Le produit qu’elle commercialise – des chansons – est à la fois immatériel et omniprésent. Elle a été un des premiers secteurs touchés par le virage numérique et n’a plus jamais été la même depuis lors. L’industrie musicale s’est réinventée après avoir mené des batailles chimériques pour finalement retrouver le chemin des profits en créant et en adoptant de nouveaux modèles. Voici les leçons qu’elle peut enseigner aux autres industries qui seront affectées par la révolution numérique.

Des nouveaux joueurs dans l'industrie musicale

Les nouveaux joueurs dans l'industrie de la musique.

L’industrie de la musique a pour la première fois pris conscience de la menace que représentait Internet pour ses revenus le 13 avril 2000. C’est en effet ce jour-là que le groupe Metallica a engagé une poursuite contre Napster, la plateforme pionnière d’échange de fichiers musicaux, sur laquelle se trouvaient certaines de ses chansons. Bien que cette poursuite se soit soldée par une victoire pour Metallica et que Napster ait dû retirer les chansons du groupe de sa plateforme, l’industrie venait seulement de remporter une bataille. Même si elle devait ultérieurement en gagner d’autres, elle a au final été forcée de s’allier à l’ennemi.

Avant le virage numérique, amorcé notamment en raison de l’apparition du haut débit, les musiciens faisaient des tournées pour vendre leurs albums. Selon le modèle des 4P – prix, produit, promotion et « place » –, les albums étaient le produit, alors que les concerts servaient d’outil promotionnel. Mais avec l’arrivée du numérique, l’industrie a dû se rendre à l’évidence : ce modèle d’affaires ne pouvait plus tenir. Sauf qu’il n’y avait pas de solution évidente. Fallait-il offrir la musique en ligne ? Si oui, à quel prix ? Quel modèle de propriété choisir ? Fichiers ou lecture en continu (streaming) ? Et sur quelle plateforme ?

En même temps, le numérique a introduit de nouveaux joueurs qui ont chamboulé l’industrie et dynamité les barrières d’entrée. On pense par exemple à GarageBand, un logiciel d’enregistrement et de création musicale lancé en 2004. Grâce à cet outil et à beaucoup d’autres, les artistes ont pu commencer à produire de la musique en investissant seulement quelques centaines de dollars plutôt que des milliers comme auparavant.

S’adapter pour survivre

L'industrie de la musique en quelques chiffresEn conséquence, les cinq grandes entreprises (EMI Records, Sony, Vivendi Universal, AOL Time Warner et BMG) qui contrôlaient l’industrie et la distribution musicales au tournant du siècle – les Big Five – ont dû s’adapter. De cette transformation sont apparus de nouveaux modèles. Les artistes et leurs promoteurs se sont rendu compte qu’il fallait opérer un renversement : lesconcerts, entre autres, devaient devenir le produit, et la musique, l’outil de promotion lui-même.

L’artiste de musique électronique Derek Vincent Smith, ou Pretty Lights de son nom de scène, fait partie de ceux qui l’ont compris. En 2006, Smith a mis en ligne gratuitement son premier album, Taking Up Your Precious Time. Pour en faire la promotion, il a envoyé des messages personnels aux utilisateurs de MySpace qui aimaient des artistes similaires pour les informer qu’il offrait sa musique sans frais. Le nombre mensuel de téléchargements est rapidement passé d’une dizaine à 150.

Cette stratégie lui a d’abord permis de gagner en notoriété. Smith l’a donc poussée un peu plus loin : en 2011, il s’est associé avec Fame House, une firme spécialisée en marketing Web et en stratégies numériques dans le domaine du divertissement. Ensemble, ils ont décidé de mettre en ligne gratuitement un fichier contenant la musique de Pretty Lights ainsi qu’une nouvelle chanson et une vidéo d’un concert. Par contre, l’extrait inédit et la vidéo étaient verrouillés. Pour y avoir accès, les utilisateurs devaient fournir leur adresse courriel afin de s’abonner à la liste d’envoi du musicien. Plus de 60 000 personnes l’ont fait. Bien que ces tactiques n’aient pas directement généré de revenus, elles ont ouvert la porte à de nouvelles possibilités de promotion pour les concerts qui, eux, rapportent des revenus.

