Nos institutions muséales, fortes de leur vénérable héritage, ne sont pas épargnées par les mouvements qui bousculent aujourd’hui nos sociétés en matière d’omniprésence technologique et d’attentes expérientielles de leurs clientèles. Entre le renouveau culturel et le risque de disneyification, comment les musées ont-ils négocié ce virage ? Place à l’« éduvertissement », une expérience destinée à informer et à divertir les publics !

Les changements en cours n’affectent pas que les musées définis selon l’acception la plus classique du terme. Centres d’interprétation, planétariums ou lieux publics d’observation astronomique, sites historiques, centres de sciences, parcs naturels et écomusées, pour n’en citer que quelques-uns, connaissent les mêmes transformations. À Montréal, l’évolution de l’Espace pour la vie depuis un certain nombre d’années déjà en est un exemple éloquent.

Le musée d'art moderne et contemporain Guggenheim de Bilbao, en Espagne

Le musée d'art moderne et contemporain Guggenheim de Bilbao, en Espagne

De nombreux établissements culturels, à l’architecture distinctive ou non, sont maintenant devenus des points d’attraction majeurs, contribuant de façon significative à la construction de l’image de marque de certaines villes ou de régions entières. On n’a qu’à penser à Bilbao, en Espagne, qui a acquis une notoriété internationale grâce au musée Guggenheim, ou encore, en Colombie-Britannique, au projet de la nouvelle Vancouver Art Gallery, dans le cadre duquel on reconnaît très explicitement le rôle joué par ce lieu comme icône de la culture pour cette métropole canadienne. Les résultats d’une étude menée au Canada1, aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni sont sans équivoque et assez uniformes sur ce plan. Désormais, pour ces institutions, l’enjeu est souvent de parvenir à concilier de multiples objectifs parfois contradictoires, certains allant bien au-delà de leurs fonctions traditionnelles de conservation, d’éducation et de recherche. Nous pouvons le constater chaque jour, alors que les musées deviennent des marques : les marques elles-mêmes y font leur entrée ! Ainsi, le Musée des beaux-arts de Montréal travaille avec soin son image et les liens qu’il tisse avec des publics divers devenus autant de communautés. Les grands couturiers (La planète mode de Jean Paul Gaultier : de la rue aux étoiles, présentée en 2011) et un joaillier (Inspiria : quand le Cirque du Soleil inspire une collection de haute joaillerie de la maison Boucheron, présentée en 2010) y font également leur entrée avec un succès jamais démenti.

Star Wars Identités et l’influence des technologies

Dark Vador - Exposition Star Wars au centre des sciences de Montréal en 2012

Dark Vador - Exposition Star Wars au Centre des sciences de Montréal en 2012.

L’influence des nouvelles technologies, qui permettent de concevoir des expériences de visite enrichies et de stimuler les sens des visiteurs de façon inédite, est elle aussi déterminante. Pensons, à titre d’illustration, à la réussite de l’exposition Star Wars Identités présentée en 2012 au Centre des sciences de Montréal. Ces technologies rendent possible la recréation d’un contexte d’exposition ou de présentation de l’objet-sujet muséal, favorisant ainsi, dans le meilleur des cas, la redécouverte de celui-ci. Il est à remarquer que ceci s’applique tant aux musées qu’aux organismes éducatifs ou aux industries culturelles.

Les entreprises elles-mêmes n’échappent plus à ce qui peut être considéré comme un véritable mantra de notre époque : celui de la valorisation du cadre d’une expérience immersive grâce à la mise en œuvre de dispositifs de ludification. Une entreprise aussi importante qu’IBM reconnaît depuis plusieurs années, de façon très claire, l’importance de la ludification pour la mobilisation de son personnel, en particulier auprès des fameuses générations Y et Z. Pour les institutions culturelles que sont les musées, l’objectif est avant tout d’ajouter à la qualité de l’expérience du public en ayant recours à la conception de parcours ou de moments marquants et mémorables.

L’hybridation de l’offre muséale

Dans le monde entier, cette tendance a notamment pour conséquence d’imposer une hybridation de l’offre muséale. Cette hybridation se caractérise par une porosité toujours plus grande entre les sphères du savoir ou de la culture et celle du divertissement, parfois même entre musées et parcs d’attractions. De plus en plus de musées se tournent vers des modes de présentation innovateurs et séducteurs qui comportent des éléments de nature récréative afin de valoriser des contenus traditionnellement jugés austères. Force est aussi de constater qu’à l’inverse, certains parcs d’attractions tentent quant à eux d’enrichir l’expérience de divertissement qu’ils offrent en incluant des éléments plus riches sur un plan culturel ou historique.

Ce double mouvement pose question. Dans leur désir d’assurer leur succès auprès du grand public, les musées, comme d’autres types d’attraits touristiques, courent le risque de succomber à un syndrome parfois appelé péjorativement « disneyification » ou « mcdonaldisation ». Ce risque est d’autant plus grand que les enjeux de financement des institutions muséales et éducatives s’avèrent incontournables. Dans un monde globalisé, l’accent mis sur la valeur et sur la force de l’expérience semble toutefois s’imposer partout.

