Alors que la détresse psychologique touche de très nombreux travailleurs, les gestionnaires présentent des visions différentes et parfois opposées des problèmes de santé mentale. Devant une telle complexité, il convient de mieux analyser le contexte de chaque organisation afin de pouvoir agir efficacement sur les causes de cette souffrance.  

Dans un contexte où quelque 650 000 personnes présentent un niveau élevé de détresse psychologique liée au travail[1], ceux et celles qui occupent le rôle de gestionnaire voient de plus en plus passer différents discours sur la santé mentale. Ces professionnels sont en effet aux prises avec une pluralité de voix et de demandes (internes comme externes) pour aborder le problème de la détresse psychologique, sans compter une multitude de significations qui la concernent. Ainsi, les gestionnaires se voient offrir des services, des ateliers, du coaching et toute une gamme de services pour aborder cette réalité. L’idée est donc intéressante d’analyser ici la façon dont on aborde ce sujet de plus en plus d’actualité.

Il semble, au premier abord, que tout le monde s’entende sur la signification du terme «santé mentale». Cependant, plus on s’approche du concret, plus on se rend compte qu’il y a, au sein de la population et des gestionnaires, une pluralité de conceptions à ce sujet, parfois contradictoires entre elles.

Pour une prise de décision éclairée

Afin de prendre une décision bien pensée concernant les types d'actions à mettre en œuvre en lien avec la santé mentale, il est pertinent tout d’abord de savoir qu'il existe plusieurs approches dans le domaine, et, ensuite, de comprendre lesquelles sont cohérentes avec la complexité des organisations. On pourrait commencer par rendre explicite la tension que plusieurs gestionnaires ressentent entre deux représentations de la santé mentale : une vision individualisante ou abstraite et une vision organisationnelle ou complexe.

La santé mentale dans les organisations : une vision individualisante

La vision la plus répandue dans ce qui est offert aux gestionnaires est celle qu’on qualifie d’«individualisante». Dans cette proposition, les messages véhiculent l’idée de la santé mentale dans les organisations. On conçoit le «mental» comme étant à l’intérieur de chaque personne; on parlera donc du classement des comportements des individus, des problèmes qu'ils peuvent avoir, des conditions qu'ils portent en eux et même de diagnostics psychiatriques. Cette analyse ainsi que les actions qui en découleront tendent à faire abstraction du contexte de relations à l’intérieur duquel les gens interagissent.

Ainsi, on expliquera aux gestionnaires qu’il existe des personnes qui présentent certaines conditions mentales. Dans cette perspective, l’intention est d’observer l’individu et de prendre soin de lui en isolant son «mental». Plusieurs solutions sont proposées, parmi lesquelles offrir aux employés des ateliers sur l’autogestion; leur donner accès à des services leur permettant d’obtenir un diagnostic psychiatrique; leur envoyer des messages sur les capacités individuelles; les encourager à prendre soin de leur «soi»; etc. L’individu est ainsi étiqueté, par lui-même et par son entourage, comme ayant un problème – ou ayant la responsabilité d’en prévenir un – qui n’appartient qu’à lui.

La santé mentale des organisations : une vision organisationnelle

Dans la vision organisationnelle ou complexe, les gestionnaires se placent dans une posture qui leur permet d’observer la santé mentale de l’organisation. Cette perspective, ancrée dans une épistémologie «écologique-interactionnel»[2], est celle dont on fait le moins part à ces professionnels. La personne responsable de la gestion des équipes comprendra que le «mental» – ou l’état d’esprit – n’est pas seulement à l’intérieur de chacun, dans la tête, mais qu’il émerge plutôt des relations entre les personnes, ainsi que des interactions avec leur environnement. Dès lors, le cadre relationnel dans lequel la personne est immergée devient l’objet d’analyse et d’action. Cela signifie qu'il faut bien saisir l'environnement, afin que les gens s'y adaptent activement. L’organisation est donc comprise comme un espace d’interaction significatif et efficace.

En d'autres termes, il s’agit de favoriser la création d’un contexte pour que les membres de l’organisation soient conscients des interdépendances entre eux et ce qui les entoure. Les gestionnaires partent de la prémisse qu’on s’occupera mieux des individus en s’occupant du contexte dans lequel ils interagissent.

Ces professionnels seront conscients qu’ils se trouvent dans un contexte particulier : celui de l’organisation, avec ses spécificités (sa nature même; le genre de produit ou de service qu’elle offre; sa taille; le type de gestion qu’elle préconise; etc.). Dans cette approche, on analyse la santé mentale de l’organisation par le biais des interactions, des tensions, des contradictions de même que des ressources matérielles et symboliques disponibles. Ainsi, la souffrance ou la détresse vécue en milieu de travail est observée comme étant un signal des conditions relationnelles ou contextuelles qui rendent difficiles l’accomplissement des tâches et l’adaptation active.

Comprendre les dynamiques d’interaction

En ce sens, les problèmes de santé mentale sont compris comme des problèmes de tissu de relations[3]. Une organisation peut donc être «malade» dans la création des espaces permettant aux individus de trouver une place significative en son sein. Dans cette approche, il est clair que les personnes habitent (et sont habitées) par plusieurs contextes d’interaction en dehors de l’organisation; or, elle-même dispose de plusieurs contextes semblables. En effet, la dynamique d’interactions au sein d’un département précis n’est pas nécessairement la même que dans un autre; par exemple, celle des ventes n’est peut-être pas identique à celle des finances, ou encore de la production. Ainsi, en ce qui concerne les dynamiques externes nuisibles aux individus, l’organisation n’est pas en mesure d’intervenir directement. Cependant, il est possible pour elle de mettre en place des conditions favorisant la création de dynamiques d’interactions significatives, lesquelles peuvent en contrer d’autres qui seraient moins pertinentes ou alors nuisibles.   

Les gestionnaires, lorsqu’ils se penchent sur la santé mentale de l’organisation, évitent dès lors de se retrouver avec des individus qui sont retirés – pas seulement physiquement, mais aussi symboliquement – de leur contexte social et réintégrés dans des systèmes abstraits, désincarnés et décontextualisés; pensons ici aux diagnostics psychiatriques[4].

Des outils de gestion adaptés

Ainsi donc, s’attarder à la santé mentale des organisations nécessite de s’entraîner aux outils réflexifs propres de la pensée complexe[5]. Par exemple, ce qu’on appelle l’analyse dialogique permet d’identifier, d’analyser et de résoudre de manière situationnelle – et donc pas nécessairement de façon définitive – les tensions et les contradictions inhérentes à l’organisation. C’est un outil qui développe la capacité d’observer les éléments de la réalité organisationnelle comme étant à la fois en relation complémentaire, contradictoire et en concurrence entre eux

Voici quelques exemples de tensions bien définies qu’il faudrait chaque fois analyser et résoudre de façon situationnelle : la prise de décisions dans l’organisation, qui fait toujours face à la tension «urgent – important »; un système d’évaluation, à la tension «apprentissage – contrôle»; les ressources humaines, à la tension «développement – stabilité»… Quant aux organisations, elles vivent toutes à proprement parler la macrotension « ordre – désordre».

Les personnes mobilisent et actualisent une pluralité de tensions de l’organisation dans leurs propres rôles. Faciliter sa compréhension signifie donc de se placer dans une posture de santé mentale de l’organisation : on agit sur le contexte comme moyen de mieux se soucier des autres.

Être en cohérence avec le vivant

En fin de compte, une gestion individualisante de la santé mentale peut devenir un piège pour les individus comme pour l’efficacité de l’action. Au lieu d’agir sur les causes, on agit sur les symptômes, avec la culpabilisation individuelle implicite – et parfois même explicite – que cela comporte. Au contraire, réfléchir à la santé mentale des organisations aidera chacun à mieux comprendre ces systèmes vivants toujours contextuels, concrets, incarnés et faits d'interdépendances que sont les organisations.


Notes

[1] Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), Les déterminants de la détresse psychologique élevée liée au travail : résultats de l’Enquête québécoise sur la santé de la population, 2014-2015, Gouvernement du Québec, septembre 2022, 72 pages.

[2] On parle de paradigmes tels que l’énactivisme et l’interactionnisme, entre autres. Il s’agit d’une vision non dualiste du «mental», c’est-à-dire qui ne fait pas de «coupure» entre les interactions, le cerveau, le corps, l’autre et l’environnement. Ainsi, la séparation âme-corps est remise en question, tout comme l’idée que le cerveau a des représentations internes indépendantes d’un corps et d’un environnement.

[3] On suit en ce sens les travaux des approches écologique, interactionnelle et énactive du «mental».

[4] Ce qu’Anthony Giddens nommait comme un phénomène très présent à notre époque et que la vision individualiste de la santé mentale tend à renforcer : le disembedding, ou déracinement.

[5] Malgré le contexte individualisant, des formations destinées aux gestionnaires existent pour entraîner le «muscle» de la complexité. À voir, par exemple : la formation du PCEIM.