Illustration : Sébastien Thibault

L’heure est au bilan de santé des travailleurs, après des années marquées par une pandémie, une vaste réorganisation du travail, une pénurie de main-d’œuvre et une modernisation de la Loi sur la santé et sécurité au travail (LSST). Or, certaines données brossent un portrait préoccupant de la situation.

La définition de ce qu’on entend par «santé des travailleurs» a beaucoup changé au fil des décennies. Pendant longtemps, toute l’attention était concentrée sur la santé physique, c’est-à-dire la prévention des accidents, des blessures et des maladies. «Plus récemment, on a intégré la dimension de la santé psychologique, raconte Mouna Knani, professeure agrégée au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal. Maintenant, on ajoute la santé sociale, qui couvre notamment la qualité des relations interpersonnelles au travail, le niveau de soutien des collègues et des supérieurs, et la gestion des conflits.»

On parle alors de «santé globale». Cette notion repose sur la définition qu’en donne l’Organisation mondiale de la santé (OMS), selon laquelle «la santé est un état de bien-être physique, mental et social complet, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité».

Cette nouvelle approche progresse dans la législation québécoise. La Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail, sanctionnée en 2021, introduit la notion de risques psychosociaux liés au travail. Elle exige que les employeurs l’intègrent à leur programme de prévention et à leur plan d’action.

«On reconnaît ainsi que l’ensemble de l’organisation du milieu de travail peut créer un stress qui a le potentiel de se transformer en maladie physique ou psychologique», souligne Laurie Kirouac, professeure au Département des relations industrielles de l’Université Laval.

Le champ de responsabilité de l’employeur s’est aussi étendu au domicile de ses salariés, à la suite du recours massif au télétravail. En 2022, le Tribunal administratif du travail a conclu qu’une femme qui avait chuté dans les escaliers de son domicile en quittant la pièce où se trouvait son bureau pour aller manger avait bel et bien été victime d’un accident de travail.

La réforme de la LSST en 2021 laisse en outre penser que l’employeur est responsable d’assurer la protection de ses travailleurs contre des violences physiques sur les lieux de travail, ce qui pourrait inclure la violence domestique en télétravail. «C’est un aspect que les employeurs n’avaient pas à gérer auparavant et qui leur posera des défis», note Alain Marchand, professeur titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal.

Le télétravail complique également la détection des signes de détresse psychologique et l’augmentation de certains facteurs de risque, comme l’isolement, la perte de soutien, le manque de reconnaissance et la détérioration des relations entre les employés. «On s’est beaucoup inquiété de la capacité des gestionnaires d’évaluer à distance la performance des salariés, mais surveiller leur bien-être mental et physique pourrait être bien plus difficile», souligne Mouna Knani.

Dossier – Vos employés sont-ils en santé?

Une détresse psychologique très répandue

Cet élargissement de la définition de la santé des travailleurs nous invite donc à porter un regard à 360 degrés sur les statistiques qui mesurent leur état de santé. Or, les données à cet égard restent relativement rares. La plupart proviennent de l’Enquête québécoise sur la santé de la population (EQSP) réalisée par l’Institut de la statistique du Québec.

«Le volet travail représente une infime partie de cette enquête, explique le Dr Michel Vézina, médecin spécialiste en santé publique et en médecine préventive à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ). J’aimerais que Québec soutienne la réalisation d’une enquête spécifique sur la santé liée au travail, dont la dernière remonte à 2008.»

L’EQSP renferme tout de même des données intéressantes, quoique parfois alarmantes. Ainsi, parmi les travailleurs de 15 ans et plus, près d’une personne sur quatre déclare un niveau élevé de détresse psychologique qu’elle associe complètement ou partiellement à son travail. «Dans tous les groupes d’âge, les femmes sont plus touchées 29% que les hommes», souligne Michel Vézina. En moyenne, une femme sur quatre se trouve dans cette situation, contre un homme sur cinq. Cette détresse psychologique est particulièrement présente dans l’enseignement (30,7%), les soins de santé et l’assistance sociale (28,9%), et les administrations publiques (26%).

