Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Occuper le poste de PDG pour la toute première fois n’est pas une mince affaire. Un mauvais début peut teinter tout le mandat... voire y mettre fin prématurément. Comment augmenter ses chances d’éviter un faux départ?

Lorsqu’elle est devenue PDG de Promutuel Assurance le 16 décembre 2019, Geneviève Fortier s’est vu confier la tâche de gérer une révision du plan stratégique de l’organisation. Un défi de taille, dans cette structure particulière qui compte 16 conseils d’administration de mutuelles, en plus de celui du groupe. Mais bien d'autres surprises l'attendaient.

En effet, trois mois après sa nomination, le Québec est paralysé par la pandémie de COVID-19. D’un coup, une entreprise dans laquelle le télétravail était jusque-là demeuré un épiphénomène se retrouve avec tous ses salariés travaillant à distance. Quelques mois plus tard, Geneviève Fortier doit composer avec une cyberattaque dévastatrice qui rend les systèmes téléphoniques et informatiques inaccessibles pendant douze semaines. «Nous avions dû repenser notre organisation du travail lors de la pandémie et là, nous devions transférer nos activités de base sur des systèmes parallèles…», raconte-t-elle.

Pas de tout repos, la vie de PDG! Était-elle prête à affronter un tel feu roulant? «Ce que j’avais réalisé auparavant m’avait préparée, répond la gestionnaire. J’avais surmonté des crises dans mes postes précédents et je crois que ma manière de gérer celles qui ont frappé Promutuel m’a donné beaucoup de crédibilité.»

Pour acquérir un tel bagage, mieux vaut s’éloigner de sa zone de confort. Geneviève Fortier possède une formation en relations industrielles, mais dans les douze années avant sa nomination à Promutuel, elle a œuvré dans des domaines très variés, comme l’efficacité opérationnelle, les affaires juridiques, le marketing et les communications, les affaires gouvernementales et les acquisitions.

Dossier Devenir PDG

Quand la mer s’agite

«L’arrivée d’un nouveau PDG n’est jamais tranquille et certaines circonstances peuvent la rendre encore plus exigeante», concède Monique Leroux, PDG du Mouvement Desjardins de 2008 à 2016. Elle parle en connaissance de cause : elle a été nommée en pleine crise financière mondiale.

«Nous devions gérer au quotidien les conséquences de la crise des liquidités et une situation qui évoluait d’heure en heure, sans perdre de vue l’avenir de l’organisation à moyen et à long terme, se rappelle-t-elle. J’ai dû exercer un leadership immédiat et prendre des décisions qui ont marqué tout le reste de ma présidence.» Desjardins a notamment entrepris d’augmenter ses fonds propres, de se tourner plus résolument vers les services bancaires, l’assurance et la gestion de patrimoine des membres, et d’alléger sa structure administrative.

Chaque crise transforme l’environnement dans lequel évolue une entreprise. L’un des défis du PDG consiste à bien positionner son organisation en fonction de contextes économiques, stratégiques, concurrentiels et politiques très mouvants. Peut-on vraiment y arriver dès le premier jour ? «Aucun PDG n’est totalement prêt dès le début, reconnaît-elle, mais il faut rapidement s’organiser et s’entourer pour réussir à exercer son leadership.»

Redécouvrir son organisation

Les candidats au poste de PDG sous-estiment parfois l’ampleur ou même la nature du travail qui les attend. Bien qu’elle travaillait pour le télédiffuseur autochtone APTN depuis plus de 18 ans au moment d’en devenir la PDG, en décembre 2019, Monika Ille a vite réalisé qu’il lui restait plusieurs volets de l’entreprise à découvrir.

«Je connaissais moins bien certains aspects de mon rôle, confie-t-elle. La PDG doit s’occuper de l’organisation au grand complet. Ça va du bien-être des employés jusqu’aux représentations auprès du gouvernement, comme dans le cas du projet de loi C-10 qui modifie la Loi sur la radiodiffusion.» Ce projet de loi reconnaît le droit des Peuples autochtones de créer du contenu de programmation et de diriger leurs propres services de radiodiffusion. Un dossier cher au cœur de cette citoyenne de la Première Nation abénakise d’Odanak.

