Témoins des grands bouleversements qui ont transformé le monde du travail, les employeurs ont dû affronter plusieurs défis au cours des dernières années. Une question émerge maintenant : ces nouvelles réalités pourraient-elles compromettre l’équité au sein des organisations et nuire à certains employés?

Avec un marché de l’emploi sous tension et d’importants besoins à combler, bon nombre d’employeurs ont dû consentir des conditions salariales plus généreuses pour attirer les talents. Parallèlement, l’introduction massive du télétravail, puis le déploiement du mode hybride et le retour en présentiel, exigent une bonne gymnastique organisationnelle et une flexibilité accrue de la part des employés. En cette période de changements multiples et rapides, certains angles morts nous ont-ils échappé?

Dossier – Surveillez vos angles morts. Réflexions sur la nouvelle organisation du travail

Des enjeux variés

Le télétravail et l’instauration d’un modèle hybride ont fait surgir de nombreux enjeux, tant pour les gestionnaires que pour les employés. Mais c’est surtout la durée qui préoccupe Jean- François Bertholet, CRHA, consultant en développement organisationnel et chargé de cours à HEC Montréal, qui se questionne sur les réels effets à long terme de cette nouvelle organisation du travail. «L’apprentissage informel, l’expérience et la culture d’entreprise sont certes plus difficiles à distance, mais il y a aussi un risque de perdre la mémoire organisationnelle. Quant aux relations avec les collègues, il y aura forcément une différence à long terme dans les interactions avec les personnes que l’on n’a jamais connues en présentiel», dit-il.

Il signale aussi qu’un sentiment d’injustice, voire d’exaspération, est susceptible de poindre chez ceux qui se rendent régulièrement au bureau. «Puisqu’ils se trouvent sur place, ils sont sollicités plus souvent et on leur demande de relever les défis sur-le-champ. De leur côté, ceux qui travaillent à distance peuvent se sentir exclus des décisions et des projets», analyse-t-il.

Pour sa part, Urwana Coiquaud, professeure agrégée en droit du travail au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal, estime que l’on est encore dans un contexte d’expérimentation où chacun tente de trouver le bon dosage entre le présentiel et le virtuel. «Cette réflexion est essentielle pour assurer la cohésion de l’équipe et un bon climat de travail. Mais où placer le curseur?» se demande-t-elle, soulignant que certains employeurs ont déjà annoncé que le présentiel ne serait obligatoire qu’une seule journée par mois.

La professeure recommande aussi d’analyser la situation dans une perspective plus globale, et pas uniquement sous l’angle de l’équilibre entre le présentiel et le virtuel. «Il y a d’autres questions que nous devons nous poser : pensons non seulement en termes de justice intergénérationnelle – puisque plusieurs générations cohabitent –, mais aussi en termes d’équité en emploi. En ce sens, les employeurs gagneraient à élargir leurs horizons, à recruter en dehors des sentiers battus et à utiliser des techniques plus novatrices», fait-elle remarquer. Au bout du compte, les entreprises auront tout intérêt à soigner leurs communications avec leurs employés et à instaurer entre eux une réelle justice organisationnelle.

Les dessous du télétravail

La pandémie a accéléré les changements, mais plusieurs tendances se manifestaient déjà, estime Pénélope Codello, professeure agrégée au Département de management de HEC Montréal. «Par exemple, on met énormément l’accent sur la mesure, notamment celle de la performance. Et même si on outille les gestionnaires, il n’en reste pas moins qu’ils vivent énormément de stress à devoir tout mesurer en permanence. On finit aussi par oublier que certains éléments ne sont pas mesurables, comme les relations humaines», dit-elle. Or, celles-ci sont essentielles en milieu de travail.

Pénélope Codello souligne que l’autre angle mort préoccupant est celui du leadership, qui pèche actuellement par excès de bienveillance. «Nous sommes en train de créer une forme de management qui comporte une dose d’hypocrisie. Il y a beaucoup de non-dits, de tabous, une sorte de positivité absolue. On nie les difficultés, on les éloigne de son champ de vision ; cela traduit un manque de courage managérial», analyse-t-elle.

Elle ajoute que si de plus en plus de gestionnaires sont formés en matière de compétences générales (soft skills), ils perdent néanmoins de vue le cœur même du travail. Elle appelle d’ailleurs à revenir aux fondamentaux, et à se demander ce que représente le travail et quelle est sa fonction. «Même si offrir de bonnes conditions de travail à ses employés devrait faire partie des responsabilités de l’entreprise, sa mission ne consiste pas à créer du bonheur. Il y a une sorte de glissement, les frontières entre les deux sont devenues floues», fait remarquer la professeure.