18%

C’est le pourcentage de travailleurs québécois de 15 ans et plus qui affirment recevoir un soutien faible ou modéré de la part de leurs collègues. Les femmes de 45 ans et plus mènent le bal, puisqu’elles sont plus de 21% à faire le même constat.

Source : Institut de la statistique du Québec

L’Étude longitudinale de l’Observatoire sur la santé et le mieux-être au travail (ELOSMET), qui a débuté en 2019, révèle pour sa part que près de 40% des travailleurs interrogés souffraient de détresse psychologique. Le dernier cycle de l’étude (2021-2023) montre que 15,9% vivaient une dépression, 12,5% de l’anxiété et 25,4% de l’épuisement professionnel, et que 22,4% faisaient usage de médicaments psychotropes. Les résultats de l’ELOSMET indiquent eux aussi que les femmes sont plus touchées que les hommes.

«Les données révèlent une augmentation de ces problèmes qui coïncide avec la pandémie, puis un retour à une situation plus normale. Cependant, même avant cette crise, les chiffres concernant les symptômes de détresse psychologique étaient assez élevés», analyse le professeur Alain Marchand, qui dirige aussi l’Observatoire sur la santé et le mieux-être au travail.

Côté santé physique, les troubles musculosquelettiques continuent de faire des ravages. Pas moins de quatre femmes sur dix en souffrent, contre un peu plus de deux hommes sur dix. Les secteurs des soins de santé et de l’assistance sociale, de l’administration publique, de la construction et du commerce sont particulièrement affectés.

Les données de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) affichent pour leur part 12 150 dossiers ouverts ou acceptés pour maladies professionnelles en 2022, un nombre très similaire à celui de 2021, mais en hausse de 21,7% par rapport à 2020. Les dossiers ouverts pour des lésions liées à des accidents de travail ont connu une très forte progression entre 2021 et 2022 (37,9%). Cette hausse est attribuable en grande partie au secteur de la santé et des services sociaux, qui est passé de 26 487 à 74 459 dossiers sur un an. Une augmentation fulgurante de 181%.

«On parle beaucoup de santé psychologique en ce moment, avec raison, mais on ne doit pas oublier que les accidents de travail, les lésions professionnelles et les problèmes physiques liés au travail demeurent des sujets de préoccupation importants», rappelle Alain Marchand.

Attaquer la racine des problèmes

Une grande partie des membres québécois du Syndicat canadien de la fonction publique évoluent dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’administration publique. On l’a vu, les problèmes de détresse psychologique affectent particulièrement ces domaines. «Les gens sont encore épuisés d’avoir dû affronter la pandémie, et ils font face aujourd’hui à une pénurie de main-d’œuvre qui alourdit leur tâche», explique Me Sophie Martin, coordonnatrice au Service de la santé et de la sécurité du travail du syndicat.

Elle note que dans les secteurs de la santé et de l’éducation, les femmes sont, parmi tous les travailleurs, celles qui peinent le plus à conserver un bon équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Elles ressentent aussi le plus haut niveau d’exigence psychologique. Les hommes qui travaillent en enseignement, quant à eux, sont ceux qui trouvent le plus faible soutien de la part de leurs collègues.

29%

Plus d’une femme sur quatre qui occupe un poste de gestion mentionne avoir de la difficulté à maintenir un équilibre entre ses obligations professionnelles et ses responsabilités personnelles ou familiales. 21% des hommes qui occupent des fonctions similaires affirment eux aussi éprouver ce genre de difficultés.

