L’humain est un être de relation. Dans la nouvelle organisation du travail, où la présence au bureau se conjugue avec les rencontres en virtuel, comment créer une véritable connexion avec ses collègues? Comment déjouer l’isolement? Les spécialistes sont catégoriques : dans un contexte de travail hybride, il y a bel et bien moyen de nouer des liens sains.

L’expérience pandémique et ses confinements répétés ont déconstruit les barrières spatiales de nos vies professionnelles. Nous nous y sommes adaptés, flirtant avec différents ressentis alors qu’il fallait désormais travailler seul face à son écran. Solitude? Isolement? Il importe ici de définir ces deux concepts à tort amalgamés. Comme l’explique Estelle M. Morin, psychologue, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations, la solitude est un état existentiel et personne n’y échappe. «C’est ce qui fait qu’on a tant besoin de créer des liens et d’appartenir à un groupe. L’isolement, lui, est le fait d’être privé de contacts avec les autres. Ce n’est pas existentiel, c’est physique!»

Ainsi, un individu peut lui-même s’isoler en réaction défensive lorsqu’il vit un fort stress. Il s’agit d’un réflexe de protection qui vise à diminuer la sollicitation. C’est certainement préoccupant, quoique moins problématique que d’être isolé par les autres. «Tout gestionnaire doit être attentif aux comportements d’isolement, signale la professeure. L’employé isolé est-il en détresse ou est-ce un signe d’exclusion?»

L’isolement, cette privation de lien, peut survenir tant au bureau qu’à distance. «Le télétravail nous fait vivre un grand changement, avec des avantages et aussi des risques, dont l’isolement et l’effritement du sentiment d’appartenance, explique Julie Carignan, psychologue organisationnelle et associée, Développement des leaders et des équipes, chez Humance. Il y a des manières de créer une connexion, mais il faut fournir un effort conscient pour ajuster ses habitudes et développer de nouveaux réflexes

Le virtuel est figé dans un formalisme certain : on protège son environnement à l’aide d’un fond d’écran. La relation est programmée et centrée strictement sur la tâche. On perd cette spontanéité qui règne habituellement autour de la machine à café. Il faut donc créer des occasions d’échanger autrement. «Je suggère aux leaders avec qui je travaille d’ouvrir le lien de la rencontre virtuelle 15 minutes avant l’heure prévue ou de le prolonger 15 minutes après, afin de favoriser les échanges informels, ajoute Julie Carignan. Les gestionnaires craignent souvent que personne ne se présente! Mais lorsqu’on explique pourquoi on le fait, les gens sont heureux de participer.»

Dossier – Surveillez vos angles morts. Réflexions sur la nouvelle organisation du travail

Le piège de la relation virtuelle

Bien que les changements dans l’organisation du travail soient encore récents, on observe que peu d’employés choisissent finalement d’être entièrement à distance, la plupart préférant le mode hybride avec deux ou trois jours par semaine au bureau. «Ce que nous avons appris durant la pandémie, c’est que beaucoup de travailleurs ont ressenti de l’isolement à la maison, qu’ils s’ennuyaient des relations de travail et des occasions qu’ils avaient habituellement d’échanger avec leurs collègues. Les jeunes en début de carrière ont aussi eu le sentiment de rater des occasions de mentorat ou d’autres formes de coaching, souligne Lynda Gratton, psychologue, conférencière et professeure de management à la London Business School. Le défi actuel consiste à trouver une manière de maximiser le potentiel des rencontres au bureau, non seulement en organisant des activités sociales, mais aussi en multipliant les possibilités de rencontres spontanées.»

Se croiser en personne demeure essentiel, bien que le télétravail ne soit pas nécessairement une source d’isolement. «On peut être à distance et se sentir tout de même proche des autres. Le sentiment de proximité résulte de l’intériorisation de la relation, qui est un lien d’attachement socialisé», précise Estelle M. Morin.

Ainsi, deux processus opèrent dans la création d’une relation humaine : le premier avec l’autre, de l’attachement ; le second est modulé par l’extérieur, un processus de socialisation où les individus adoptent des normes sociales qui correspondent au contexte dans lequel la relation s’établit.

«S’il y a une identification à l’autre, un sentiment de pouvoir faire des choses ensemble, on se rencontrera à nouveau et la fréquence des interactions augmentera, accélérant ainsi le processus d’intériorisation de la relation», poursuit la professeure. Puis, alors que la relation s’intériorise, elle deviendra plus permanente. On se sentira alors proche, même à distance.

Toutefois, les relations virtuelles qui ne profitent pas d’interactions en personne présentent un danger : l’idéalisation. «Quand on ne se voit qu’à l’écran dans des séquences programmées, on ne montre à l’autre que les aspects pertinents à la relation. C’est une sorte de miroir idéalisant. Il n’y a pas les irritants que la relation normale et spontanée dévoile lorsqu’elle se déroule en présence», explique Estelle M. Morin

En fait, peu importe que nos interactions avec les autres se déroulent en personne ou en virtuel, il s’agit d’apprendre à se connaître mutuellement d’une tout autre façon. C’est de cette manière qu’on pourra évoluer dans un espace sécuritaire. «Si tu ne connais pas ton interlocuteur, est-ce que tu te permettras la petite blague avec un fond de vérité qui mènera peut-être à une solution innovante pour régler un problème? Tu n’oseras probablement pas», croit Julie Carignan.

Cet espace sécuritaire, propice à l’innovation, à l’engagement et au bien-être, permet de contrer l’isolement. En ce sens, on ne doit surtout pas sous-estimer l’importance de ces précieux moments d’échange informel, encore peu exploités à l’écran et qui ne sont en rien une perte de temps.

