Depuis plusieurs années, le professeur autrichien René Riedl examine sous tous ses angles le stress lié aux interactions des humains avec la technologie, notamment dans les milieux de travail. Nous avons eu l’occasion d’en discuter avec lui, en marge d’une conférence qu’il offrait à HEC Montréal.

Gestion : Vous utilisez régulièrement le terme «technostress» dans vos travaux. Comment le définissez-vous?

René Riedl : Le technostress est un stress très spécifique lié à l’utilisation et à l’omniprésence des technologies de l’information et des communications (TIC). C’est un concept multidimensionnel, c’est-à-dire que ce stress peut avoir un grand nombre de causes différentes. En tant qu’objet de recherche, le technostress est apparu dans les années 1980 quand les ordinateurs ont commencé à se répandre, d’abord dans les organisations, puis dans les foyers. Le sujet a été beaucoup étudié par les psychologues américains pendant une quinzaine d’années, avant de disparaître. Il est revenu à l’ordre du jour avec l’adoption généralisée des téléphones intelligents dans les années 2000. Plusieurs disciplines s’y intéressent désormais.

Gestion : Sous quel angle étudiez-vous le technostress dans vos propres recherches?

R.R. : Je m’intéresse beaucoup aux impacts physiologiques du technostress et à la manière dont ils se manifestent au travail. Le virage numérique dans les organisations favorise l’augmentation du niveau de technostress des travailleurs. Par exemple, les plateformes collaboratives — de plus en plus utilisées — comportent généralement des fonctions de messagerie instantanée. L’employé est donc souvent interrompu par des messages. Cela s’ajoute aux coupures causées par la prise régulière des courriels, ainsi qu’à celles entraînées par l’utilisation des messageries personnelles.

Le virage numérique crée également un contexte de changement constant dans les organisations. Les outils numériques sont fréquemment modifiés ou changés, ce qui affecte les processus de travail. Or, les gens aiment contrôler leur environnement. Ils veulent de la constance. Les changements génèrent du stress.

Le recours généralisé au télétravail depuis la pandémie de COVID-19 engendre aussi de nouvelles sources de technostress, comme l’augmentation du nombre de vidéoconférences et l’intensification de la surveillance numérique.

Gestion : Quelles répercussions ce stress peut-il avoir sur les individus?

R.R. : Il peut amener des conséquences physiologiques très négatives. Par exemple, des recherches ont démontré que plusieurs formes d’interactions entre les humains et les outils numériques déclenchent une suractivation du système nerveux sympathique — qui est responsable de la réaction de lutte ou de fuite dans certaines situations de danger, NDLR —, ce qui entraîne notamment une forte augmentation de la pression sanguine. À moyen et long terme, cela peut provoquer des problèmes de santé assez sérieux. Ces interactions augmentent aussi la production des trois principales hormones de stress : l’adrénaline, la noradrénaline et le cortisol, ce qui peut causer des ennuis de santé.

Gestion : Le technostress engendre-t-il des effets négatifs sur les organisations elles-mêmes?

R.R. : Oui, absolument. On voit des corrélations significatives entre l’augmentation du technostress et une hausse de l’absentéisme. Il favoriserait également une baisse de la motivation au travail et de l’engagement envers l’organisation, ainsi qu’une dégradation de la performance.

Gestion : Comment peut-on réduire le technostress chez les individus?

R.R. : La principale recommandation à cet égard est assez claire : diminuer la quantité d’interactions que l’on a avec des outils numériques. Mais ce n’est pas toujours possible de le faire au travail. Une manière de contourner ce problème consisterait à réduire significativement ces interactions dans sa vie personnelle, par exemple en arrêtant l’utilisation de certains médias sociaux.

On peut aussi mieux réguler l’emploi de certains outils, comme le courriel. Beaucoup de gens vérifient leur boîte de courriels très fréquemment dans une journée, parfois même aussitôt qu’une notification les informe de l’arrivée d’un nouveau message. Cela engendre du stress et nuit à la productivité. On devrait plutôt consulter sa boîte de courriels une fois le matin, le midi et en fin de journée. Cependant, certaines personnalités ne vivent pas bien avec ce rythme, car leur peur de rater quelque chose d’important devient une source de stress plus dommageable que le fait de toujours regarder ses courriels. Les solutions doivent être adaptées en fonction de chaque personne.

Gestion : Quelles décisions les gestionnaires peuvent-ils prendre pour diminuer le technostress de leurs employés?

R.R. : La réflexion au sujet de l’utilisation des outils numériques et des plateformes collaboratives devrait être beaucoup plus poussée qu’elle ne l’est actuellement. Les gestionnaires connaissent très peu les résultats des recherches scientifiques sur le technostress. Cela les amène parfois à prendre des décisions contre-productives. Par exemple, plusieurs organisations souhaitent miser sur une approche agile, mais augmentent en même temps le recours à des plateformes collaboratives et au travail à distance ou en mode hybride. Or, les méthodes agiles ont été développées pour du travail en équipe en présentiel. C’est contradictoire.

Gestion : Sur quels aspects du technostress vos prochaines recherches porteront-elles?

R.R. : La montée des vidéoconférences mérite d’être analysée de très près. Les gens ont l’impression que ça se rapproche beaucoup d’une rencontre en présentiel, mais plusieurs mécanismes font que c’est en fait assez différent. C’est pour cela que l’on voit émerger des problèmes comme la fatigue de vidéoconférence, dont les recherches montrent qu’elle peut augmenter les risques d’épuisement professionnel.

Plusieurs raisons expliquent cela. Par exemple, nous avons l’impression qu’une vidéoconférence est parfaitement synchrone, mais ce n’est pas le cas. Il y a toujours un petit délai dans la transmission. Notre cerveau le perçoit et travaille en continu pour s’y adapter. Cela engendre de la fatigue et du stress. Le fait de se voir à l’écran pendant qu’on parle constitue un autre élément très différent d’une rencontre en personne. Les gens sont distraits et se demandent comment les gens les voient. Ça aussi, ça cause du stress.

Les gestionnaires doivent donc tenir compte du technostress lorsqu’ils planifient l’utilisation des outils numériques ou encore la possibilité de travailler à distance. Je crois que l’une de mes tâches les plus importantes consiste à combler le fossé qui existe entre les connaissances produites par les recherches scientifiques et les pratiques des gestionnaires.

Biographie

Le Dr René Riedl, professeur à University of Applied Sciences Upper Austria et à l’Université de Linz en Autriche, est un expert de renommée internationale et auteur d’ouvrages à succès dans le domaine du stress lié à la technologie.