La culture, c’est du sérieux ! Rien qu’à Montréal, ce secteur génère des retombées de 7,4 milliards de dollars et elles grimpent à 11 milliards, soit 6 % du PIB de la métropole, avec les retombées indirectes. Des centaines d’entrepreneurs culturels se trouvent derrière ces chiffres. Et contrairement à la croyance populaire, ils ne sont pas moins organisés ni moins performants que les entrepreneurs qui œuvrent dans les secteurs plus traditionnels. Pleins feux sur une industrie qui réinvente ses modèles d’affaires.

Princesse de cirque, un spectacle de la troupe Les 7 doigts de la main

Princesse de cirque, un spectacle de la troupe Les 7 doigts de la main qui a été présenté en Russie.

Nassib El-Husseini, directeur général de la troupe de cirque Les 7 doigts de la main, passe de la table de son bureau à la fenêtre. Il scrute la rue Roy, sur le Plateau Mont-Royal, où sa troupe doit loger jusqu’à son déménagement – en décembre 2017 – dans l’ancien Musée Juste pour rire. Tout ça sans arrêter de parler. De philosopher, même. Pas sur l’utilité de l’artiste, quoique le sujet l’interpelle fort probablement. Le quinquagénaire s’enflamme plutôt pour la nécessité d’exploiter les marchés internationaux, de nouer des partenariats commerciaux et d’éliminer les barrières.

Il parle en connaissance de cause : Les 7 doigts de la main ont donné 8 000 représentations dans 500 villes depuis 15 ans. « Ça nous prenait absolument des revenus pour survivre, alors on s’est attaqués à l’international, autant dans le marché commercial que dans le circuit institutionnel. » Aujourd’hui, 90 % du chiffre d’affaires de la troupe – qui s’élève à un peu moins de 10 millions de dollars – provient de l’international.

L’ADN de Montréal

La culture et le divertissement font partie de l’ADN de Montréal. Environ 82 000 personnes travaillent dans ce secteur, comparativement à 42 000 dans l’aérospatiale et 45 000 en sciences de la vie. Ce domaine génère jusqu’à 11 milliards de dollars de retombées directes et indirectes. Son poids relatif est probablement plus élevé aujourd’hui : la plus récente étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, d’où sont tirés ces chiffres, s’appuyait sur les données de 2013, déjà en forte hausse par rapport à 2008.

Des centaines d’entrepreneurs culturels se cachent derrière ces chiffres. « Contrairement à la croyance populaire, ils ne sont pas moins organisés ni moins performants que les autres entrepreneurs. Mais leurs méthodes de travail se distinguent assurément », explique Maurice Prud’homme, directeur général du Fonds d’investissement de la culture et des communications.

Voilà des méthodes dont devraient s’inspirer certains entrepreneurs traditionnels, confirme Renaud Legoux, professeur de marketing et responsable du programme de diplôme d’études supérieures spécialisées (D.E.S.S.) en gestion d’organismes culturels à HEC Montréal. « Les entreprises recherchent des employés passionnés, efficaces et capables de s’adapter. C’est exactement ce qu’on trouve dans les entreprises culturelles. » Par choix et en raison du contexte. Les bouleversements majeurs actuels et les ressources limitées les obligent à mobiliser leurs troupes et à innover frugalement.

Le secteur de la culture et du divertissement est loin d’être homogène. En plus de comporter différents créneaux (musique, littérature, arts de la scène, cinéma, etc.), il regroupe des entreprises à but lucratif et des organismes à but non lucratif. Vous êtes tentés de faire fi de l’expérience des OBNL, trop éloignée de la vôtre ? Ce serait une erreur, prévient Nathalie Maillé, directrice générale du Conseil des arts de Montréal (CAM).

Les organismes culturels sont moins subventionnés que certains le croient. Ceux qui sont financés par le CAM tirent près de 60 % de leurs revenus de sources privées (40 % pour les organismes ayant des revenus de moins de un million de dollars). De plus, comme ces organisations n’ont pas d’objectif de profitabilité, elles se concentrent entièrement sur leur mission, leurs créations et leurs produits. « Trouver une mission distinctive plutôt que chercher à vendre à tout prix, c’est la clé dans tous les marchés très concurrentiels », fait valoir Mme Maillé.

La mission au cœur de tout

« On ne peut pas créer exprès pour un marché, dit Nassib El-Husseini. Il faut que l’authenticité soit là, autrement ça ne fonctionnera pas. » Ce qui n’empêche pas Les 7 doigts de la main de consulter ses partenaires durant le processus de création. Et de choisir, entre deux productions sur la table à dessin, celle qui offre le meilleur potentiel. « Tout est une question d’équilibre », précise cet ancien politologue, tombé amoureux de la troupe quelques mois après sa fondation.

Kent Nagano

Pour véhiculer leur mission, les organisations culturelles mettent souvent à l'avant-plan un personnage public inspirant comme Kent Nagano, chef de l'Orchestre symphonique de Montréal.

