Dans le sondage réalisé par la maison de sondage CROP pour le compte de la revue Gestion, les Québécois interrogés sont sévères envers la gestion de leurs services publics par rapport à ceux d’autres pays occidentaux. Ont-ils raison ? Qu’en pensent les professeurs spécialisés dans ce domaine ?

« Très peu de gens possèdent les connaissances nécessaires pour juger de la gestion de l’ensemble des services publics au Québec et dans d’autres pays, soutient Michel Magnan, professeur de comptabilité à l’Université Concordia et fellow CIRANO. Ce sondage reflète donc une perception de la gestion publique. Il faut comprendre pourquoi cette perception s’avère si négative. »

Parmi les 1 000 Québécois sondés par la maison CROP, seulement un sur cinq considère que l’efficacité générale des services publics est toujours ou souvent meilleure que dans le secteur privé.

Interrogés à propos de la qualité de la gestion de onze entreprises privées et de onze sociétés d’État, les répondants ont hissé Jean Coutu en tête de peloton. Cinq autres entreprises privées occupent les rangs suivants. À l’inverse, quatre des six derniers de classe sont des organisations du secteur public. Hydro-Québec et Revenu Québec sont-elles vraiment plus mal gérées que Jean Coutu ou Pharmaprix ?

Un concours de popularité

« Je constate que les sociétés les mieux cotées offrent des services de proximité ou de loisir, fait remarquer Steve Jacob, professeur de science politique à l’Université Laval et membre du Centre d’analyse des politiques publiques. Des pharmacies et des épiceries occupent les quatre premières positions. Même du côté des sociétés d’État et des services publics, la SÉPAQ, Loto-Québec et Télé-Québec, les mieux classées, sont associées au loisir. »

Plus sympathiques, donc, qu’Hydro-Québec et ses lourdes factures mensuelles ou que Revenu Québec et ses avis de cotisation. Luc Bernier, titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la gestion dans le secteur public à l’Université d’Ottawa, rappelle pourtant que Revenu Québec a remporté plusieurs prix de gestion, notamment pour ses projets portant sur la facturation obligatoire dans le secteur de la restauration et sur l’optimisation de la perception des recettes fiscales.

« Récupérer efficacement les sommes dues en impôts ou les taxes en restauration révèle peut-être une saine gestion, mais ça ne rendra pas Revenu Québec plus populaire auprès de la population : ça pourrait même être le contraire ! » conclut M. Bernier.

Marie-Soleil Tremblay, professeure à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP), a beaucoup travaillé sur la modernisation réussie de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). Au milieu des années 2000, la SAAQ a constaté que les ressources du Fonds d’assurance automobile du Québec menaçaient d’être épuisées en 2018. Ses administrateurs ont alors pris certaines mesures qui concernaient directement la population, dont l’amélioration du bilan routier et l’augmentation de la tarification pour les motos. Surtout, la SAAQ a revu sa gestion, réduisant de beaucoup ses coûts de fonctionnement et déléguant des tâches à des mandataires privés, si bien qu’en 2014, la présidente de cette société d’État a annoncé une réduction des primes des assurés pouvant aller jusqu’à 35 %. « Une organisation publique peut se réformer », souligne Mme Tremblay.

Or, dans notre sondage CROP, seulement 17 % des répondants estiment que la SAAQ est très bien gérée, tandis que 28 % la croient assez mal ou très mal gérée. La professeure de l’ÉNAP conclut-elle elle aussi à un manque de connaissances, voire à un biais idéologique ? « Plusieurs automobilistes se plaignent que ça coûte cher, mais savent-ils combien il leur en coûterait aux États-Unis et quel genre de couverture ils auraient ? Beaucoup de gens pensent que forcément, s’il n’y a pas de concurrence, il n’y a pas de qualité dans la gestion ou dans l’efficacité. Or, cette vision ne se justifie pas toujours. »

Il s’agirait donc à la fois d’un défi de communication et d’une question de saine gestion, tant dans le secteur privé que dans le secteur public. On peut à cet égard citer le cas de Bombardier, une entreprise privée que 64 % des répondants jugent mal gérée…

La Suède se réinvente

Les Québécois croient par ailleurs que les services publics sont plus mal gérés au Québec que dans le reste du Canada, aux États-Unis, en Suède ou en France. Au total, 61 % des répondants classent le Québec en queue de peloton.

Pour Stéphane Paquin, professeur à l’ÉNAP, le fait que les services publics américains soient bien perçus par plus de sept répondants sur dix trahit une vieille idée préconçue selon laquelle les Américains sont efficaces en toute chose.

Le cas de la Suède est plus intéressant pour ce spécialiste des réformes dans les pays scandinaves. « Lorsqu’on regarde l’indicateur de l’efficacité de la livraison des services publics par rapport aux coûts, les Suédois arrivent en tête des palmarès de l’OCDE », indique M. Paquin.

Au début des années 1990, le gouvernement suédois a entrepris « la plus grosse rationalisation des services gouvernementaux de l’histoire des pays de l’OCDE », rappelle-t-il. Éducation, santé, retraite, transports, assurance chômage et aide sociale, prestation de tous les services publics : rien n’y a échappé.

Pendant qu’ici le premier ministre Lucien Bouchard lançait la course au déficit zéro, la Suède cherchait elle aussi à éliminer son déficit, à obtenir une meilleure cote de crédit, à réformer son système de soins de santé, etc. Toutefois, la logique y a été poussée beaucoup plus loin. Reléguée aux oubliettes, la sécurité d’emploi des fonctionnaires, désormais embauchés à contrat et évalués en fonction de leur rendement. Les médecins sont devenus des salariés plutôt que d’être rémunérés à l’acte, ce qui a permis d’éviter les augmentations de coûts consécutives aux hausses de performance. Le régime de retraite universel est passé à un modèle à cotisation déterminée. Et tutti quanti.

« L’idée centrale n’était pas tant de privatiser que d’introduire plus de concurrence dans le système, explique Stéphane Paquin. Parfois, deux organismes publics se retrouvent en concurrence ; à d’autres occasions, un organisme public doit rivaliser avec une organisation privée. Il s’agit de passer à une gestion axée sur les résultats plutôt que sur les processus. »

Par ailleurs, M. Paquin estime que le gouvernement suédois n’a pas fait l’erreur québécoise de se lancer en même temps dans des baisses d’impôts. La taxe de vente en Suède peut atteindre 25 % sur certains produits et les citoyens dont le revenu annuel dépasse 81 000 $ paient près de 57 % d’impôts. « Les Suédois croient que le fait de payer plus d’impôts et de taxes se traduira dans l’offre de services publics, explique Stéphane Paquin. Au Québec, les nombreux scandales ont convaincu les gens que l’État gaspille leur argent, donc ils ne voient pas l’intérêt de payer plus : ils veulent au contraire payer moins. »

Le discours dominant

Va pour la Suède. Mais le Québec est-il vraiment le dernier de classe ? Qu’est-ce qui peut bien forger une perception aussi négative ?

« Cela reflète un discours ambiant critique envers l’État et sa gestion ainsi qu’une représentation très négative dans les médias à la suite de la commission Charbonneau, fait valoir Steve Jacob, de l’Université Laval. Dans les faits, certains ministères et services publics sont bien gérés, d’autres moins. Mais comme on ne parle que de ce qui va mal, l’image devient négative pour l’ensemble de la gestion dans le secteur public. »

Cette perception est renforcée par le discours idéologique véhiculé par certains partis politiques québécois et par plusieurs groupes de pression très durs envers la gestion publique. « Il y a un biais idéologique assez fort en faveur de la gestion dans le privé », croit Luc Bernier. Cela pourrait expliquer, selon lui, le fait que 65 % des répondants au sondage voient d’un œil favorable les partenariats public-privé (PPP) et qu’un répondant sur quatre espère qu’il y en ait davantage. Puisqu’on juge le secteur privé plus efficace, il est normal de souhaiter que l’État l’associe à sa prestation de services.

« Les PPP sont des outils de plus à la disposition de l’État, avance Luc Bernier. Mais ils sont complexes et la liste des PPP catastrophiques s’allonge. Si la gestion privée était parfaite, il n’y aurait pas autant de faillites ou d’accidents graves comme les déversements de pétrole. Dans le privé comme dans le public, il y a de bons et de mauvais élèves. »

Par ailleurs, cette critique des services publics ferait l’économie de plusieurs questions cruciales. Par exemple, les exigences envers le public et le privé sont-elles équivalentes ? « L’objectif du secteur privé est de faire des profits, alors que la prestation de services publics est souvent aux prises avec des enjeux beaucoup plus complexes », poursuit M. Bernier.

Vers une meilleure gouvernance

Pas question pour autant de prétendre que la gestion des sociétés d’État au Québec est parfaite et ne souffre que de problèmes d’image. La gouvernance, par exemple, pourrait être améliorée, estime Michel Magnan, de l’Université Concordia. Selon lui, la loi québécoise sur la gouvernance des sociétés d’État, adoptée en 2006, a contribué à améliorer les choses, mais il reste du chemin à parcourir, ce que confirme un récent rapport de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), paru en 2017.

En effet, cet organisme a déterminé que parmi les 46 sociétés d’État québécoises, il n’en existe que cinq où le conseil d’administration joue un rôle important dans la sélection des administrateurs. L’IGOPP en conclut donc que le gouvernement contrôle ces nominations. Par ailleurs, seulement trois sociétés d’État présentent publiquement un lien entre la biographie des administrateurs et les compétences souhaitées pour les membres du conseil. Au moins dix sociétés d’État n’ont pas d’indicateurs de performance ou ne donnent pas librement accès à leur plan stratégique au public.

« Il faut continuer à formaliser davantage les conseils d’administration et à dépolitiser le choix des administrateurs et des présidents, soutient Michel Magnan. Il faut les choisir en fonction des expertises dont les sociétés d’État ont besoin. La gestion ne sera jamais meilleure que la gouvernance. »


Notes

1 Pour en savoir plus à ce sujet : Paquin, S. (dir.), Social-démocratie 2.1 – Le Québec comparé aux pays scandinaves, 2e éd., Montréal, Presses de l’Université de Montréal, collection « Politique mondiale », 2016, 484 p.