À son entrée en fonction, Monika Ille a consacré une partie de son temps à redécouvrir son organisation. Elle a rencontré le personnel de nombreux services pour leur poser des questions et s’assurer d’avoir une vision d’ensemble d’APTN. Elle a aussi constaté que beaucoup de personnes se tournent vers la PDG, parfois même pour lui confier des aspects très privés de leur vie.

«Ce sont les gens qui font l’organisation et ils doivent constituer la priorité d’une PDG, même si plusieurs tâches l’accaparent», croit Monika Ille. Tellement que lorsque le chef des opérations a quitté son poste et que ses responsabilités ont été réparties entre les membres de l’équipe de direction, la PDG a repris les ressources humaines sous son aile.

Un rôle politique

Le poste de PDG comporte aussi un aspect politique que les nouveaux venus peuvent sous-estimer. Fabien Rossini a été PDG de la jeune pousse danoise Crey Games de juillet 2019 à juin 2021. «Tous les regards sont tournés vers nous et on doit bien gérer notre image dès le départ, juge-t-il. Notre manière d’être et nos propos ont une grande influence sur l’équipe.»

Cela implique de bien se connaître, de comprendre son mandat et de savoir quel héritage on souhaite laisser dans l’entreprise. Mais la meilleure des introspections ne suffira pas si on ne définit pas clairement les relations avec certaines parties prenantes, notamment les administrateurs et les employés.

Juste avant l’entrée en fonction de Fabien Rossini, une sorte de clan s’était créé dans l’entreprise, ce qui a eu pour effet de détériorer l’ambiance de travail pendant le mandat du PDG. «J’aurais dû congédier les employés problématiques dès le départ, regrette ce dernier. J’ai cru que je pourrais les isoler, mais la situation est vite devenue intenable.»

Dans un tel contexte, le PDG doit pouvoir compter sur des personnes fiables. Fabien Rossini est arrivé chez Crey Games avec Mariana Chucri, une ancienne de l’EMBA McGill – HEC Montréal, comme lui[1], qui a été sa directrice des finances (CFO). «J’avais en elle une confiance absolue», souligne-t-il.

François Beauchesne, PDG de Nudura, une firme spécialisée en coffrages isolés pour béton, a aussi expérimenté le côté plus politique d’un tel rôle. En 2018, la société américaine RPM International, inscrite à la Bourse de New York, rachète l’entreprise pour laquelle il travaille. Il devient alors PDG d’une division autonome au sein de RPM Specialty Products Group. Jusque-là, il avait évolué dans une entreprise familiale.

Bien sûr, le PDG demeure le responsable de la réussite du plan stratégique de sa division. «Mais, dans une aussi grande entreprise, son rôle devient plus politique et la pression est un peu différente», raconte-t-il. François Beauchesne a dû s’habituer à tenir son bout lors de réunions de dirigeants aux États-Unis où il est question de dossiers de plusieurs milliards de dollars. Il a aussi dû se familiariser avec la culture d’affaires de cette grande firme américaine.

Se mettre à l’écoute

Le PDG agit comme chef d’orchestre, mais n’a pas à être un virtuose de tous les instruments. «On ne sait pas tout, mais des gens dans l’entreprise possèdent des expertises, affirme Robert Dutton, à la tête de RONA de 1992 à 2012. Le PDG doit apprendre à bien utiliser l’intelligence collective de l’organisation.»

Quand il est devenu PDG, Robert Dutton participait à des petits-déjeuners avec une quinzaine d’employés tous les vendredis. Il a ainsi rencontré à peu près tous les travailleurs dès sa première année en fonction. «Je leur expliquais ma vision, je répondais à leurs questions et je notais leurs suggestions, indique-t-il. Ces échanges m’ont fourni énormément d’informations et ont contribué à façonner la culture et les valeurs de l’entreprise.»