Si certains gestionnaires de ces institutions embrassent sans hésitation ce mouvement, d’autres se montrent beaucoup plus circonspects, tout particulièrement en Europe. Pour les premiers, il n’y a rien de répréhensible à rendre ainsi plus agréable, plus vive et plus engageante la présentation d’œuvres, d’artéfacts, de techniques ou de milieux naturels. Plus qu’un passage obligé pour leur survie, ils y voient aussi une occasion unique de renouer un lien avec un public qui, par le passé, s’est parfois détourné de propositions dont la forme était perçue comme étant désuète.

Pour d’autres, le danger que représentent ces initiatives est bien réel et ne peut pas être ignoré. Ils déplorent l’accent mis sur une expérience éphémère, peu réflexive et centrée sur la stimulation forte des sens. Ils doutent que les instants ainsi vécus soient à même de transmettre avec fidélité la nature profonde des contenus présentés. À leurs yeux, la mise en scène excessive de ces contenus en vient à dissimuler leur nature véritable et constitue en définitive un obstacle à leur compréhension réelle par le grand public.

Les dispositifs interactifs mis en œuvre, aussi sophistiqués soient-ils, ont selon eux pour effet d’éloigner le visiteur du propos de l’institution et non de rendre celui-ci accessible. Selon ce point de vue, la forme ludique et engageante de la présentation muséale ne doit pas en arriver à prendre le pas sur la transmission ordonnée du contenu social, culturel ou historique d’une exposition. C’est là ce qui distingue leurs institutions et ils tiennent à maintenir cette distinction, quitte à ne pas toujours répondre aux besoins de plaisir et de divertissement des visiteurs.

La Tate Modern de Londres située dans une ancienne centrale électrique

La Tate Modern de Londres située dans une ancienne centrale électrique.

Notre recherche démontre que si ces deux visions coexistent bien aujourd’hui, la plupart des gestionnaires d’institutions muséales se situent sur une position intermédiaire et apprennent à composer avec une certaine spectacularisation de leurs expositions dans la mesure où elle sert leur mission première de conservation et de transmission. À Londres, la stratégie suivie par la Tate Modern est à cet égard tout à fait exemplaire en raison de la diversité et de la pertinence des expériences très différentes qui y sont proposées, au sein notamment d’un nouveau pavillon signé par le célèbre cabinet d’architecture Herzog & de Meuron.

Soucieux de leur succès populaire, ces gestionnaires semblent être à la recherche d’un équilibre nouveau, d’une forme de conciliation inédite. Ceci est vrai tant pour les expositions très populaires ou à grand déploiement que pour les propositions plus pointues et intimistes. Pour les unes comme pour les autres, la recherche de nouvelles formes s’impose donc.

Pointe-à-Callière : une réussite montréalaise

Construit sur l’emplacement même d’un site archéologique et patrimonial, Pointe-à-Callière, musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, se définit comme une véritable cité de l’histoire. Dans l’énoncé de sa mission, l’expression « faire aimer » arrive ainsi avant celle proposant de faire « connaître le Montréal d’hier et d’aujourd’hui ». Pour un domaine qui peut a priori sembler éloigné des intérêts habituels du grand public, une telle revendication n’est pas anodine. Il n’est en fait guère possible d’être plus clair quant à son intention, et ceci a des conséquences sur la façon dont les collections sont présentées ainsi que sur les diverses expériences conçues pour un lieu où la qualité de l’engagement du public est hautement valorisée. En marge de la présentation d’expositions diversifiées, souvent selon une trame narrative très élaborée, impliquante et adaptée aux publics visés, ce musée offre par exemple un spectacle multimédia d’avant-garde portant sur l’histoire de la ville, Signé Montréal, réalisé par Moment Factory. Que ce soit lors d’une Nuit blanche, lors de sorties « hautement divertissantes » et « interactives » conçues pour les familles en semaine de relâche ou lors de la projection de films d’art mêlant littérature policière et archéologie, Pointe-à-Callière, pour mener à bien sa mission, ne recule pas devant une certaine ludification afin de valoriser son propos. La qualité et la pertinence qui y sont maintenues en font une autre réussite montréalaise remarquable. Nous pourrions dire de même du Musée des beaux-arts de Montréal, du Musée McCord et de bien d’autres institutions. Décidément, Montréal est une terre fertile d’expériences transformées avec succès par le jeu dans bien des domaines pourtant réputés plus traditionnels !

Musée Pointe-à-Callière à Montréal

Musée Pointe-à-Callière à Montréal



Note

Un article actuellement disponible présente nos premiers résultats d’étude : Balloffet, P., Courvoisier, F. H., et Lagier, J., « From Museum to Amusement Park : The Opportunities and Risks of Edutainment » (« Du musée au parc d’attractions : opportunités et risques de l’“éduvertissement” »), International Journal of Arts Management, vol. 16, n° 2, hiver 2014, p. 4-18.