On croit parfois à tort que les entreprises privées sont à l’origine de la plupart des principes du management et que le flot de l’inspiration est unidirectionnel, passant exclusivement du secteur privé vers le secteur public. Détruisons ce mythe !

Si des pratiques récentes comme le « nouveau management public » constituent effectivement des emprunts à l’entreprise privée, elles ne doivent pas nous faire oublier que l’histoire moderne du management a été féconde en interactions entre les deux secteurs. En matière d’apprentissages, on observe en effet un mouvement de va-et-vient quasi ininterrompu entre les secteurs public et privé.

Un peu de recul

Au début du 20e siècle, les entreprises privées, en très forte croissance, dominent toute l’activité économique en Amérique du Nord. Cependant, jusqu’à la Grande Dépression des années 1930, elles attirent l’attention non pas en raison de leur mode de gestion mais à cause de leurs excès. La focalisation exclusive sur la profitabilité et sur l’enrichissement des actionnaires renforce, voire confirme l’image du capitalisme en tant que système sans âme.

Après la crise économique et la guerre mondiale qui s’ensuit, on se met à étudier l’art du management, qu’on conçoit alors comme l’utilisation judicieuse des ressources disponibles pour réussir dans un environnement hautement compétitif. Ainsi, les premiers manuels d’enseignement à la Harvard Business School sont élaborés à partir de cas généralement assez simples.

La plus grande découverte conceptuelle survient au début des années 1950, lorsqu’on échafaude le concept de stratégie d’entreprise. Les entreprises qui réussissent sont alors perçues comme celles qui sont capables de « recul stratégique ». Elles ont une meilleure appréciation des forces concurrentielles en présence et arrivent à élaborer des solutions appropriées aux problèmes qu’elles doivent surmonter. Toutefois, cette conception de la stratégie a un inconvénient : les solutions sont uniques à chaque entreprise. L’apprentissage doit nécessairement passer par l’expérience ou par l’étude d’un grand nombre de cas.

Les enseignements du secteur public

Toujours à la même époque, les avancées conceptuelles les plus significatives proviennent de l’observation des organisations du secteur public, probablement parce qu’elles sont plus complexes et posent les problèmes de gestion les plus épineux. Les travaux fondateurs sur le rôle des dirigeants, sur la prise de décision et sur l’effet des valeurs et de la culture dans la gestion des entreprises se fondent sur de telles observations1.

Depuis lors, nos connaissances dans le domaine de la théorie des organisations sont généralement élaborées grâce à cette méthode2. Toutefois, à compter des années 1980, le secteur public est progressivement délaissé par les théoriciens du management : on croit alors, erronément, que l’État joue un rôle somme toute négligeable et est voué à disparaître peu à peu en tant qu’agent économique.

Pour une remise à l’avant-plan du secteur public

Plus récemment, la vogue des privatisations de sociétés publiques en Occident et la prise de conscience progressive – quoique toujours fragile – du rôle essentiel de l’État pour la société ont inspiré des travaux fouillés sur le management spécifique au secteur public, notamment sur la réconciliation du service public avec les besoins d’efficacité. Ces travaux portent entre autres sur les relations entre l’interface de gestion et la politique, c’est-à-dire la réconciliation des diverses parties prenantes. Ils présentent un immense potentiel d’apprentissage pour les entreprises en général (pour toutes les organisations, qu’elles soient publiques ou privées) et pour leurs dirigeants.

D’ailleurs, la tendance actuelle vers le développement durable et la responsabilité sociale, sans compter la surveillance collective exacerbée par les médias sociaux, expose toutes les entreprises privées à une foule de pressions et d’intérêts externes. Or, ces pressions s’apparentent à celles que subissent les organisations du secteur public.

Trois leçons essentielles

Trois apprentissages bien précis – parmi de nombreux autres – peuvent être particulièrement utiles aux dirigeants de toute entreprise. Ils portent sur les questions suivantes :

  1. la gestion des parties prenantes ou de l’interface politique-management ; 
  2. l’innovation et l’entrepreneuriat dans des contextes de grandes contraintes ;
  3. l’efficacité de la modération.

