Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Lorsqu’on est PDG, on a souvent le sentiment de porter de lourdes responsabilités et d’être seul au sommet... En revanche, à un tel niveau, la vue est incomparable! Mais qu’est-ce qui caractérise véritablement le rôle de PDG, et à quoi faut-il s’attendre lorsqu’on l’endosse?

Quand on occupe un poste qui se trouve tout en haut de la hiérarchie, on doit composer avec des pressions différentes de celles que connaissent les cadres intermédiaires ou supérieurs. Conséquemment, le fait de diriger les destinées d’une organisation et de prendre des décisions susceptibles d’avoir des répercussions sur de nombreuses personnes comporte souvent une bonne dose de stress. À cela s’ajoutent un environnement d’affaires qui change constamment et le défi de toujours garder le cap, malgré les turbulences.

On l’aura compris : le poste de grand patron n’est pas comme les autres, tant en ce qui a trait à la mission qui lui est rattachée qu’au sentiment d’isolement qu’il peut susciter chez ceux qui l’occupent. D’où vient cet état de solitude et quels en sont les principaux déterminants?

Dossier Devenir PDG

Le fardeau du pouvoir

La relation du dirigeant avec le pouvoir constitue la clé de voûte de la compréhension du sentiment d’isolement qu’il peut ressentir. La structure de gouvernance au sein de laquelle il œuvre lui confère un certain pouvoir formel. Toutefois, celui-ci ne permet pas à lui seul d’exercer un leadership efficace. Le dirigeant doit également posséder un certain pouvoir informel lui permettant d’avoir de l’influence, nonobstant sa position hiérarchique.

Le fardeau du pouvoir repose en quelque sorte sur la relation entre le pouvoir formel et le pouvoir informel. Lorsque ce dernier est inférieur au pouvoir formel, le fardeau s’accroît, car le dirigeant se trouve en déficit d’influence, malgré sa position.

La conception du pouvoir peut aussi constituer une source de tension. Ainsi, lorsque le dirigeant voit davantage le pouvoir comme une opportunité plutôt qu’une responsabilité, il a tendance à considérer les obstacles comme des défis et non comme des menaces[1], ce qui ouvre le champ des possibilités et des libertés. Il a alors le sentiment de faire avancer les choses, d’atteindre des objectifs et de prendre les décisions finales. À l’inverse, lorsque le PDG perçoit le pouvoir comme une responsabilité, il a l’impression qu’il s’agit d’un privilège et que celui-ci vient avec une obligation morale, ce qui peut accroître son stress.

Cette représentation du pouvoir générerait d’autant plus un sentiment de fardeau qu’il constitue une source d’altération de la perception des moyens mis à sa disposition. Si le dirigeant estime que le pouvoir représente une opportunité plutôt qu’une responsabilité, il perçoit les demandes qui lui sont adressées comme moins menaçantes, étant donné le niveau élevé de ressources qu’il estime posséder. Mais s’il le voit comme une responsabilité, d’autres types de demandes émergent, notamment celle d’assurer le bien-être des autres alors même qu’il considère les ressources disponibles comme étant insuffisantes. Ce déséquilibre entre demandes et ressources d’un côté et entre pouvoir formel et pouvoir informel de l’autre accentuerait le fardeau du dirigeant et, indirectement, son sentiment de solitude.

68 % des nouveaux dirigeants ne se sentaient pas prêts à assumer leurs nouvelles fonctions.

Source : «Egon Zehnder asked over 400 of the world’s top CEOs what they found harder than expected when they took the top job» (communiqué de presse), EgonZehnder, 17 avril 2018.

D’autres sources potentielles

L’état de solitude qu’on peut éprouver en haut de la hiérarchie a plus d’une source. L’incertitude stratégique et la complexité du milieu, tout comme le fardeau du pouvoir, sont des facteurs souvent mentionnés par ceux qui assument ces fonctions.

Les problèmes issus des relations avec le comité de direction et les difficultés à maintenir un équilibre entre travail et vie privée compte tenu des exigences de ce poste font aussi partie de la liste des doléances.

Certains PDG déplorent le fait de ne plus pouvoir faire confiance à quiconque et regrettent qu’à leur niveau, les luttes politiques se trouvent exacerbées. D’autres évoquent l’impossibilité de pouvoir exprimer leurs incertitudes et leurs interrogations aux membres du comité de direction ou aux investisseurs. Le PDG serait donc un équilibriste au cœur d’un réseau de parties prenantes variées : il doit constamment faire preuve de souplesse relationnelle pour éviter les problèmes de leadership.

Les multiples contraintes liées à la gouvernance créent également des zones de vulnérabilité, en plus des nombreux comptes à rendre : performance économique, résultats et rendement. Enfin, lorsqu’on est le grand patron, notre vie privée ne nous appartient plus. Parce qu’on joue un rôle éminemment symbolique, on est scruté et observé en permanence. À la longue, il peut être usant de s’interroger constamment sur l’image qu’on projette ou de se sentir obligé de camoufler ses véritables émotions. Tous ces facteurs sont autant de demandes auxquelles font face les hauts dirigeants.

Près de 50% des dirigeants reconnaissent se sentir isolés et plus de 75% expriment avoir besoin d’être plus ou mieux entourés.

