Désireux de consolider leur clientèle et de créer de nouvelles sources de revenus, les Grands Ballets canadiens de Montréal se sont donné, au cours des dernières années, des objectifs précis dont un des éléments constitue une véritable innovation sur le plan de la gestion : revoir la mission de cette compagnie de danse. Récit d’une transformation qui a placé la danse-thérapie au cœur d’un positionnement unique dans le marché.

Alain Dancyger, directeur général des Grands Ballets canadiens de Montréal

Alain Dancyger, directeur général des Grands Ballets canadiens de Montréal.

Inspiré par la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin, le directeur général des Grands Ballets canadiens de Montréal (GBC), Alain Dancyger, croit qu’une entreprise est semblable à un organisme vivant qui évolue dans un environnement où rien n’est stable. C’est pourquoi il a remis en question un des principes fondamentaux du management moderne, énoncé par les consultants et auteurs américains Thomas Peters et Robert Waterman1, selon lequel il faut se concentrer avant tout sur ses activités principales lorsqu’on dirige une organisation.

Depuis plus de 20 ans à la tête d’une compagnie de danse fondée en 1957 et dont la réputation en matière de créativité et d’excellence s’étend à l’échelle canadienne et internationale, Alain Dancyger est en effet convaincu que les dirigeants d’entreprise devraient concentrer leur attention sur les façons dont les consommateurs ont recours à ce qu’elles offrent pour jouir pleinement de la vie plutôt que de les considérer comme de simples moyens d’atteindre leurs propres objectifs.

Une mission renouvelée

Si les GBC sont en voie de concrétiser d’autres objectifs majeurs, notamment leur installation en 2017 dans de nouveaux locaux à l’édifice Wilder Espace Danse et l’accompagnement du directeur artistique Ivan Cavallari dans ses nouvelles fonctions à compter de la saison 2017-2018, le réexamen de la mission des GBC afin de « transformer la vie des gens grâce à tous les bienfaits que la danse peut apporter2 » constitue une grande innovation sur le plan de la gestion au sein de cette organisation.

GBC veut s'installer dans le bâtiment consacré à la danse, l'édifice Wilder, au coeur du Quartier des spectacles de Montréal

Les GBC ont comme objectif, en 2017, de s'installer dans le bâtiment consacré à la danse, l'édifice Wilder, au coeur du Quartier des spectacles de Montréal.

En 2012, Alain Dancyger a en effet présenté ce nouvel énoncé de mission à son conseil d’administration afin de répondre aux trois défis auxquels l’entreprise devait et doit toujours faire face : la faible différenciation de ses produits à l’échelle internationale, la stagnation du marché du ballet au Québec et l’absence de croissance des revenus des GBC. Cette nouvelle vision se décline sur deux axes principaux.

  1. Enrichir l’expérience des consommateurs : l’aménagement du nouvel édifice dans le Quartier des spectacles de Montréal comprendra un atrium de 350 places, un théâtre de 240 places et un café où on pourra participer à des soirées lounge, à des rencontres d’artistes, à des cours de danse et à des programmes de mise en forme.
  2. Utiliser la danse comme outil de promotion du mieux-être : des séances de danse-thérapie et des cours de danse adaptés seront offerts dans quatre nouveaux studios ainsi que dans des hôpitaux, des cliniques, des écoles et d’autres établissements partenaires.

Selon M. Dancyger, ces services vont amener aux GBC « non seulement les consommateurs de ballet mais aussi tous les citoyens en général, qui utilisent la danse d’une façon ou d’une autre ». Il précise sa pensée : « Si une personne est en santé, elle ira dans la division des loisirs, et si elle n’est pas en santé, on la dirigera vers la danse-thérapie. »

Cette approche innovatrice montre comment une entreprise peut se donner un avantage concurrentiel en se concentrant d’abord sur la satisfaction des besoins des consommateurs. En effet, c’est en explorant tous les bienfaits de la danse que les GBC ont choisi d’ajouter la danse-thérapie à leur offre de services, car cette activité contribue à la santé tant physique que mentale des gens.

Création du Centre national de danse-thérapie

En 2013, les GBC ont donc créé une nouvelle division : le Centre national de danse-thérapie (CNDT). Le public et les médias, dont le Wall Street Journal, se sont immédiatement intéressés à la danse-thérapie dès l’inauguration de ce centre.

Centre national de danse-thérapie des GBC

Le Centre national de danse-thérapie des GBC soutient une vingtaine de projets de recherche visant plusieurs types de clientèle, dont les enfants et les adolescents.

La première étape a consisté à obtenir un permis de formation professionnelle destinée à d’anciens danseurs ainsi qu’à des physiothérapeutes, des psychologues et des travailleurs sociaux. D’ailleurs, des discussions sont en cours en ce moment même avec des universités montréalaises en vue de créer un programme de maîtrise en danse-thérapie.

Lors de la deuxième étape, on a entrepris de lancer des projets de recherche pour démontrer aux partenaires publics et privés que la danse-thérapie procure des bienfaits à long terme, entre autres lorsqu’on l’intègre à des traitements médicaux. Deux segments de la population ont été ciblés dès le départ : les aînés atteints de problèmes cognitifs et les adolescents ayant des troubles de l’alimentation.

La phase d’implantation (2013-2017) dispose d’un budget de 1,6 million de dollars provenant de partenaires privés et publics, de fondations d’hôpitaux et des fonds de la compagnie elle-même.

Une fois amorcées, soit à l’automne 2017, les activités du centre seront rentables, avec un taux d’occupation de 25 % dans les quatre studios. De plus, un thérapeute sera engagé à temps plein pour offrir de la consultation en clinique externe. À terme, le service de danse- thérapie permettra d’ajouter environ un million de dollars aux revenus autonomes de la compagnie et les profits seront réinvestis dans les services de santé offerts aux danseurs et aux employés des GBC.

Toutefois, selon Alain Dancyger, la danse-thérapie aura un effet encore plus important : en effet, la notoriété de la marque des GBC en profitera grandement, car la danse-thérapie la différenciera de ses concurrentes.

Renforcer l’image de marque

En s’associant au domaine de la santé, la nouvelle image de marque des GBC leur permettra d’avoir accès à un bassin de donateurs beaucoup plus vaste. Selon Statistique Canada3, 65 % des donateurs soutiennent le milieu de la santé, comparativement à 3 % pour la culture. De plus, 17 % du total des dons recueillis sont alloués à la santé, comparativement à 1 % pour la culture. Pendant l’année 2015-2016, les GBC ont accumulé des revenus totaux de 13,5 millions de dollars, dont 49 % proviennent des ventes aux guichets, 28 % de subventions et 23 % de dons et de commandites.

Selon M. Dancyger, en montrant que la danse a des bienfaits qui dépassent la seule dimension esthétique, l’image des GBC bénéficiera de ce qu’on appelle un effet de halo, souvent associé aux valeurs d’empathie et de justice sociale. Ainsi, avec la danse-thérapie, les GBC accroîtront le nombre de leurs donateurs et amélioreront la façon dont leur marque est perçue.

Un positionnement unique

Selon le directeur des GBC, quand une entreprise bénéficie d’une position dominante dans un marché stable, elle doit envisager d’offrir de nouveaux produits et services liés à sa mission. Ainsi, en s’associant à des valeurs comme la santé et le mieux-être, elle peut y occuper une position unique. Ce positionnement est particulièrement pertinent dans le domaine artistique, mais il peut s’appliquer à tous les secteurs de l’économie. En s’engageant dans la danse-thérapie, les Grands Ballets canadiens de Montréal vont voir augmenter leurs revenus autonomes et leurs dons, tandis que leur place dans la société va acquérir une nouvelle dimension grâce à l’effet de halo créé autour de la marque.

Pour toutes les entreprises, il peut être rentable à long terme de penser sa mission autrement, c’est-à-dire de réfléchir à la façon dont les consommateurs utilisent les produits et services offerts pour profiter pleinement de la vie.


Notes

1 Peters, T. J., et Waterman, R. H., « In Search of Excellence – Lessons from America’s Best-Run Companies », New York, Harper & Row, 2012, 400 p.

2 Tous les extraits proviennent d’une entrevue menée avec Alain Dancyger le 2 octobre 2015.

3 Turcotte, M., « Les dons de bienfaisance des particuliers », Statistique Canada, 15 décembre 2015.