Le management à froid pour préparer les décisions à chaud

Les organisations du secteur public ont pour mission première de répondre aux besoins de la collectivité dans son ensemble ; de ce fait, les impératifs d’efficacité et de compétitivité à tout prix n’y sont pas des absolus incontournables. La Société de transport de Montréal, par exemple, doit prendre en compte 120 parties prenantes, chacune représentant un aspect social particulier, du plus général (l’attribution du budget pour les transports en commun eux-mêmes) au plus spécifique (le service aux usagers à mobilité réduite, par exemple). En France, Jean-Paul Bailly disait, lorsqu’il était président du Groupe La Poste (une société publique dite autonome), que son entreprise devait être à l’écoute d’une multitude d’acteurs, ceux-ci allant des employés et de leurs syndicats aux représentants gouvernementaux (incluant les maires du pays et les élus du Parlement) et de l’écosystème du Groupe La Poste lui-même (fournisseurs, concurrents, etc.). Jean-Paul Bailly avait particulièrement bien compris cette leçon fondamentale : « Il faut constamment faire participer les parties prenantes à nos décisions, parce que c’est ce management à froid qui permet de faire face de manière constructive aux décisions et au management à chaud lorsqu’une crise ou une décision majeure se présente3. » Chaque semaine, il invitait des représentants de divers groupes à un petit-déjeuner afin d’entendre leurs points de vue sur une foule de sujets. Au début des années 2000, lorsqu’il a proposé de créer La Banque Postale malgré l’opposition du lobby bancaire, ce « management à froid » lui a valu de nombreux alliés, ce qui a permis de débloquer une situation qui était dans l’impasse depuis 20 ans.

L’innovation et l’entrepreneuriat en contexte de grandes contraintes

L’entrepreneuriat et l’innovation paraissent incompatibles avec la raison d’être et la nature même du secteur public. Pourtant, l’histoire du secteur public regorge d’exemples d’innovations et d’initiatives entrepreneuriales. De 1930 à 1970, Robert Moses a transformé la ville de New York en faisant construire des routes et des parcs en très grand nombre. Dans les années 1940, l’amiral américain Hyman Rickover a quant à lui réussi à faire construire les premiers sous-marins nucléaires en dépit de nombreuses embûches et d’une opposition acharnée4. De même, le secteur public canadien a été transformé par une multitude d’équipes entrepreneuriales. Les grands leaders ont su convaincre les politiciens réfractaires à certaines initiatives en faisant primer l’intérêt supérieur de la collectivité. Les équipes dynamiques ont réussi à venir à bout des rigidités et à créer des systèmes beaucoup plus flexibles. Dans les deux cas, l’innovation a été possible parce que l’État l’a jugée nécessaire puis l’a permise et encouragée. Des règles trop strictes ont été assouplies, puis, lorsque l’innovation a permis de régler les problèmes, elles ont de nouveau été resserrées afin de préserver l’intégrité du secteur public.

Ce qu’il faut retenir, c’est que même dans des systèmes complexes, on peut créer des espaces de liberté temporaires pour soutenir la conception de solutions originales afin de résoudre des problèmes difficiles, quitte à supprimer ces espaces lorsque les solutions ont été mises en œuvre avec succès.

La modération est plus efficace

Les gestionnaires du secteur public sont obligés de composer avec un grand nombre de contraintes. Ils doivent souvent accepter une chose et son contraire. Par exemple, Loto-Québec et la Société des alcools du Québec doivent, d’un côté, promouvoir la vente de loteries et de boissons alcoolisées afin d’assurer les revenus de l’État et, de l’autre, en décourager la consommation afin de protéger les segments les plus vulnérables de la population. Dans de telles situations, il n’y a pas de solutions miracle. On doit donc prendre des décisions dont l’objet principal est la réconciliation d’intérêts parfois contradictoires. Les dirigeants agissent ainsi une étape à la fois, selon la tactique des petits pas, afin que même certains effets négatifs soient acceptables pour tous les acteurs concernés.

Les entreprises du secteur privé, soumises aux pressions sans cesse croissantes de nombreuses parties prenantes, se retrouvent dans des situations auxquelles le secteur public a traditionnellement dû faire face. Elles peuvent donc tirer de riches apprentissages à partir de modèles fondés sur une gestion modeste et attentive.


Notes

1 Voir notamment Barnard, C., The Functions of the Executive (1938) ; Simon, H. A., Administrative Behavior – A Study of Decision-Making Processes in Administrative Organization (1947) ; et Selznick, P., Leadership in Administration – A Sociological Interpretation (1957).

2 Lire la théorie de l’acteur stratégique élaborée en 1977 par Michel Crozier et Erhard Friedberg dans L’Acteur et le système ou encore le livre Le Management stratégique : de l’analyse à l’action par Francine Séguin, Taïeb Hafsi et Christiane Demers (2007).

3 Fadil, A., et Hafsi, T., Jean-Paul Bailly, un dirigeant éclairé à la tête d’entreprises publiques – Comment réconcilier sociétés d’État et profitabilité, Paris, Presses internationales Polytechnique, 2015, 188 p.

4 Voir en page 80 l’article de Luc Bernier, « L’entrepreneuriat dans le secteur public est-il possible ? ».