Dans le domaine des arts et de la culture, la mission est toujours à prouver. « On n'est jamais meilleur que son dernier show », rappelle Simon Brault, directeur et chef de la direction du Conseil des arts du Canada. Ça crée une « relation amoureuse » avec la mission, une « adhésion organique » de toute l’équipe. À l’École nationale de théâtre, où il a travaillé pendant 32 ans, dont 17 années à titre de directeur général, il s’assurait que tous les employés, même les comptables et les informaticiens, aiment le théâtre. « Ensuite, il faut simplement entretenir la flamme en les plaçant en contact direct avec les créateurs, par exemple lors des répétitions. » Toute l’organisation est ainsi motivée à travailler autour et pour l’équipe artistique.

Il faut cependant véhiculer la mission bien au-delà des employés. Une foule de parties prenantes doivent y adhérer : bailleurs de fonds gouvernementaux, donateurs privés, commanditaires, partenaires, communauté… Pour convaincre tout ce beau monde, les organisations culturelles mettent souvent à l’avant-plan un personnage public fort, par exemple Nathalie Bondil au Musée des beaux-arts de Montréal ou Kent Nagano à l’Orchestre symphonique de Montréal (lire « Leçon de pertinence et de créativité, par Maestro Nagano »).


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« Quand la mission et les valeurs sont incarnées par une personne inspirante, elles résonnent beaucoup plus auprès du public », souligne Serge Poisson-de Haro, professeur de management à HEC Montréal. Les PDG plus traditionnels communiqueraient bien mieux les valeurs de l’entreprise s’ils laissaient tomber leur air sérieux et acceptaient de parler de ce qui leur tient à cœur.Pas possible avec le grand patron actuel ? Pourquoi ne pas s’inspirer du modèle bicéphale de plusieurs organisations culturelles : un leader pour la vision et la création, un autre pour la gestion et l’administration ?

Des équipes fluides

Qu’il s’agisse d’une production cinématographique, de la mise en scène d’une pièce de théâtre ou de la création d’un album de musique, les équipes de travail se forment au gré des projets. Puis, elles se désagrègent. Cette rotation exigeante pour la cohésion a toutefois l’avantage d’obliger les organisations à constamment évaluer leurs besoins, de même que les forces et les faiblesses de leurs collaborateurs. Ces changements amènent aussi le personnel et les pigistes à s’adapter à des visions et à des contextes de travail différents. « Tout le monde apporte un bagage d’expériences variées, ce qui enrichit les équipes de création », dit Maurice Prud’homme.

Par ailleurs, les gens n’ont souvent pas le choix de toucher à différentes tâches. Serge Poisson-de Haro constate la différence dans ses cours : les étudiants du milieu culturel assimilent plus rapidement les nouveaux concepts. « On voit qu’ils sont régulièrement confrontés à une gymnastique intellectuelle », dit-il. Les entreprises traditionnelles gagneraient ainsi à sortir leurs employés du carcan où elles les confinent par souci de productivité. « En leur confiant des responsabilités différentes mais en rapport avec leurs compétences, on leur offre de l’espace pour grandir. » Avec dosage et sans surmenage, bien sûr.

Cap sur le monde

Simon Brault multiplie les voyages depuis qu’il a pris les rênes du Conseil des arts du Canada, en juin 2014. Fraîchement débarqué d’Ottawa et attablé dans un café de la rue Saint-Denis, il évoque avec admiration tous ces artistes québécois dont on lui parle à l’étranger. Alain Lefebvre, « vénéré au Japon ». Les Ballets jazz de Montréal qui, en février et mars 2017 seulement, ont visité la France, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et la Chine. La compagnie de théâtre Singulier Pluriel, « très, très connue » en Amérique du Sud, notamment en Argentine. Sans oublier les autres troupes de danse et de théâtre, les artistes visuels, les musiciens électros…

La mondialisation permet de briller dans des créneaux pointus, peu importe d’où on vient. Et les créateurs montréalais sont particulièrement actifs pour saisir cette chance, juge Simon Brault. « Ils établissent des réseaux partout dans le monde, font de la cocréation et exportent en même temps qu’ils créent. » Ils visent le monde dès le premier jour, ce qui fait toute la différence. « Si tu penses local au départ, percer à l’international sera accidentel. »

Les artistes tissent leur toile grâce aux avantages qu’offre Montréal à tous les entrepreneurs : ses étudiants étrangers, ses universités et son immigration. « Tout est à portée de la main pour avoir une vision mondiale », dit Simon Brault.

Pour percer à l’international, mieux vaut s’allier à des partenaires locaux. Ils fournissent des fonds et un réseau de diffusion, mais ils aident surtout à comprendre les subtilités de la culture locale. « C’est la clé pour réussir dans un marché dont on ne connaît pas les codes », conseille André Courchesne, professeur de gestion d’organismes culturels à HEC Montréal.