Misteur Valaire offert gratuitement

La formation musicale Valaire

La formation musicale Valaire a été la première au Québec à offrir sa musique sur le Web selon la formule « payez ce que vous voulez ».

Au Québec, la formation musicale Misteur Valaire a été la première à offrir sur le Web sa musique selon la formule « payez ce que vous voulez ». En septembre 2007, ce groupe – qui s’appelle tout simplement Valaire aujourd’hui – a lancé son album intitulé Friterday Night. Les internautes pouvaient le télécharger sans frais, sans même devoir offrir de l’information en échange. Cependant, à partir du 27 000e téléchargement, les fans devaient fournir leur adresse courriel.

Non seulement le groupe s’est créé une liste d’envoi, qui compte maintenant 25 000 admirateurs, il a aussi pu localiser géographiquement son public à dix kilomètres près en faisant la recension des adresses IP des internautes qui avaient téléchargé sa musique. C’est grâce à ces informations que Valaire a su que son troisième album, Golden Bombay, avait été téléchargé dans plus de 58 pays. C’est également grâce à ces données que le groupe a appris, en septembre 2009, que sa musique avait été téléchargée par 3 500 fans en France, principalement à Paris, et qu’il a entrepris là-bas une première tournée qui a eu beaucoup de succès.

La musique en streaming comme outil de promotion

Issus de la révolution numérique, les services de musique en streaming comme Spotify permettent aussi de générer des revenus, mais essentiellement pour les propriétaires des plateformes. Les artistes, eux, y gagnent peu. Selon un article paru en décembre 2015 dans The Verge, les musiciens reçoivent en moyenne entre 0,006 et 0,0084 $US par écoute. Toutefois, là encore, ceux qui parviennent à tirer profit de ce nouveau contexte sont ceux qui ont compris que la musique était devenue un outil promotionnel. Guillaume Déziel, l’ancien gérant de Valaire, a ainsi expliqué qu’à l’âge d’or du disque, il fallait dépenser au moins 80 000 $ en publicité pour rejoindre 40 000 acheteurs d’albums. Le groupe peut maintenant s’adresser gratuitement aux 25 000 abonnés de sa liste d’envoi, et ce, quand bon lui semble, sans le moindre intermédiaire.

chanteur Bono dans une publicité pour Vuitton

Des artistes se servent aussi de la musique pour promouvoir d'autres produits, comme ici, le chanteur Bono du groupe U2 dans une publicité pour la marque de luxe Louis Vuitton.

De nos jours, on peut donc se servir de la musique pour promouvoir non seulement des concerts mais aussi d’autres produits. Le groupe rock australien AC/DC, par exemple, utilise sa notoriété pour vendre une bière qui porte son nom. D’autres se tournent vers la mode. C’est ce qu’ont fait Jay Z, notamment cofondateur de Rocawear, et Bono, qui a « prêté » son visage à plusieurs publicités de Louis Vuitton. Le rappeur Dr. Dre, lui, a fondé Beats Electronics, la société au moyen de laquelle il a commercialisé ses écouteurs Beats by Dre, qui sont très populaires. En 2014, il l’a vendue à Apple pour près de trois milliards $US. Sinon, le bon vieux disque vinyle est toujours une autre façon d’engranger des revenus. Même s’il ne se vend plus autant que dans les années 1970, ce vecteur musical est aujourd’hui le seul support matériel en croissance dans le domaine de la musique.

Des changements irréversibles

Quelle leçon doivent tirer les autres secteurs d’activité à partir des transformations survenues dans l’industrie du divertissement ? C’est bien simple : le numérique entraîne des changements fondamentaux et irréversibles. Une fois le dentifrice sorti du tube, impossible de l’y remettre ! Il faut donc s’adapter à la nouvelle réalité. Se battre est souvent futile.

À l’heure actuelle, la tendance semble être à l’utilisation du numérique pour exploiter ses capacités à récolter des données sur ses clients. Les joueurs qui parviendront à tirer profit de l’analytique pour leur offrir des produits mieux ciblés verront leur chiffre d’affaires augmenter. Si un artiste musical en début de carrière comme Pretty Lights a pu y arriver, tous les secteurs d’activité le pourront éventuellement !

Article écrit en collaboration avec Simon Lord, journaliste et publié dans l'édition été 2017 de Gestion