L’idée selon laquelle l’innovation et l’entrepreneuriat peuvent être présents dans le secteur public semble paradoxale. Mais un regard historique mettant en lumière de grands bâtisseurs et des équipes performantes d’aujourd’hui nous montre que c’est possible.

On associe généralement la notion d’entrepreneuriat au secteur privé. Parmi de nombreux exemples d’entrepreneurs qui ont changé le cours des choses de façon définitive, on peut penser à Steve Jobs ou, à une époque plus lointaine, à Henry Ford. Bien entendu, Steve Jobs n’a pas inventé l’ordinateur et Henry Ford n’a pas inventé l’automobile, mais ils ont tous deux révolutionné leur domaine respectif. Ces deux hommes ont innové et changé le monde autour d’eux. Ils ont créé des produits inédits jusqu’alors ainsi que de nouvelles façons de les rendre disponibles.

Selon l’économiste d’origine autrichienne Joseph Schumpeter (1883-1950), auteur fondamental sur ce sujet, l’entrepreneur type profite d’une opportunité en lançant un produit inédit ou un procédé innovant. Il sait aussi tirer avantage de l’ouverture d’un marché inexploré, de la découverte d’une source d’approvisionnement et de l’établissement d’une nouvelle organisation. C’est exactement ce que Jobs et Ford ont fait : ils ont profité d’une occasion offerte par le marché pour innover et ont ainsi gagné un avantage concurrentiel considérable.

Les voies de l’innovation dans le secteur public

Ce comportement opportuniste est possible dans le secteur public où, pourtant, la concurrence existe très rarement, où les récompenses sont beaucoup plus limitées et où la transparence est bien plus grande. Devant un enjeu d’intérêt public, il arrive toutefois que des individus créent de nouvelles organisations ou inventent des programmes publics qui présentent des avantages pour la population en général.

L’entrepreneuriat peut apparaître et croître dans de grandes organisations établies depuis de nombreuses années, ce que sont les actuels gouvernements des pays développés. Si un entrepreneur est essentiellement un individu qui a l’habilité de reconnaître une bonne occasion et qui a aussi la volonté, la ténacité et la capacité innovatrice de trouver les ressources et de les utiliser avec succès, pourquoi pas dans le secteur public ?

Une question de fonctions

Bien que tous les ministres ne soient pas des entrepreneurs, ils sont élus dans le but de changer les choses. On peut donc espérer qu’un certain nombre d’entre eux aient cette disposition ou ce trait de caractère.

Il est très intéressant que certains fonctionnaires aient la fibre entrepreneuriale sans toutefois jouir de la légitimité des élus, surtout dans un système parlementaire d’inspiration britannique, où la pression que crée la responsabilité ministérielle est jumelée au respect des normes et aux nombreux contrôles destinés à éviter les mauvaises surprises aux membres du cabinet ministériel. Dans ce contexte, on s’attend à ce que l’entrepreneuriat public soit rare. Dans les grandes bureaucraties publiques, le respect de la règle prime. Sortir du rang n’est pas encouragé. La prudence est valorisée.

Pourtant, des élus et des fonctionnaires vont au-delà de leur description de tâches et deviennent des entrepreneurs dans le cadre de leurs fonctions au service de l’intérêt public.

Des générations d’innovateurs

Au Canada, du côté des politiciens, on conclut aisément que la nationalisation des entreprises hydroélectriques au Québec à la suite des élections générales de 1962 doit beaucoup à René Lévesque. À Ottawa, Clarence D. Howe, ministre fédéral fort influent de 1935 à 1957, est lui aussi considéré comme un grand entrepreneur dans la sphère publique.

Dans le système américain, les responsables non élus de départements et d’agences gouvernementales doivent parfois devenir des entrepreneurs pour réaliser leurs objectifs. Ainsi, on a souvent souligné le travail de William Ruckelshaus : nommé premier directeur de l’Agence de protection de l’environnement en 1970, il a joué un rôle central dans l’interdiction du DDT, un pesticide très toxique et hautement polluant, aux États-Unis.

De nombreuses publications ont été consacrées à Robert Moses, qui a été, au milieu du 20e siècle, l’architecte du réseau d’autoroutes, de parcs, de plages aménagées, etc., de la ville de New York. Sans jamais avoir été élu, ce haut fonctionnaire controversé a bâti un véritable empire administratif où il a démontré tant son sens politique que son expertise et ses solides connaissances techniques et au sommet duquel il a réussi à se maintenir pendant quarante ans.