Source : Institut de la statistique du Québec

«L’éducation et la santé sont souvent les deux secteurs les plus problématiques lorsqu’on observe divers risques psychosociaux», souligne Me Sophie Martin. Pour elle, cela révèle l’impact des facteurs organisationnels sur la santé psychologique des travailleurs ainsi que la nécessité, pour les employeurs, de s’améliorer en matière de prévention.

Pourtant, la LSST est très claire à cet égard. «Elle stipule que les employeurs doivent protéger la santé psychologique et l’intégrité physique de leurs employés», résume Laurie Kirouac, qui rappelle que les employeurs se concentrent très souvent sur la prévention secondaire ou tertiaire, comme modifier les habitudes de vie des travailleurs ou améliorer leur gestion du stress. «Ce n’est pas une manière d’attaquer à la racine les risques psychosociaux, mais plutôt une tentative de mieux équiper le travailleur pour répondre aux exigences de l’organisation», déplore la professeure.

Les employeurs devraient plutôt se regarder et changer les conditions de travail qui génèrent trop de stress ou qui augmentent les risques psychosociaux. Ces déterminants sont bien connus : soutien des collègues et des supérieurs, charge de travail, rythme de travail, équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, degré d’autonomie et de reconnaissance, etc. «Les travailleurs sont déjà très responsabilisés, ajoute-t-elle. Beaucoup cherchent à s’occuper de leur santé mentale et à conserver de saines habitudes de vie. Il reste à sensibiliser les employeurs quant à leur responsabilité de préserver la santé globale de leurs travailleurs en agissant sur les conditions de travail. Cet aspect demeure le maillon faible.»

23%

Près d’un travailleur sur quatre soutient avoir un faible niveau de reconnaissance au travail. Les femmes arrivent encore en tête de liste (27%, comparativement à 20% chez les hommes).

Source : Institut de la statistique du Québec

Mouna Knani rappelle pour sa part que le Québec accuse un gros retard sur l’Europe en matière de prévention des risques psychosociaux au travail. «Nous avons été parmi les premiers à légiférer sur la question de la santé et de la sécurité au travail, mais nous avons tardé à y intégrer les dimensions psychologiques et sociales.»

En France, par exemple, l’Accord national interprofessionnel sur le violence au travail (2010), qui découlent d’accords-cadres européens, mettent plus l’accent sur ces risques. En 2017, la France avait aussi inclus le droit à la déconnexion dans son Code du travail. Il stipule que l’employé n’a pas à rester joignable en dehors de ses heures de travail et que l’employeur doit encadrer l’utilisation des outils numériques.

Une démarche gagnante

Pour s’améliorer, les gestionnaires auront besoin d’accompagnement. C’est la mission que s’est donnée le Groupe entreprises en santé. «De plus en plus d’employeurs comprennent que tout ce qui se passe dans leur organisation a des répercussions positives ou négatives sur la santé globale de leurs salariés, estime le Dr Mario Messier, directeur scientifique du groupe. Ils cherchent à cibler les meilleures pratiques pour préserver cette santé globale.»

Le Groupe entreprises en santé a développé, en collaboration avec le Bureau de normalisation du Québec, la norme Entreprise en santé (ES), la première au monde à offrir un cadre de référence en matière de santé et de mieux-être au travail. Elle propose une cueillette de données touchant la conciliation travail-vie personnelle, les pratiques de gestion, l’environnement de travail et les habitudes de vie, afin de prioriser les besoins et d’établir les interventions pertinentes. La norme comporte trois niveaux de certification : ES, ES Élite et ES Élite+, en fonction du niveau d’engagement de l’employeur.

Mario Messier identifie six gagnants d’une démarche de santé et mieux-être au travail, qu’il appelle les «6G» : l’employé, sa famille, le gestionnaire (qui a moins de problèmes à gérer), le client (qui reçoit un meilleur service), l’État (dont les dépenses en santé baissent) et l’entreprise. «Pour une fois, les intérêts de toutes ces parties prenantes sont tout à fait en harmonie», relève-t-il.

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion