Grâce à la numérisation, le Metropolitan Opera (MET) de New York diffuse ses spectacles dans quelque 2 000 salles partout sur la planète. À la dixième saison de son programme numérique, l’opéra a ainsi vendu plus de trois millions de billets pour la présentation de ses spectacles sur grand écran, ce qui équivaut à près de quatre fois la capacité de sa salle new-yorkaise. Géants et petits du monde culturel doivent-ils numériser ou non leur modèle d’affaires ? Récit d’une dynamique concurrentielle en pleine mutation.

Yannick Nézet-Seguin

Un Québécois au MET

Montréal rayonne à New York ! Le chef de l’Orchestre métropolitain, Yannick Nézet-Séguin, assurera la direction musicale du MetropolitanOpera (MET) dès la saison 2017-2018 et assumera les pleines fonctions de ce poste à compter de la saison 2020-2021 en vertu d’un contrat de cinq ans. Il succède à James Levine, qui a quitté ce poste prestigieux après 40 ans de services. À 42 ans, le Montréalais devient ainsi le troisième directeur musical de l’histoire du Metropolitan Opera de New York.

En 2006, lorsque le directeur général du MET, Peter Gelb, a fait paraître dans les salles de cinéma les productions de l’opéra qu’il dirige, il souhaitait au premier chef les faire connaître à de nouveaux publics pour les amener à se tourner vers sa salle new-yorkaise. Ancien directeur de Sony Classical, également producteur de la musique de la mégaproduction Titanic de James Cameron, Peter Gelb était convaincu que c’était la voie à emprunter pour que la numérisation serve les intérêts de son opéra et non l’inverse. En effet, après les attentats du 11 septembre 2001, le taux de fréquentation du MET avait considérablement diminué, atteignant à peine les 72 %, soit bien moins que les 90 % habituels. Gelb se devait d’agir et il l’a fait.

Son coup de génie ? Réussir à faire éclater pour de bon les barrières géographiques traditionnelles des opéras en parvenant à les concurrencer directement sur leur propre territoire, et ce, partout dans le monde. Ainsi, depuis 2006, le MET propose ses spectacles dans de nombreuses villes sur les cinq continents. Le spectateur paie en moyenne 25 $ pour aller voir une production d’opéra projetée dans une salle de cinéma, soit le même prix que la place la moins chère dans la salle du MET. Le succès a été immédiat.

Le revers de la médaille

Succès populaire, succès d’estime, succès financier, donc. Mais il n’en demeure pas moins que le geste spectaculaire du directeur du MET, controversé à l’époque, n’a pas soulagé tous les maux de cette institution culturelle, toujours aux prises avec la nervosité budgétaire inhérente à son taux d’occupation. Plus de 80 % du financement du MET provient de ses spectateurs : la billetterie génère 40 % des ventes, tandis que les dons de commanditaires, de fondations familiales et de généreux donateurs individuels plutôt âgés assurent une autre tranche de 40 % des recettes.

Or, si les productions plus modernes des classiques du répertoire conviennent généralement au public des salles de cinéma, elles ne sont pas toujours les préférées des grands donateurs, eux-mêmes habitués aux productions à grand déploiement. Victime de son succès, le MET doit donc composer avec une nouvelle tension entre sa clientèle la plus lucrative et son nouveau public à l’échelle planétaire, plus disparate, qui forge néanmoins sa renommée internationale.

En outre, à son grand désarroi, le directeur du MET se voit forcé de constater que plusieurs spectateurs habituels de New York et des environs choisissent désormais d’aller au cinéma plutôt que de visiter la célèbre salle du Lincoln Center, préférant ainsi les endroits où le stationnement est sans doute plus simple et moins cher qu’à Manhattan !

De nouveaux modèles d’affaires

En salle de cinéma à New York, une projection par le Metropolitan Opera

En salle de cinéma à New York, une projection par le Metropolitan Opera.

Le MET a élaboré un nouveau modèle d’affaires compatible avec l’ancien (même si le taux de fréquentation de sa salle semble stagner autour des 80 %), ce qui lui a permis de générer des revenus qui compensent probablement le manque à gagner en salle.

Ne nous méprenons pas : les modèles d’affaires ne seront pas tous numériques. Leurs gestionnaires devront toutefois prendre en compte cette nouvelle réalité. La réponse n’a pas à être uniquement de nature numérique. Contrairement aux domaines de la danse, du théâtre ou de la musique, le monde de l’opéra a été profondément marqué par l’expérience du MET. Les opéras de Paris, de Londres et de Milan ont rapidement plongé dans cette aventure par effet de mimétisme après avoir vu leur célèbre concurrent agir de la sorte. La numérisation des uns aura donc servi de déclencheur pour les autres.