Le travail hybride, pour un meilleur équilibre

On le comprend, la nouvelle organisation du travail exige de développer de nouvelles compétences. Comme l’explique Ben Wigert, directeur, Recherche et stratégie, chez Gallup, «le télétravail a rendu les relations liées au travail à la fois plus importantes et plus exigeantes. Au début de la pandémie, lorsque les gens ont été, en quelque sorte, “piégés à la maison”, l’isolement a été un véritable problème, tout particulièrement pour ceux qui vivaient seuls. Maintenant qu’on a le choix de travailler à distance ou de se rendre au bureau, le problème est moins intense, mais le danger d’isolement persiste.»

Selon le spécialiste, on prévoit qu’à long terme, deux personnes sur dix travailleront exclusivement à distance, mais la méthode hybride semble mieux protéger les individus de l’isolement. «Il faut toutefois être conscient du danger de perdre son réseau social, même en travail hybride. Il faut avoir une intention claire et définie de passer du temps ensemble, de tisser des liens, de collaborer lorsque nous sommes au bureau, mais c’est difficile, car les gens viennent à différents moments. Il y aurait 30% des employés en travail hybride qui rapportent avoir beaucoup de mal à collaborer et 24% qui signalent des relations altérées avec leurs collègues.»

Le directeur ajoute que les équipes en mode hybride sont davantage engagées lorsqu’elles établissent ensemble leur horaire que lorsqu’elles se font imposer des journées au bureau. «Soyons ouverts à essayer de nouvelles manières de faire et soyons attentifs au bien-être des employés, qui ont été fort éprouvés durant la pandémie.»

Afin de préserver l’esprit de collaboration, Ben Wigert recommande de rappeler à son équipe les objectifs à atteindre et d’échanger sur les meilleures manières de travailler ensemble. C’est aussi l’opinion d’Estelle M. Morin. «Ce qui fait la cohésion du groupe, c’est l’adhésion à un objectif commun, précise-t-elle. Et c’est le gestionnaire qui est le gardien de cet objectif, tout comme il a la responsabilité de faciliter le travail de ses employés. La modalité de la rencontre, virtuelle ou en présence, n’est qu’un moyen, pas un but.»

Un rempart contre l’isolement

Pour Ben Wigert, l’amitié au travail est un élément déterminant en ce qui concerne la motivation des troupes. «C’est un important facteur de productivité, d’engagement envers l’organisation, de collaboration et de rétention. Il est démontré que lorsque le réseau social est bien enraciné et offre du soutien, les individus apprécient davantage leur travail, sont plus dynamiques et s’adaptent plus aisément aux imprévus et aux défis rencontrés.» En fait, plus que jamais, l’amitié serait fortement corrélée avec les succès de l’organisation.

Dans le même sens, Lynda Gratton cite les travaux de Robert Waldinger, psychiatre et professeur à l’École de médecine de l’Université Harvard, qui s’est consacré au mystère du bonheur dans une étude longitudinale menée sur des décennies auprès de centaines d’Américains. «Selon ce qu’il a observé, le premier indicateur d’une vie épanouie repose sur la richesse du réseau social. L’amitié est une source de joie ; elle ouvre un espace où les individus se sentent écoutés, accueillis, et le lieu de travail est un contexte de vie important. Ainsi, le travail peut – et certainement doit – favoriser l’amitié. Ne soyons pas étonnés de constater que le principal prédicteur de rétention soit le fait d’avoir un ou plusieurs amis au travail!»

Évidemment, pour créer ces liens significatifs, il faut se rencontrer, apprendre à se connaître, se dévoiler et bâtir un climat de confiance. Un processus qui exige du temps et de la volonté, et encore davantage lorsque les équipes travaillent à distance. «Nous avons observé qu’au début d’un nouveau projet, permettre aux gens de prendre le temps de se présenter en parlant de leurs intérêts, de leurs forces et de ce qu’ils sont solidifie l’équipe. Il importe aussi de refaire cet exercice à différents moments, notamment à la fin d’un projet, pour partager l’expérience de chacun», mentionne Lynda Gratton. Et il s’agit d’un temps bien investi : les équipes dont les liens sont soudés ne sont pas épargnées par les désaccords, mais elles ont les ressources nécessaires pour les traverser de manière constructive.

Une communication à l’écran réussie

Le virtuel comporte de nombreuses dissonances dont on doit prendre conscience. «Il faut s’entraîner à être performant à l’écran. Par exemple, pour animer un grand groupe, il importe de fixer la caméra pour que les participants aient l’impression qu’on les regarde, souligne Julie Carignan. De l’autre côté de l’écran, le conférencier qui fixe directement les participants donnera plutôt l’impression d’avoir la tête baissée.» La psychologue évoque aussi cette conscience accrue de soi qui affecte la spontanéité et le naturel lorsqu’on se voit à l’écran.

L’usage du silence doit également être ajusté. «En salle de cours, j’aime faire réfléchir les étudiants. Pour y arriver, j’utilise beaucoup le silence. Mais en virtuel, je ne peux pas y recourir de la même manière. Le silence est plus lourd à porter à l’écran», explique Estelle M. Morin, qui insiste sur l’importance de tenir compte des limites technologiques pour maximiser les rencontres virtuelles : savoir utiliser les fonctionnalités des applications afin de faciliter l’animation; gérer le temps de la rencontre qui, à distance, est programmé; et surtout, limiter le nombre de participants au nombre d’affichages possibles à l’écran. «S’il y a trop de monde pour que vous puissiez tous les voir, scindez la réunion en deux, ou alors, faites-la en personne.» Tout est question d’équilibre et de flexibilité.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion