Illustration : Sébastien Thibault

Aux XIXe et XXe siècles, les écrivains trouvaient leur inspiration dans la désillusion et la mélancolie ambiantes. Le spleen, mal d’un autre temps, a été déclassé par le stress et l’anxiété qui accablent aujourd’hui les travailleurs. Comment comprendre ce mal-être contemporain?

De tout temps, dans l’histoire de l’humanité, jamais les Occidentaux ont aussi peu travaillé. Pourtant, nous subissons les effets néfastes d’un stress omniprésent. Du sentiment d’oppression à la crise de panique, l’anxiété rôde. La pression intérieure menace la santé mentale de plusieurs d’entre nous. «Je crois que l’une des explications se trouve peut-être dans la complexité de notre environnement et de notre travail. Avant, nous avions un métier : un forgeron forgeait 12 heures par jour, mais il maîtrisait pleinement son travail», souligne Manon Truchon, professeure titulaire à l’École de psychologie de l’Université Laval. À une époque où le monde est de plus en plus complexe, où tout change très vite et où nous devons continuellement nous adapter, notre sentiment de compétence est mis à rude épreuve.

«En outre, les tâches des travailleurs sont de plus en plus lourdes, poursuit la psychologue, qui s’intéresse au stress au travail depuis sa thèse de doctorat, dans les années 1990. Dans le milieu hospitalier, par exemple, les patients ont souvent plusieurs pathologies au lieu d’une seule, car nous vivons plus longtemps. Pour un même nombre de patients à traiter et peut-être plus, le travail est astreignant. Même constat dans le domaine de l’enseignement, où les enfants qui ont des besoins particuliers exigent beaucoup du personnel.» Dans ce contexte, les employés peuvent ressentir de l’impuissance et avoir l’impression que leurs tâches échappent à leur contrôle.

«Devant l’inconnu et l’incertitude, lorsque nous sentons que nous perdons le contrôle, nous ressentons de l’anxiété», rappelle Estelle M. Morin, psychologue, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations. L’anxiété, c’est l’appréhension du danger. «Les changements climatiques, la complexification des relations internationales et les droits de la personne bafoués sont autant de bouleversements qui échappent à notre contrôle et qui génèrent beaucoup d’anxiété.» Or, une anxiété mal gérée entraîne de la rigidité. Les gens s’enferment alors dans leurs certitudes.

Dossier – Vos employés sont-ils en santé?

Une question de ressources

Estelle M. Morin se reporte au passé pour mieux comprendre l’état actuel des organisations. «À partir des années 1990, les entreprises sont devenues des machines à faire de l’argent, d’abord et avant tout, quitte à négliger leurs valeurs éthiques et morales. C’était et c’est encore une obsession. La financiarisation du travail, c’est en faire toujours plus avec moins, un phénomène amplifié par le développement technologique. Tout cela a mené à des façons de gérer le travail qui génèrent beaucoup d’incertitude.»

Pour la professeure, les valeurs humanistes, quoi qu’on en dise, ont été mises de côté, évacuant toute pensée à long terme pour se concentrer uniquement sur le prochain bilan trimestriel. La financiarisation du travail n’explique pas à elle seule l’anxiété qui nous prend à la gorge en tant que société, mais elle a contribué à vider le travail de son sens, créant indéniablement un profond malaise.

Manon Truchon explique que le stress psychologique émerge lorsqu’un individu doit répondre à une demande de l’environnement sans disposer des ressources nécessaires, qu’elles concernent le budget, les compétences ou le temps requis pour réaliser une tâche ou un mandat. «Devant un stresseur qui exige une adaptation, le stress sera moins grand si on juge qu’on a les capacités nécessaires pour affronter la situation que si on s’estime incapable d’y faire face. C’est une question de ressources. Dans le milieu du travail, on a longtemps mis le fardeau sur l’individu, qui devait lui-même gérer son stress.»

Aujourd’hui, reconnaissant de plus en plus que la santé mentale au travail est une responsabilité partagée, au lieu d’évoquer le stress au travail, on parle désormais de «risques psychosociaux». Ceux-ci sont désormais reconnus au même titre que les autres, et les employeurs doivent les mesurer et agir pour les réduire. «Je crois que la pandémie a donné un coup d’accélérateur, beaucoup de gens ayant connu divers problèmes de santé mentale. On a alors constaté le rôle et le poids de l’environnement. Pourtant, ça fait plus de 40 ans qu’on connaît le lien entre une demande psychologique élevée et un faible pouvoir décisionnel ou l’absence de contrôle», insiste Manon Truchon.

Créer un climat de sécurité au travail

L’anxiété semble constituer une véritable pierre angulaire du mal-être au travail. «C’est vraiment un problème, estime Estelle M. Morin, parce que l’incertitude nourrit l’anxiété et que cette incertitude affecte en ce moment toutes les sphères de nos vies et toutes les couches de notre société. En tant qu’individu, il est difficile d’avoir du contrôle sur l’environnement, la démocratie, les droits de la personne ou la financiarisation du travail.» Alors, l’anxiété persiste.

Pour préserver sa santé mentale et éviter les dérives qui nous guettent, la psychologue évoque l’importance d’avoir un esprit critique, particulièrement en cette époque où les fausses nouvelles abondent. Il faut également du courage, une qualité qui, selon elle, se manifeste peu chez les gouvernants et les dirigeants. «Gérer, c’est porter son regard sur l’avenir, sur le long terme, sur ce qui se profile à l’horizon, et avoir la force de prendre les décisions qui permettent de concrétiser cette vision.»

Voir venir les choses permet de s’y préparer adéquatement et de créer un climat de sécurité dans son milieu de travail. Ce que constate Estelle M. Morin – et qui est un autre signe d’une anxiété hors de contrôle–, c’est qu’on ne se parle plus! «Il faut retrouver cette capacité à échanger pour nourrir la réflexion sans rester figés dans nos convictions, sans laisser nos certitudes se heurter à celles de gens qui ont une vision du monde différente de la nôtre», conclut-elle.

L’autocompassion : pour être bienveillant envers soi-même

Complexité du travail, lourdeur de la tâche, écoanxiété, anxiété de performance et pression d’une culture d’excellence… Comment préserver sa santé mentale devant les multiples facteurs de stress? Manon Truchon suggère l’autocompassion en pleine conscience. Si le droit à un environnement de travail sain est non négociable et que la santé mentale au travail est une responsabilité partagée, développer une capacité à prendre du recul permet de mieux résister aux conditions de travail difficiles en étant plus résilient.

«C’est, en quelque sorte, un bouclier émotionnel, un équipement de protection individuelle qui permet d’affronter la demande. C’est, par exemple, avoir assez de recul pour se dire : cette situation à laquelle on n’a pas su répondre comme on l’aurait désiré ne résulte pas d’un manque de compétence, mais d’un manque de personnel ou de ressources. La tâche était irréalisable», explique la professeure de l’Université Laval.

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion