Le secteur privé contribue régulièrement aux projets du secteur public au moyen de partenariats, de contrats de consultation et de services divers. En même temps, le secteur public subventionne le privé, lui accorde des crédits d’impôt et investit dans ses activités. Mais où commencent et finissent donc les secteurs public et privé ?

La question a été remise à l’ordre du jour au Québec à l’occasion du débat sur la rémunération des dirigeants de Bombardier qui a fait rage à l’hiver et au printemps derniers. En effet, cette entreprise, après avoir touché un investissement gouvernemental de 3,3 G$, avait annoncé une hausse de la rémunération de ses sept grands patrons de l’ordre de 48 % malgré une perte nette de 981 M$ US en 2016 et l'annonce de 2830 mises à pied au Canada en octobre de la même année. Cette décision a suscité la colère au sein du grand public. S’estimant partiellement propriétaires de l’entreprise en raison de l’argent public qui y avait été investi, les contribuables ont remis en question la rémunération des dirigeants, même si, en réalité, il ne s’agit aucunement d’une société d’État.

Le cas de Bombardier n’est pas un exemple isolé. Au cours des dernières années, les médias ont mis en évidence de nombreux cas de cohabitation, parfois douteuse, entre le gouvernement et l’entreprise privée qui font réfléchir à propos de la frontière entre les deux secteurs.

Si on ajoute à tout cela la multiplication des partenariats public-privé (PPP) depuis deux décennies, de même que celle des subventions et des crédits d’impôt, l’interrogation suivante prend toute sa pertinence : où se termine le public et où commence le privé ?

L’économiste du Fonds monétaire international Ian Lienert pose directement la question dans le document de travail intitulé  « Where Does the Public Sector End and the Private Sector Begin ? ». Selon lui, la frontière entre les deux secteurs peut être fixée sans ambiguïté, conceptuellement du moins, même si aucune loi ne propose de définitions qui soient reconnues à l’échelle internationale. De quelle façon peut-on établir cette frontière ? Ian Lienert rejette tout d’abord les définitions des secteurs élaborées selon les fonctions exercées par chacun d’eux : bien que le secteur public soit en grande partie responsable de la prestation de services dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la protection sociale et environnementale, le privé fournit lui aussi des services dans ce domaine.

Le concept de propriété, par contre, permet de tracer une ligne assez claire : le secteur privé repose sur les entités détenues par le privé, alors que le secteur public concerne les entités détenues par l’État.

Des nuances apparaissent toutefois : en effet, le gouvernement contrôle souvent des organisations dont il n’est pas propriétaire, notamment au moyen de réglementations et de lois.

Des difficultés de perception

Lorsqu’on utilise la notion de propriété pour distinguer les deux secteurs, la frontière peut devenir floue aux yeux du grand public et faire place à une zone grise semi-publique et semi-privée.

Ainsi, une entreprise détenue en majorité par des intérêts privés fait-elle vraiment partie du secteur privé si le gouvernement, en vertu de sa participation financière ou de la présence de représentants de l’État au sein du conseil d’administration, oriente les politiques internes de cette entreprise ?

Selon Ian Lienert, les statisticiens considèrent que le gouvernement contrôle une entreprise s’il a la capacité d’en déterminer les politiques et les règlements internes. Une firme privée dans cette situation serait donc considérée comme étant publique. Le Conseil des normes comptables internationales du secteur public juge plutôt que le gouvernement contrôle une entreprise si deux conditions sont respectées : la condition de pouvoir et la condition de l’avantage. La première fait référence à la capacité du gouvernement d’influencer les politiques financières et opérationnelles de l’entreprise ; quant à la seconde, elle concerne le pouvoir de la dissoudre pour en obtenir entre autres certains avantages économiques tangibles.

Mission impossible

Bien qu’il soit utile de se demander où s’arrête le secteur public et où commence le secteur privé de façon à mieux encadrer juridiquement les droits, les responsabilités et les possibilités de prise de risques de chacun, Joseph Facal, professeur de management à HEC Montréal, reconnaît qu’il est extrêmement difficile de tracer une frontière théorique absolue et claire entre les deux secteurs.

« Je ne pense pas qu’on puisse trouver de réponse qui soit valide dans toutes les circonstances, dit M. Facal. Je ne voudrais pas m’aventurer à dire ce que c’est que l’essence du public et du privé. Au fond, je crois qu’il n’y a que des cas particuliers. » Le professeur reconnaît que la collaboration entre les secteurs public et privé peut aujourd’hui prendre des formes multiples, de l’impartition la plus banale aux projets massifs d’infrastructures réalisés en partenariat. Il peut s’agir d’un ministère qui confie des tâches de sécurité ou d’entretien ménager à une firme privée, d’un centre de santé public qui sous-traite la fourniture de soins de santé à domicile à une agence privée ou encore de ponts à péage où le secteur propriétaire vend son infrastructure à l’autre secteur au bout d’un certain nombre d’années.