Quant au télétravail, elle remarque que les entreprises ont beaucoup réfléchi aux questions organisationnelles, mais qu’elles ont sans doute omis de se préoccuper du volet social. «Sur le plan de la socialisation, les entreprises et les organisations jouent un rôle important qui a été mis à mal par le télétravail. Ce dernier se révèle aussi comme une fausse bonne idée en matière de conciliation travail-famille. D’ailleurs, les femmes ont beaucoup écopé et se sont retrouvées comme la personne sur qui repose la charge du foyer et des enfants», dit-elle.

Enfin, Pénélope Codello souligne que le désengagement est un autre élément à surveiller, le télétravail entraînant une perte de sens. «Quel sera l’impact sur les jeunes, par exemple, ceux qui sont entrés sur le marché du travail pendant la pandémie et qui ont toujours travaillé à distance?» s’interroge-t-elle.

Désengagement et iniquités salariales

À cet égard, Annie Boilard, présidente du Réseau Annie RH, formatrice et conférencière, remarque que depuis 2022, on parle de plus en plus du phénomène de démission silencieuse. «Selon les recherches, aux États-Unis, on parlerait d’un taux de désengagement de 18%. Au Canada, nous sommes un peu plus épargnés mais cela se ressent malgré tout sur le terrain», note-t-elle. Le présentéisme (ou démission silencieuse) fait aussi partie des problèmes qu’elle soulève.

Se pose également la question des salaires. «La forte poussée inflationniste a fait en sorte que les échelles salariales ont rapidement été mises à jour, notamment pour le recrutement externe. Ces changements ont pu créer un sentiment d’iniquité chez ceux qui étaient déjà dans l’entreprise et qui n’ont pas profité de cette hausse», constate-t-elle.

Elle remarque aussi que la pénurie de main-d’œuvre a beaucoup mis les projecteurs sur les jeunes recrues, et que les personnes d’expérience ou préretraitées ont peut-être été mises à l’écart. «Il y a un réel manque d’attention vis-à-vis de ce segment de la main-d’œuvre. On devrait en faire davantage pour les attirer et les stimuler, pour rendre attrayant le fait de demeurer plus longtemps sur le marché du travail ou d’y retourner après la retraite», indique-t-elle.

Des conflits détectés plus tardivement

Pendant la pandémie, la santé mentale des employés a écopé, parce qu’il est moins facile, pour les gestionnaires, de repérer les signaux de détresse en virtuel, dit Annie Boilard. Elle s’interroge sur les conséquences que cela aura à long terme et sur le nombre d’employés qui seront passés entre les mailles du filet.

Jean Poitras, professeur titulaire au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal, est d’avis que les signes annonciateurs de conflits au sein des équipes peuvent être facilement occultés. «Le fait de travailler en ligne rend la détection de ce type de problème encore plus ardu, parce qu’on ne saisit pas toujours bien le langage non verbal. Cela accroît le risque que le conflit s’envenime, précise le professeur. Qui plus est, les gestionnaires ne sont pas nécessairement à l’aise d’intervenir en virtuel.»

Il indique que les stratégies d’évitement pour s’isoler des autres étant nombreuses à distance, la nécessité de régler la situation peut sembler moins urgente. Résultat, le conflit peut s’enkyster, dégénérer et devenir une source de démobilisation pour les employés.

Comment réduire tous ces risques? D’abord en agissant de façon préventive grâce aux outils technologiques. «On peut réaliser des sondages éclair régulièrement pour prendre le pouls de son équipe, faire le point sur le climat de travail et évaluer les relations avec les collègues. Si on constate qu’il y a des tensions, on peut ajouter une ou deux questions stratégiques au sondage, afin de creuser davantage et d’intervenir plus rapidement», recommande Jean Poitras.

Le professeur admet que la gestion de la charge émotive en ligne n’est pas une mince affaire et qu’elle est plus facile en présentiel. Cependant, rien n’empêche d’organiser une première rencontre en personne pour amorcer le processus de résolution du conflit. «Si ce n’est pas possible, alors, il est préférable de faire une navette diplomatique entre les deux parties. L’erreur serait de les réunir en ligne en même temps. Mieux vaut recadrer les perceptions et désamorcer les aspects émotifs en amont, afin de garder le contrôle sur la conversation lors de la rencontre commune. Durant celle-ci, on proposera alors des solutions», conseille Jean Poitras. Il ajoute qu’une formation de base en médiation, par exemple, permet de mieux outiller les gestionnaires à ce chapitre.

«Le danger, en télétravail, c’est qu’on peut laisser la situation se détériorer. Or, plus on attend, plus il sera difficile de régler le conflit. Ultimement, cela aura un impact sur le climat de travail, ce qui nuira à la productivité. Cela peut aussi se traduire par une baisse de rendement et par des pertes d’occasion d’affaires», prévient-il.

On le voit, la pandémie est loin d’avoir révélé toutes ses répercussions sur le milieu du travail. Ne viendrait-on pas d’ouvrir la boîte de Pandore?

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion