Les entreprises ont montré une belle résilience depuis le début de la pandémie de COVID-19, notamment grâce au télétravail. Mais les nouvelles formes d’organisation du travail mettent-elles en danger la créativité collective et la capacité d’innovation?

Pour l’instant, le concepteur de solutions numériques multiplateformes Spiria ne mise pas sur une politique de travail à distance. L’entreprise, qui compte 175 employés, tente plutôt de proposer des éléments qui les inciteront à revenir au bureau par eux-mêmes, que ce soit des événements sociaux ou des avantages comme des dîners gratuits.

Une partie des employés de Spiria effectue beaucoup de travail individuel, mais le vice-président aux opérations, John Mertl, s’inquiète du maintien de la collaboration et de la créativité collective à moyen ou à long terme dans certaines équipes, notamment celles qui travaillent sur le design et la planification. «Pour être efficaces, les membres de ces équipes doivent collaborer étroitement, et nous cherchons les meilleurs moyens de les soutenir dans la nouvelle organisation du travail», explique-t-il.

Ainsi, la présence au bureau pourrait, par exemple, être requise pour certaines tâches, comme le démarrage de projets. «Quand on lance un projet, on apprend à connaître ses partenaires et on bâtit une relation de confiance, poursuit le vice-président. C’est une étape critique dont dépend le succès d’un projet et qui bénéficie de rencontres en personne.»

Dossier – Surveillez vos angles morts. Réflexions sur la nouvelle organisation du travail

Une créativité plus encadrée

Spiria n’est pas la seule entreprise à s’interroger sur les effets à long terme de l’augmentation du travail à distance sur la créativité et l’innovation. «Au départ, les organisations craignaient une perte de productivité, mais celle-ci s’est maintenue et s’est parfois même améliorée ; cependant, le défi que pose la préservation des capacités d’innovation est plus complexe et plus préoccupant», souligne Laurent Simon, professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal.

Il rappelle que les grands modèles théoriques d’innovation montrent que celle-ci résulte en bonne partie de la circulation informelle des connaissances et des interactions spontanées entre les individus qui y travaillent. C’est ainsi que se crée en amont un bassin d’idées et de connaissances qui alimentent ensuite les efforts d’innovation. Les années 1990 ont d’ailleurs vu émerger des modes sociaux d’apprentissage et d’échange, comme les communautés de pratique.

«Cette notion de “communauté” n’est plus aussi porteuse quand on est à distance et qu’on a moins d’interactions en personne, poursuit-il. Les organisations cherchent donc à préserver les effets positifs de la coprésence, notamment la circulation naturelle des savoirs et les collisions d’idées spontanées entre les employés.» Les entreprises doivent s’efforcer de favoriser ces échanges, qui se produisent désormais beaucoup moins souvent.

Pour Louis-Pierre Sarrazin, directeur du développement des talents et de l’évolution organisationnelle chez Ubisoft, c’est justement là la grande différence entre l’organisation traditionnelle du travail et celle qui a cours depuis le début de la pandémie. «On ne peut plus compter sur les apprentissages et sur les brassages d’idées informels qui survenaient en se côtoyant tous les jours ; on doit planifier davantage ces occasions d’échange», explique-t-il.

Cette contrainte a amené Ubisoft à revoir des pans entiers de sa stratégie en matière de gestion des talents. Le studio a beaucoup réinvesti dans ses communautés de pratique, afin d’y orchestrer de manière plus structurée la socialisation et le partage des connaissances entre les employés. «À partir de ces communautés, nous organisons des événements qui peuvent se dérouler en personne, en mode hybride ou à distance, qui aident les gens à mieux se connaître et qui brisent l’isolement», précise Louis-Pierre Sarrazin.

Ubisoft a également créé une nouvelle équipe pour conseiller les gestionnaires quant aux meilleures approches à adopter pour profiter de l’intelligence collective, aussi bien dans le travail et les événements en personne qu’à distance. «Avant la pandémie, nous travaillions tous au bureau par défaut. Au plus fort de la pandémie, nous nous sommes tous retrouvés à travailler à distance par défaut. Maintenant, nous pouvons choisir, souligne Louis-Pierre Sarrazin. Nous devons donc identifier quels aspects nous souhaitons maximiser en optant pour un lieu de travail commun. Socialiser et bâtir la cohésion d’une équipe, par exemple, se fait mieux en personne.»

Vers une réelle hybridation

Les organisations se sont placées en mode «expérimentation» pour trouver des moyens de perpétuer leur aptitude à générer des idées et à innover. Luc de Brabandere, cofondateur de l’agence belge Cartoonbase et auteur de plusieurs ouvrages sur la transformation numérique et la créativité, estime que peu d’entre elles misent actuellement sur des modes d’organisation réellement hybrides.

«En ce moment, on voit surtout que le présentiel et le travail à distance coexistent au sein des organisations, un peu comme le moteur à essence et le bloc électrique dans une voiture hybride, illustre-t-il. Une véritable hybridation exige plutôt de changer les anciens modèles.» Ironiquement, cette hybridation elle-même exigera un niveau élevé de créativité et d’innovation.