Qu’est-ce qui fait vibrer ce public ? Quelles sont les sensibilités à respecter ? À la troupe Les 7 doigts de la main, on n’hésite pas à poser ces questions aux partenaires. Ni à partager avec eux les risques… et les profits. « On s’installe parfois dans un nouveau marché sans savoir si on obtiendra plus que l’équivalent de nos coûts directs. Mais à long terme, c’est gagnant », dit Nassib El-Husseini, qui travaille avec une demi-douzaine de partenaires réguliers et plusieurs autres partenaires occasionnels.

De nouveaux modèles d’affaires

La technologie a complètement bouleversé l’industrie culturelle. L’offre a explosé, en quantité comme en provenance. C’est maintenant le consommateur, et non plus le producteur, qui décide de ce qu’il veut voir, écouter ou lire.

« Certains entrepreneurs culturels croient à tort que ces changements ne sont que passagers », déplore Monique Simard, présidente et chef de la direction de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC). Heureusement, ajoute-t-elle, plusieurs y plongent avec enthousiasme.

Selon elle, il faut désormais trois têtes au sein des organisations culturelles : une pour les affaires, une autre pour la vision artistique et une troisième pour la technologie. « Si elles ne comprennent pas comment la technologie peut les aider à créer et à se promouvoir, elles ne survivront pas », dit Mme Simard, qui a entre autres orchestré le virage numérique de l’Office national du film.

La promotion doit maintenant s’enclencher dès les premiers instants du processus de création. Attendre d’avoir un produit fini ne suffit plus. Il faut désormais séduire et faire participer le public, notamment au moyen des médias sociaux. La technologie permet aussi aux créateurs de bien connaître leurs admirateurs… à condition de recueillir toutes les précieuses informations disponibles ! « Spotify a plus de détails sur le public québécois qu’en ont les artistes d’ici. Il faut que ça change ! », plaide Monique Simard. La SODEC a d’ailleurs fait de la maîtrise des métadonnées une priorité stratégique.

Il reste qu’en culture comme ailleurs, la transformation d’une organisation dépend d’une chose essentielle : la vision des dirigeants. Et ce n’est pas parce que des gens sont créatifs sur le plan artistique qu’ils sont nécessairement innovateurs en ce qui concerne leur gestion ou leur modèle d’affaires, prévient Simon Brault. « Se transformer est un défi dans tous les secteurs. »

Les dirigeants anticipent-ils l’avenir ? Sont-ils à l’écoute de la génération montante ? Essaient-ils de décoder les transformations de la société ? Le groupe musical Valaire, par exemple, « a compris avant les autres que ce sont les spectacles qui seraient payants » en offrant un album en téléchargement libre dès 2007.

Saison 2016 2017 théâtre aux ÉcuriesD’autres misent sur les collectifs. Sept compagnies émergentes ont fondé en 2005 le Théâtre Aux Écuries, installé dans le quartier Villeray depuis 2011. Les créateurs y partagent ressources et expertises diverses en plus d’y mettre en scène, parfois en coopération, leurs pièces de théâtre. Un peu comme le font les compagnies de danse contemporaine membres de Circuit-Est. Ou les artistes émergents installés à La Serre – arts vivants. Cette organisation, qui se décrit comme un « incubateur structurant » et un « activateur de collaboration », offre du soutien pour la recherche, la création, la production et le développement de projets d’artistes dans les domaines de la danse, du théâtre, de la performance ou du cirque.

Le financement prend lui aussi de nouvelles formes. Les Grands Ballets canadiens proposent de financer des minutes de création. Le Festival du Jamais Lu offre aux donateurs d’insérer un mot de leur choix dans une composition originale contre 10, 20 ou 50 $ ; ce festival a par ailleurs étendu ses activités à Québec et à Paris. Sans oublier les pièces de théâtre avec des amateurs-donateurs, les cercles de jeunes philanthropes, les soirées festives dans les musées, les marchés publics, etc.

Se bousculer soi-même

Toujours se réinventer, sans savoir si le public appréciera : c’est le lot des artistes… et d’une foule d’entreprises. D’où l’importance de trouver la bonne idée. Et de prendre les remue-méninges au sérieux.

Retraites dans un endroit isolé, sans cellulaire, avec des séance d’étirements et de relaxation : on s’assure de réunir les bonnes conditions pour laisser s’envoler l’imagination. « Les créateurs fonctionnent par méthode associative plutôt que déductive », indique André Courchesne. En rebondissant d’une idée à l’autre, ils arrivent à des résultats inattendus.

Leur inspiration provient de toutes les disciplines, même celles qui peuvent sembler très éloignées de la leur. « Les créateurs mettent ensemble des choses qui ne vont pas ensemble », dit François Colbert, titulaire de la chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux à HEC Montréal. Ils sortent des sentiers battus et vont là où on ne les attendait pas.

Pourquoi ne pas s’en inspirer en exposant le personnel à des œuvres d’art et à des artistes en résidence ? Les entreprises gagneraient même à nommer des artistes à leur conseil d’administration, dit Nathalie Maillé, dont le propre conseil compte une majorité d’artistes. « Ils ne sont pas dans la tradition. Ils bousculent, posent des questions, voient l’envers des choses. » De bonnes façons de rompre avec le statu quo et de sortir du cadre !