Source : «Vaincre les solitudes du dirigeant», Bpifrance Le Lab, 3 novembre 2016.

Comment briser la solitude?

Parce que le leadership ne peut plus reposer exclusivement sur une seule et unique personne, le PDG ne devrait pas tout centraliser à son bureau. C’est pourquoi il lui faut bien s’entourer, notamment avec un comité de direction et un comité exécutif qui sont en mesure de l’appuyer lors de la prise de décisions importantes. De nombreux chefs d’entreprise font aussi appel à des réseaux de différentes natures, à la fois formels et informels. Ils restent à l’affût et «butinent» pour alimenter leur réflexion stratégique. On pense, par exemple, à des réseaux externes comme des associations professionnelles (Cercle des présidents du Québec, EntreChefs PME, etc.).

Quel est le profil type du PDG?

La personnalité du dirigeant constitue une ressource qui le protège, en quelque sorte, face aux demandes incessantes. Pour occuper ce poste, il faut en effet être en mesure de faire entendre sa voix, savoir parler en public, être capable de trancher. Voilà pourquoi il est préférable de posséder une solide confiance en soi. Mais, faut-il le rappeler, plus on est haut dans la hiérarchie, plus dure sera la chute si on venait à tomber de son piédestal…

En outre, la réalité n’est pas uniforme et il existe différents profils psychologiques. Certains patrons peuvent, par exemple, se révéler anxieux, voire souffrir d’un véritable complexe de l’imposteur, bien que leurs habiletés de leader leur aient permis de se hisser jusqu’au sommet.

On peut aussi en venir à se demander si on doit absolument être un ergomane pour assumer ce rôle. Bien sûr, il n’est pas possible d’exercer cette fonction à temps partiel ni même se contenter de faire du 9 à 5. La plupart du temps, il faudra s’investir à fond dans son travail et accepter de faire des sacrifices. Cela dit, aujourd’hui, on croise davantage de PDG qui cherchent à harmoniser les différentes sphères de leur vie. Cette tendance a notamment pris de l’ampleur en raison de la présence plus marquée des femmes à des postes clés. Ainsi, les réunions après les heures de travail sont de moins en moins la norme.

Il faut se rappeler que le PDG a une influence déterminante sur la culture de son entreprise : un bourreau de travail en exigera sans doute autant de ses troupes, ce qui, à la longue, peut s’avérer malsain et accroître les risques d’épuisement professionnel. Inversement, un patron qui s’efforce de maintenir un juste équilibre entre travail et vie personnelle enverra un message positif à ses employés.

Enfin, le poste de PDG génère une lourde charge cognitive, car il faut savoir insuffler de l’énergie à ses équipes, mener le bateau à bon port tout en suscitant le maximum d’adhésion. Cela fait donc appel à certains traits de personnalité spécifiques, même s’il n’existe pas de profil unique.

Au bout du compte, le PDG développe souvent une vision instrumentale et stratégique de ses relations. Parce qu’il doit allouer les ressources entre les différents secteurs en compétition au sein de l’entreprise, le dirigeant doit toujours faire preuve de neutralité et garder une saine distance qui lui permettra de prendre les meilleures décisions dans l’intérêt de l’organisation.

Soulignons d’ailleurs que les grands patrons ne sont pas naïfs et font preuve de pragmatisme. Ils ont parfaitement conscience qu’ils ne sont pas là pour être aimés! Ils jouent souvent le rôle d’arbitre entre les différentes positions au sein de l’équipe de direction, et doivent trancher et prendre des décisions qui ne sont pas nécessairement appréciées de tous. C’est alors que la distance sociale s’installe, et avec elle, le sentiment de solitude. Toutefois, le PDG ne doit pas hésiter à expliquer ses choix.

C’est dans ce contexte que les notions de pouvoir formel et de pouvoir informel accentueraient le sentiment de solitude. Le pouvoir formel du dirigeant instrumentaliserait ses relations avec ses subordonnés, générant ainsi une distance sociale, alors que l’absence de pouvoir informel transformerait cette distance en isolement social. Ce phénomène, jumelé à celui de la conception du pouvoir comme une responsabilité plutôt qu’une opportunité, pourrait expliquer l’impression ressentie par certains grands patrons d’être isolés.

Pour mieux saisir le rôle du dirigeant et sa relation avec le pouvoir, il est essentiel de bien comprendre ces différents enjeux. Il est tout aussi important d’outiller le PDG pour qu’il réussisse à alléger le fardeau du pouvoir et apprenne à considérer ce dernier non seulement comme une opportunité riche de défis, mais également comme une responsabilité morale envers les autres. Occuper un poste de dirigeant n’est pas seulement l’occasion de réaliser de grandes choses : c’est également la chance de prendre soin des autres de manière à susciter leur engagement envers l’organisation. Mais pour ce faire, les PDG doivent développer un réseau de ressources leur permettant de concilier ces deux rôles.


Note

[1] Scholl, A., de Wit, F., Ellemers, N., Fetterman, A. K., Sassenberg, K., et Scheepers, D., «The burden of power: Construing power as responsibility (rather than as opportunity) alters threat-challenge responses», Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 44, n° 7, mars 2018, p. 1024-1038.