Plutôt que d’imposer aux employés de venir travailler au bureau un certain nombre de jours par semaine, Luc de Brabandere croit que les organisations doivent bien établir ce qui doit se faire en personne et ce qui peut se faire à distance. Selon lui, la créativité se situe dans la première catégorie. «La créativité est un processus un peu mystérieux qui s’exerce beaucoup mieux quand on se trouve en présence de ses partenaires», avance-t-il. Il donne l’exemple du rire spontané, qui lui a beaucoup manqué quand il a donné ses premiers cours à distance devant un public dont certains membres fermaient leur caméra.

«Au début, une idée nouvelle suscite souvent le rire ou l’incrédulité, dit-il. Les gens se regardent, surpris. Ils rigolent, puis réfléchissent plus profondément. Enfin, ils se disent que c’est peut-être une bonne idée. Ce sont des aspects importants comme celui-là qui se perdent quand on est à distance.»

En septembre 2021, Microsoft a publié un article [1] tiré de l’analyse du travail de plus de 61 000 employés après le passage au télétravail, en mars 2020. Le géant du numérique a constaté une baisse significative des connexions entre les membres des unités d’affaires formelles et ceux des communautés informelles. Entre autres choses, le travail à distance a amputé de 25% le temps que les employés passaient normalement à collaborer avec des membres d’autres parties de l’organisation. À l’inverse, les membres d’un même groupe se sont connectés davantage entre eux, ce qui pose le risque d’une augmentation du travail en vase clos.

Une telle situation peut aussi entraîner une perte de créativité, craint Marine Agogué, professeure agrégée au Département de management de HEC Montréal. «Le bureau est un peu le seul endroit où l’on côtoie des personnes qu’on n’a pas choisies, qui ont des origines, des idées, des goûts et des visions du monde différents des nôtres, rappelle-t-elle. Tisser des liens avec ces gens ouvre l’esprit et stimule la créativité.»

Pendant de longues années de travail en présentiel, on a constitué des réseaux qui se sont transférés en ligne quasi instantanément lors de la pandémie. «La question qui se pose maintenant est de savoir comment seront créés les futurs réseaux et quelle sera leur capacité de faire circuler l’information et la connaissance entre leurs membres», affirme-t-elle.

Socialiser avant de créer

La socialisation serait donc à la base de la créativité. «Notre culture organisationnelle repose sur la création de consensus, explique Prasad Garigipati, responsable de l’accélérateur en intelligence artificielle mondial (GAIA) d’Ericsson à Montréal. L’ouverture et la communication au sein de nos équipes sont très importantes. Mais pour que cela fonctionne, les gens doivent avoir bâti un lien de confiance entre eux, et cela se fait plus efficacement en se côtoyant.»

Son collègue Gregory Dutrieux, directeur principal d’Ericsson à Montréal, ajoute que bien que la nature des innovations soit technologique, leur développement provient toujours de connexions humaines. «Le processus d’innovation est lent et incrémental, affirme-t-il. Il se fait mieux en personne. Pendant la pandémie, nous avons remarqué un ralentissement du travail d’innovation chez nous et pourtant, nos employés se connaissaient bien. Maintenant, en plus, nous avons beaucoup de nouveaux employés.» Ces recrues, il faut apprendre à les découvrir, afin de créer des conditions qui favorisent leur contribution au processus d’innovation. Pendant la pandémie, l’entreprise a organisé des rencontres en personne dans des parcs ou dans de grandes salles, pour que les gens apprennent à se connaître. Plus récemment, Ericsson a demandé à ses employés de passer la moitié de leur temps de travail au bureau.

«Nous faisons preuve d’une certaine flexibilité, explique Gregory Dutrieux. Nous mettons par exemple l’accent sur la période entre 10h et 15h. Nos réunions d’équipe se tiennent généralement dans ces plages horaires, ce qui permet aux gens d’arriver plus tard ou de partir plus tôt, afin d’éviter les heures de pointe dans les transports.»

Le travail à distance fragilise certains aspects vitaux des processus créatifs, comme la socialisation, les échanges d’idées informels et certaines parties qui sont intrinsèques à la communication en personne. «En ligne, on lit difficilement le langage corporel puisqu’on ne voit que les visages, souligne John Mertl, de Spiria. Il n’y a pas cette dynamique qui surgit lorsqu’on lance des idées et qu’on s’échange un bout de papier autour d’une table. En virtuel, on est moins spontanés. Il est aussi plus ardu de laisser de la place au silence ou aux conversations en parallèle. C’est un contexte très différent qui me semble moins approprié pour le travail d’idéation et de création.»

Pour relever les défis en matière d’innovation – qui seront nombreux dans un contexte de révolution technologique et de pénurie de main-d’œuvre –, les entreprises ne pourront plus se fier autant au bouillonnement d’idées exprimées en personne. «Les gestionnaires devront intervenir davantage pour organiser des moments d’idéation, des événements axés vraiment sur l’expression d’idées nouvelles, sur les débats et sur la réflexion, croit Laurent Simon. Ils devront aussi porter une attention particulière à la socialisation, afin que le climat au sein des équipes reste favorable à l’innovation.»

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion


Note

[1] Yang, L., et al., « The effects of remote work on collaboration among information workers », Nature Human Behaviour, vol. 6, n° 1, janvier 2022, p. 43-54.