On pourrait aussi mentionner de nombreux autres hauts fonctionnaires visionnaires, notamment David E. Lilienthal, qui a dirigé dans les années 1930 et 1940 la Tennessee Valley Authority, une agence gouvernementale qui a permis de produire de l’hydroélectricité à faible coût pour les régions rurales, ou Wilbur J. Cohen, un des architectes du New Deal de Franklin D. Roosevelt.

Ici et aujourd’hui

On considère généralement  que l’époque de la création de nouvelles organisations dans le secteur public est révolue. De nos jours, il est plus juste d’y parler d’intrapreneurs que de bâtisseurs. Mais on y entreprend aussi comme dans le secteur privé.

Plus près de nous, on pourrait dire que Roland Arpin a joué au Musée de la civilisation, à Québec, un rôle fondamental, analogue à celui des hauts fonctionnaires américains cités précédemment. Fonctionnaire de carrière, M. Arpin a donné sa pleine mesure une fois nommé à la direction de cette institution muséale de haut calibre. Il y a là la conjonction d’une excellente connaissance des règles du jeu, de la capacité à obtenir les moyens nécessaires et d’un esprit d’entrepreneuriat. Pendant la Révolution tranquille, l’économiste André Marier a contribué à créer un certain nombre d’organismes étatiques, dont la Régie des rentes, qui ont joué un rôle crucial dans le développement socioéconomique du Québec. Et on pourrait ajouter d’autres exemples, notamment ceux de John Porter, qui a dirigé le Musée des beaux-arts du Québec de 1993 à 2008 et dont le travail a fait l’objet d’études approfondies, et de Pierre Bourque, qui, avant d’être maire, a été louangé pour son travail au Jardin botanique de Montréal. Quant au Canada anglais, on peut entre autres citer Maurice Strong et Bill Hopper, qui ont tous deux été PDG de Petro-Canada alors qu’il s’agissait d’une société de la Couronne.

Des terreaux plus fertiles

Les organisations publiques que nous venons de mentionner sont relativement autonomes si on les compare à la majorité des organisations du secteur public.

Il se peut donc que le potentiel d’entrepreneuriat public ne soit pas égal partout. Et il est possible que les musées soient davantage à l’abri des pressions politiques que subissent les ministères, par exemple. C’est ce qu’on observe quand on étudie la liste des lauréats du prix de la gestion innovatrice de l’Institut d’administration publique du Canada (IAPC). Ce prix, inspiré du modèle américain géré par l’Université Harvard, a pour objectif de valoriser le travail des fonctionnaires et d’aider à la diffusion des innovations. 

Revenu Québec est le seul organisme à avoir remporté le premier prix lors de cette compétition annuelle en 27 ans est Revenu Québec. Cette agence a l’avantage d’avoir des projets dont les objectifs sont mesurables et peut donc afficher clairement ses résultats.

Toutefois, la recherche montre que certains organismes centraux sont aussi des lieux d’innovation.

La place des équipes

L’entrepreneuriat contemporain dans le secteur public est plus souvent le résultat du travail d’équipes que d’individus. On peut donc parler d’entrepreneuriat ou d’intrapreneuriat collectif. Certains vont jusqu’à faire état de bureaucraties entrepreneuriales. Quand on interroge les lauréats du prix de l’IAPC, le travail d’équipe est au cœur des raisons données pour expliquer leur succès.

Les recherches sur la performance financière des sociétés d’État démontrent aussi que la mise en place d’une nouvelle équipe de gestion contribue bien davantage à modifier le cours des choses que la seule entrée en fonction d’un nouveau haut dirigeant. On peut ainsi penser que cet entrepreneuriat connaît des cycles, que les grands bâtisseurs comme Robert Moses à New York ont été remplacés par ces équipes qui œuvrent dans un environnement plus changeant, celui-ci exigeant des compétences plus nombreuses.

Une question d’envergure

Ce qu’il faut retenir, c’est que plusieurs des grandes avancées dans le secteur public ont été le fruit du travail d’entrepreneurs qui ont décidé de bâtir des cathédrales au lieu de se contenter d’être de simples tailleurs de pierre. Il faut donc repenser les façons dont on voit la transformation du secteur public et se demander si les changements qu’on y observe ne sont pas, dans les faits, le fruit du travail de véritables entrepreneurs publics.


Pour aller plus loin

Bernier, L., et Hafsi, T., « The Changing Nature of Public Entrepreneurship », Public Administration Review, vol. 67, n° 3, mai 2007, p. 488-503.