Au début des années 1990, en pleine récession, RONA traversait une période difficile. Robert Dutton a alors testé toutes les suggestions que ses employés lui soumettaient lors de ces rencontres. «Certains vice-présidents ou directeurs ont estimé que je faisais de la micro-gestion et n’ont pas apprécié, avoue-t-il. Certains sont même partis. Cependant, douze mois plus tard, nous avions mis en œuvre plus de 250 propositions qui nous avaient été présentées et qui ont permis d’économiser 2,5 millions de dollars. Ç’a été ma première grande leçon : la solution à plusieurs problèmes peut venir des employés.»

Compter sur des soutiens solides

La réussite d’un PDG tient aussi au soutien qu’il reçoit à son arrivée. Geneviève Fortier, par exemple, venait de l’extérieur et avait un profil inhabituel pour l’industrie de l’assurance. Elle n’était pas actuaire, mais plutôt spécialisée en relations industrielles. «Quand on doit composer avec son propre conseil d’administration et les membres du conseil de 16 autres mutuelles, les risques de trébucher sont nombreux, admet-elle. Le président du conseil m’a grandement aidée à comprendre le contexte politique et les valeurs de l’organisation.»

Elle a également beaucoup compté sur l’équipe de vice-présidents de Promutuel et a très rapidement procédé à une restructuration, afin de pouvoir facilement interagir avec chacune des personnes clés de l’entreprise. Elle a ajouté à son comité de direction cinq vice-présidents régionaux qui sont tous des directeurs généraux de sociétés mutuelles. «Grâce à cette relation de proximité avec mes vice-présidents et avec les gens sur le terrain, j’ai pu m’appuyer sur des personnes compétentes qui connaissaient l’historique de l’entreprise et du marché, et qui pouvaient faire le pont avec nos objectifs», poursuit-elle.

Les PDG sont aussi très souvent accompagnés d’un coach ou d’un mentor et n’hésitent pas à solliciter des conseils à l’extérieur de l’organisation. «Cela favorise des échanges plus efficaces avec certains spécialistes à l’interne, souligne Fabien Rossini. Par exemple, parler avec un expert TI de l’extérieur permet de poser ensuite les bonnes questions à son propre chef des technologies et de discuter de ses propositions.»

Le plus beau métier du monde

Exigeante et stressante, la fonction de PDG peut nuire à la vie personnelle et à la santé physique et mentale. «Ça devient facile de toujours travailler», reconnaît François Beauchesne, qui a lui-même cédé à cette tentation jusqu’à ce qu’un médecin lui impose un arrêt forcé de trois mois. Il a alors revu son approche et s’est accordé du temps pour faire beaucoup de vélo et de voile. «Cela me détend, et c’est souvent dans ces moments que surgissent des solutions à certains problèmes, plutôt qu’en restant au bureau 60 heures par semaine.»

Selon Geneviève Fortier, la plus grande différence entre un poste de PDG et un autre emploi de direction, c’est la difficulté à décrocher. «La PDG n’a personne vers qui se tourner ; tout s’arrête avec elle, et elle trouve donc moins de tranquillité d’esprit», souligne-t-elle.

Pour autant, l’expérience peut s’avérer très enrichissante et stimulante. «Ça n’a pas été de tout repos, mais j’ai appris énormément sur moi et je reprendrais un poste de PDG avec plaisir», soutient Fabien Rossini.

Robert Dutton se montre tout aussi positif. «Ça m’a permis de grandir comme personne, de repousser mes limites et de réaliser des rêves en travaillant avec des gens extraordinaires.» De son côté, Geneviève Fortier croit que malgré les difficultés associées à ce poste, «la fonction de PDG peut devenir le plus beau métier du monde si on sait bien s’entourer».


Note

[1] François Beauchesne et Monika Ille ont aussi complété un EMBA McGill - HEC Montréal. Quant à Robert Dutton, il y enseigne.