Illustration : Sébastien Thibault

Les outils d’intelligence artificielle (IA) générative font rêver ceux qui les regardent sous l’angle des gains de productivité. Mais ils font aussi craindre la perte de certaines habiletés cognitives et l’émergence d’un nouveau fléau : la paresse.

L’automatisation des tâches manuelles se poursuit depuis très longtemps, mais l’arrivée de l’IA générative nous fait franchir un pas supplémentaire : l’automatisation des tâches cognitives. «Certains redoutent que le rôle de l’être humain soit réduit à celui d’un opérateur de machine, alerte Xavier Parent-Rocheleau, professeur adjoint au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal. De plus, toute forme d’automatisation peut engendrer une perte de vigilance qui se traduit par une diminution des compétences.»

Il donne l’exemple des pilotes d’avion. Puisque la majeure partie du vol repose sur l’aide automatique, le défi des compagnies aériennes consiste à trouver des manières de s’assurer que leurs employés restent concentrés et qu’ils savent réagir lorsqu’ils ne peuvent plus compter sur cet appui. En 2009, le vol Air France 447 s’est écrasé dans l’Atlantique parce que les pilotes n’ont pas bien réagi après que le système automatique s’est désengagé en pleine tempête.

Il précise que d’autres estiment au contraire que l’IA sera source d’émancipation : elle libérera les êtres humains de tâches répétitives et ennuyeuses pour qu’ils en accomplissent d’autres qui exigent plus de créativité. «Les deux visions ont du mérite, croit le professeur. Tout dépendra de notre manière d’utiliser ces outils.»

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L’âge de la paresse?

La même ambiguïté apparaît lorsqu’on réfléchit à la paresse. «Elle vient souvent d’un manque de motivation, note le professeur. Or, la technologie peut devenir motivante ou démotivante.» Il rappelle que la motivation découle de la satisfaction de trois grands besoins psychologiques : l’autonomie, la compétence et l’appartenance sociale. L’IA pouvant combler ou frustrer ces besoins, la paresse ne constituerait donc pas un effet inévitable de l’usage de l’IA.

Un article publié en juin 2023 dans la revue Humanities and Social Sciences Communications présente tout de même des résultats inquiétants. Les chercheurs ont analysé l’impact de la diminution du rôle des êtres humains dans les processus décisionnels sur 285 étudiants universitaires au Pakistan et en Chine. Leur étude semble montrer que l’IA rend bel et bien les gens plus paresseux.

Dans leur article, les chercheurs rappellent que nous avons de plus en plus recours à l’IA pour analyser la quantité de données, désormais gigantesque, qui entre en jeu dans les prises de décision. Selon eux, cela entraînera une érosion de certaines capacités cognitives liées à la prise de décision, puisqu’on tend naturellement à perdre les capacités qu’on n’utilise pas.

La croissance de l’usage de l’IA limiterait donc forcément la capacité du cerveau humain de penser. Comme l’IA infiltrera tous les aspects de notre vie quotidienne, cette érosion pourrait se généraliser. Cette dépendance envers l’IA «minimisera notre autonomie en remplaçant nos choix par ses choix et nous rendra paresseux dans divers aspects de la vie», écrivent-ils.

Le biopsychologue américain Nigel Barber s’est intéressé à ce phénomène. Pour bien le faire comprendre, il aime citer la relation entre Bertie Wooster et son majordome Jeeves, dans les romans de P. G. Wodehouse1. Bertie est un riche Anglais plutôt oisif dont l’intelligence n’atteint pas les mêmes sommets que son compte en banque. Heureusement, Jeeves est intelligent et rusé; il sauve donc régulièrement son patron de situations embarrassantes.

Dans un article publié dans Psychology Today en 2015, Nigel Barber soutenait que l’IA se développera au point de servir des fonctions similaires à celles de Jeeves, ce qui diminuera d’autant les efforts mentaux que nous aurons à accomplir pour planifier, organiser et décider. Privé de ces tâches, notre cerveau régressera. «L’avenir, écrivait-il, est un brouillard aristocratique.»

En entrevue avec Gestion huit ans plus tard, le biopsychologue nuance ses propos. «Cette conclusion s’inspire des effets de la mécanisation du travail, explique-t-il. Lorsque les machines ont remplacé les humains pour effectuer les travaux lourds sur les fermes et dans les usines, les gens sont devenus moins actifs physiquement, ce qui a notamment contribué à une épidémie d’obésité. Pour l’instant, on ne voit pas de preuve que le fait que les individus aient accès aux technologies numériques les rend plus stupides.»

Il croit cependant que certaines habiletés pourraient disparaître. Si l’IA peut produire un tableau à la manière de Rembrandt, pourquoi quelqu’un voudrait-il s’astreindre à acquérir un tel niveau d’habileté? «Les gens ne perdront pas l’intérêt de s’exprimer à travers une peinture, mais l’artiste deviendra plus un producteur qu’un artisan, affirme-t-il. Il apprendra à obtenir le meilleur résultat de l’IA, plutôt qu’à développer ses habiletés manuelles.»

Briser les chaînes

L’IA générative soulève aussi des questionnements quant à l’avenir de la créativité. Les recherches menées par la neuroscientifique allemande Barbara Händel, de l’Université de Würzburg, montrent que l’usage des technologies numériques fixe notre regard souvent et longtemps sur un écran, et que nous bougeons très peu.

Or, cette posture contrainte nuit à la créativité. Les travaux de Barbara Händel, dont les résultats ont été publiés en 2022 dans la revue Psychological Journal, indiquent que ce n’est pas tant le fait de se mouvoir ou non qui influe sur notre créativité que celui de pouvoir décider librement de nos mouvements2. Pour préserver cette faculté, nous avons donc intérêt à quitter régulièrement l’écran des yeux, à regarder par une fenêtre, à nous lever pour marcher, etc. «Mais plus nous utilisons des outils numériques, plus nous avons tendance à négliger cet aspect», nous explique-t-elle en entrevue. Elle ajoute à cela que la créativité s’apprend. Or, si nous l’employons moins parce que nous nous reposons davantage sur l’IA, nous risquons de devenir moins créatifs.

«D’autres facultés cognitives qui ont besoin d’être entraînées et utilisées, comme la mémoire, pourraient aussi s’atrophier», souligne Barbara Händel. Elle ajoute que si ces facultés déclinent plus tôt dans nos vies, les personnes âgées pourraient commencer plus rapidement à souffrir de pertes cognitives.

La neuroscientifique précise qu’il existe deux formes de créativité : la créativité convergente, qui vise à trouver une solution unique à une multitude de problèmes et à cerner les tendances, et la créativité divergente, qui aide plutôt à imaginer plusieurs solutions à un problème.

«L’IA aide dans le domaine de la créativité convergente, car elle excelle à déceler des tendances en scrutant de grands volumes d’information, explique-t-elle. Mais elle s’utilise moins facilement dans la créativité divergente, car on a du mal à lui poser une question assez précise pour qu’elle puisse imaginer plusieurs solutions originales.»

Un tsumami de changements

L’entrepreneure en neuroscience américaine Katerina Lengold croit pour sa part que nous sous-estimons largement l’effet des changements que l’IA provoquera dans nos vies. Elle-même a fondé, il y a une dizaine d’années, une entreprise qui misait sur l’IA pour analyser les images dans le domaine spatial et continue d’investir dans ce domaine.

Elle prévoit un «tsunami de changements» dans les prochaines années. Or, «il y a une limite à la quantité de changements que notre cerveau et notre système nerveux peuvent accueillir sans que cela affecte notre santé mentale», souligne-t-elle. Si vous êtes bombardé d’incertitudes et de changements, vous êtes stressé sans arrêt, ce qui mène à l’épuisement, au surmenage et à d’autres problèmes de santé mentale.

«Je ne crois pas que nous ayons vu, dans l’histoire de l’humanité, une période au cours de laquelle nous avons subi autant de changements aussi rapidement dans autant de secteurs de notre vie.» Elle note que l’arrivée d’Internet a déjà provoqué des problèmes de santé mentale, comme l’illustre la montée des cas de dépression et d’anxiété chez les jeunes. Or, selon l’entrepreneure, l’ampleur des changements que l’IA entraînera sera sans commune mesure avec ce qu’a provoqué l’arrivée d’Internet. «La question n’est pas de savoir si l’IA prendra le contrôle du monde, mais plutôt de savoir comment nous réussirons à nous adapter, personnellement et socialement, à ce nouveau monde», dit-elle.

Pour elle, le tumulte qui se profile à l’horizon créera une crise de sens. Nous avons longtemps perçu notre intelligence comme étant ce qui fait de nous des êtres humains. C’est ce qui se trouve à la base du progrès et de la croissance. Beaucoup d’entre nous tirent une fierté du fait d’exceller dans leur travail. Or, plusieurs spécialistes, dont Geoffrey Hinton, l’un des fondateurs de l’IA moderne, soutiennent que d’ici cinq à 20 ans, l’IA nous dépassera dans plusieurs habiletés cognitives comme la persuasion, la planification et les raisonnements scientifiques.

À partir du moment où l’IA se montre plus intelligente que nous et meilleure à exécuter nos tâches, à quoi servons-nous? Quel est le sens de notre vie? «Ces changements se produiront trop vite pour notre cerveau, insiste-t-elle. Nous devons mettre sur pied des programmes de prévention en santé mentale qui répondent aux défis posés par la montée de l’IA.»

C’est ce qu’elle tente d’accomplir elle-même avec le Neurointegration Institute, qu’elle a fondé en décembre 2021. «Nous en savons beaucoup plus qu’avant sur le cerveau, souligne-t-elle. Si nous utilisons les connaissances les plus avancées en neurosciences, nous pourrons aider les gens à mieux gérer les changements qui surviendront au cours des prochaines années.»

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion


Notes

1- Sir Pelham Grenville Wodehouse (1881-1975) était un très célèbre auteur et humoriste britannique.
2- Murali, S., et Händel, B., «Motor restrictions impair divergent thinking during walking and during sitting», Psychological Research, vol. 86, 2022, p. 2144-2157