Pour les entreprises culturelles de tous les secteurs, il suffira parfois de numériser leurs relations clients. Dans d’autres circonstances, ce sera le cœur même de leur offre qui devra changer. Une tension régnera toujours au sein de ces entreprises, car elles devront toujours veiller à renforcer leur avantage concurrentiel, l’élément vital sur lequel se fonde leur réputation.

Les yeux de l'Opéra de Vienne

L’Opéra de Vienne a opté pour une tout autre avenue que le MET. En 2013, son directeur, Dominique Meyer, a décidé de créer un partenariat avec la multinationale sud-coréenne Samsung pour offrir une expérience multiangles aux spectateurs grâce au système de retransmission en direct LiveStreaming. Dominique Meyer a en effet préféré l’installation de 14 caméras Ultra HD discrètes et fort performantes, dont les images sont toutes accessibles aux spectateurs sur leur télévision connectée, et ce, en temps réel mais aussi en différé, comme c’est le cas des projections cinématographiques du MET. Ces dernières sont des versions filtrées par les choix du metteur en scène de la captation numérique, ce qui peut déplaire aux puristes. Vienne a donc fait le choix de la transparence. En 2014, l’Opéra de Vienne a reçu le prestigieux prix de l’innovation de l’International Broadcasting Convention, aux Pays-Bas, pour cette innovation.

Comprendre son environnement

Madame Butterfly à l'Opéra de MontréalMadame Butterfly à l'Opéra de Montréal

L’Opéra de Montréal, un aimant pour les jeunes

L’Opéra de Montréal (OdeM), qui frôlait la faillite il y a dix ans, a pris le taureau par les cornes quand le MET est arrivé sur les écrans de la métropole québécoise en bombant le torse. Fort conscient qu’il ne pouvait pas concurrencer le géant américain de l’opéra sur son propre terrain, Pierre Dufour, directeur général de l’OdeM à l’époque, a plutôt choisi d’ancrer sa troupe dans la communauté en offrant par exemple des prestations multiples dans le métro à heure de grande affluence ainsi qu’une communication ciblée grâce aux médias sociaux. Et la campagne « Montréal mérite son opéra » a permis de faire connaître les visages d’artistes lyriques d’ici. La réponse a été immédiate et positive. Cette institution montréalaise de renom pique aujourd’hui la curiosité de ses concurrents en ce qui a trait à sa clientèle de moins de 30 ans, celle-ci frôlant les 30 % par rapport au total, un chiffre appréciable et enviable. Bref, une situation unique au monde, à faire pâlir d’envie les plus grands !

Toute organisation doit impérativement comprendre avec finesse son environnement et l’évolution de la dynamique concurrentielle dans son secteur d’activité. Elle doit aussi établir des orientations stratégiques qui renforceront ce qui fait la force ou la nature distinctive de son offre. Elle peut ainsi opter pour l’intégration des technologies numériques dans une partie de son modèle d’affaires (notamment tout ce qui a trait à la relation clients) et pour des solutions plus locales, c’est-à-dire plus proches de sa communauté, de ses employés et de ses consommateurs.

Un exemple montréalais ? Face aux plus grands musées du monde – le Louvre à Paris, l’Hermitage à Saint-Pétersbourg ou la National Gallery à Londres, entre autres –, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) a choisi de faire rayonner le savoir-faire montréalais. Ainsi, l’exposition sur le styliste français Jean Paul Gaultier a été principalement créée avec un réseau de partenaires locaux, notamment en ce qui concerne l’intégration de technologies numériques dans le contenu même de l’exposition. Le succès a été non seulement montréalais mais aussi planétaire : cette exposition a été vue de Munich à New York en passant par Paris et Séoul.

Le MBAM est devenu une institution culturelle phare qui a réussi son ancrage dans dans sa communauté, notamment grâce aux médias sociaux. Les technologies numériques sont donc là pour rester, y compris dans les domaines artistiques. La salle de spectacles ou d’exposition se trouve en effet au cœur de l’expérience émotionnelle collective. Elle constitue le fondement d’une industrie créatrice d’émotions. Son avenir est dès lors assuré. « Au 21e siècle, la culture sera ce que le sport a été au 20e siècle », se plaît à dire la directrice du MBAM, Nathalie Bondil. Il ne fait aucun doute que les organisations culturelles deviendront incontournables dans nos sociétés. Celles qui parviendront à partager beauté et émotion avec leur public, que ce soit sur les lieux mêmes oupar d’autres moyens – numériques ou non –, seront donc promises à un très bel avenir.

Article écrit en collaboration avec Francis Halin, journaliste