internationale, rappelle Jonathan Deschênes. « Dans sa quête d’authenticité, il est essentiel pour une entreprise de pouvoir faire des erreurs, affirme-t-il. Ainsi, elle sera en mesure de les réaliser, de s’excuser et de prendre les mesures pour les réparer et s’améliorer. »

Depuis la polémique, Patagonia a mis en place un système de traçabilité du duvet, garanti sans maltraitance animale.

En bonne relationniste, l’entreprise assume ses imperfections. Confiante en sa base, elle continue sa route ascendante dans le spectre du militantisme. Entre ses menaces de poursuites judiciaires contre Donald Trump et son soutien public aux candidats démocrates qui partagent ses valeurs, Patagonia semble moins au terme qu’au point de départ de son engagement environnemental.

Une évolution cohérente, selon Nadine Gudz. « Lorsque les entreprises dépassent le cadre de la conformité et que le développement durable est vécu comme un état d’esprit qui s’incorpore à tous les aspects du business, la mobilisation est une étape naturelle », conclut-elle.