Une histoire de métissages

Diverses formules hybrides continuent à apparaître, mais Joseph Facal rappelle que la collaboration entre le public et le privé remonte à loin. Selon lui, la frontière a toujours présenté des zones floues, le public et le privé étant toujours enchevêtrés.

« Il est dit dans la Bible que du temps où les autorités romaines avaient conquis la Judée, on avait embauché des agents privés pour percevoir les impôts dus à l’Empire romain », raconte-t-il. Un peu plus tard, entre le 16e et le 18e siècle, les monarques européens ont signé des ententes avec des corsaires, soit des marins privés. Ces lettres d’entente leur permettaient d’attaquer des navires ennemis et de conserver une part du butin.

De nos jours, les projets pilotés par l’administration publique sont bien sûr plus vastes et plus complexes. La construction d’un hôpital, comme celui du Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), construit selon la formule des PPP, en constitue un bon exemple.

« Il y a tellement d’entrepreneurs privés là-dedans qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits », dit Joseph Facal.

Des démarcations à établir

En réponse à la complexité croissante des projets de l’État, les contrats deviennent eux aussi plus complexes, fait remarquer Andrée De Serres, professeure à l’ESG-UQAM et spécialiste des PPP. Depuis les années 1990, les contrats s’allongent et sont de plus en plus souvent rédigés sur mesure, en fonction de ce qui est attendu d’un projet. La mondialisation a également poussé les élus et les entrepreneurs à voyager davantage et à prendre acte de tout un éventail de façons de faire en matière de contrats.

« Depuis 25 ans, on a donc assisté à des tâtonnements où les intervenants des différents secteurs ont tenté de trouver un mode de collaboration optimal, dit Andrée De Serres. Et on cherche toujours. »

Selon Mme De Serres, cette ingénierie contractuelle a donné naissance à de nouvelles possibilités de relations entre le public et le privé. Elle a peut-être rendu encore plus floue la frontière entre les deux secteurs aux yeux du grand public.

Dérapages

Compte tenu de la complexité accrue des projets et des contrats, les risques de dérapage sont plus élevés qu’auparavant. De ce point de vue, les problèmes de corruption au Centre universitaire de santé McGill ainsi que les retards et les explosions de coûts au CHUM ne sont pas très surprenants.

« Il y a des gens qui disent que c’est la conséquence naturelle d’une démarcation mal établie entre le public et le privé et qui affirment que c’était mieux avant », dit Joseph Facal. Le professeur ne croit toutefois pas qu’il y ait eu davantage de pureté dans les mœurs autrefois.

D’ailleurs, les processus actuels d’appel d’offres, par exemple, permettent d’attribuer des contrats de façon plutôt transparente, alors que les politiciens avaient auparavant beaucoup plus de latitude pour donner des contrats à leurs amis. Les fonctionnaires sont eux aussi soumis à des exigences rigoureuses en matière de reddition de comptes devant le Parlement, tandis que les médias surveillent l’administration publique plus étroitement que jamais. Les lobbyistes, eux, ont aujourd’hui l’obligation de s’enregistrer.

Une zone grise inévitable

Le grand public a tendance à réfléchir aux secteurs public et privé en termes dichotomiques, estime Michel Patry, directeur de HEC Montréal et professeur spécialisé en économie des organisations. Tel ou tel organisme est-il plutôt public ou plutôt privé ?

M. Patry croit toutefois qu’il est difficile de distinguer les deux secteurs de façon précise. Il vaut mieux envisager les choses sous l’angle du continuum, avec les entités entièrement publiques à une extrémité et les entités entièrement privées à l’autre. « Chaque fois qu’une autorité gouvernementale délègue des responsabilités au privé, on est dans le domaine du partenariat », dit-il.

La question de savoir où se trouve vraiment la frontière entre les deux secteurs risque de susciter de l’intérêt pendant longtemps : en effet, de plus en plus de projets peuvent être réalisés uniquement en partenariat. La raison en est simple : les gouvernements occidentaux n’ont pas les fonds nécessaires pour réaliser tous leurs projets. Ils doivent donc recourir aux capitaux privés.

Cependant, les projets qui chevauchent les deux secteurs sont parfois accusés de servir avant tout à privatiser les profits et à socialiser les pertes. Le contribuable sent qu’il peut y avoir des dangers et des pièges dans cette zone floue. Il estime qu’il ne peut être que perdant, car si le secteur privé prend part à un tel projet, c’est qu’il croit pouvoir gagner de l’argent.

« Et effectivement, il n’y a pas de philanthropie [dans ces cas-là], dit Michel Patry. Le privé ne participera pas s’il n’y trouve aucun rendement. Mais si c’est bien fait, la collaboration public-privé peut véritablement s’avérer une solution gagnant-gagnant. »