La vague de pression que subissent les entreprises depuis quelques années est unique, en raison des circonstances exceptionnelles liées à la pandémie et aux événements géopolitiques actuels. Pourtant, plusieurs changements dans l’organisation du travail semblent s’imposer de façon de plus en plus durable. Au gré de ces transformations, serions-nous en train d’échapper à une certaine forme de vigilance nécessaire pour prendre les décisions optimales et gérer efficacement nos équipes et nos organisations?

Depuis trois ans, nous assistons à des phénomènes non seulement très marquants, mais également vécus dans plusieurs pays à travers le monde. En Occident plus particulièrement, les milieux de travail ont connu des transformations extrêmes. De la grande expérimentation du travail à distance (great remote work experiment), nous sommes passés à la Grande Démission (great resignation), qui s’est transformée en grand remaniement des talents (great talent re-shuffle), laissant la place à l’insidieux épisode des démissions silencieuses (quiet quitting), tout juste avant la montée actuelle du grand retour (great return).

D’entrée de jeu, on remarque la surutilisation médiatique du mot «great» dans toutes ces expressions anglaises pour souligner à quel point ces mouvements sont généralisés ou draconiens. Quoique la spectacularisation des faits soit notable, ces différentes phases de transformation ont eu des effets réels sur le marché du travail.

Le pivot autour duquel tourne l’organisation du travail – et que nous tenons souvent pour acquis – semble de moins en moins évident à identifier. Les entreprises recherchent intensément des points de repère pour prendre les meilleures décisions. L’enjeu dépasse largement l’opposition travail en présentiel–travail à distance ou le nombre de jours de télétravail optimal dans une semaine. Dans ce contexte, il apparaît essentiel de prendre un pas de recul, afin d’établir où nous nous situons comme organisations ou comme gestionnaires.

Dossier – Surveillez vos angles morts. Réflexions sur la nouvelle organisation du travail

Le paradoxe de la flexibilité

Tout juste avant la pandémie, de plus en plus de dirigeants décidaient d’interdire à leurs employés l’envoi de courriels ou les appels professionnels en soirée et les fins de semaine. C’était une question d’équilibre entre le travail et la vie personnelle, une reconnaissance de la coexistence de ces deux mondes si interconnectés.

Aujourd’hui, les organisations instaurent diverses mesures afin de favoriser la flexibilité du travail. Les courriels, les appels ou les messages sur les plateformes de télétravail peuvent désormais se transmettre à n’importe quel moment de la journée, selon les disponibilités de l’expéditeur. Ici, encore et souvent, c’est l’équilibre entre le travail et la vie personnelle qui sert de justificatif.

Une telle approche favorise la flexibilité individuelle, mais c’est souvent la transversalité qui écope dans plusieurs entreprises. Avant la pandémie, nous avions établi que le fonctionnement en vase clos était l’ennemi numéro un et nous l’affrontions à grand renfort de processus, de structure matricielle, de mode projet, de techniques agiles, d’espaces ouverts et de culture de collaboration. Il est donc permis maintenant de se demander si la potentielle augmentation de la compétitivité de ces postes plus flexibles sur le marché de l’emploi compense réellement la perte que nous subissons en matière de transversalité.

Le défi de l’attraction et de la rétention des talents

Les entreprises observent tous les jours certaines contradictions en ce qui a trait au recrutement des travailleurs. D’une part, des investissements massifs de ressources ont été consentis afin de bonifier les salaires, d’augmenter la flexibilité et la mobilité chez les employés, voire d’instaurer une semaine de quatre jours de travail sans baisse de salaire. D’autre part, les craintes et les préoccupations face à l’incertitude économique et les baisses de productivité sont bien réelles.

Dans ce contexte, sommes-nous en mesure de démontrer que ces investissements permettent de capter une plus grande part du marché de l’emploi? Avons-nous le réflexe, dans les organisations, d’effectuer des analyses afin d’obtenir un ratio financier de nos investissements? Sans données empiriques, il se peut que l’on dévalorise des stratégies de gestion des ressources humaines ou des stratégies managériales intéressantes, tout autant qu’il se peut que l’on hypothèque l’avenir d’autres projets organisationnels à valeur ajoutée.

De la résilience à l’engagement

Les discours sur la culture organisationnelle qu’il faut promouvoir se multiplient depuis quelques années. Il n’est pas rare d’entendre des formules incantatoires : «La résilience doit faire partie de notre culture»; «Il nous faut développer une culture d’engagement» ; «Nous avançons dans le façonnement de notre nouvelle culture d’adaptation».

Quoique la résilience personnelle soit annonciatrice de comportements productifs quand surviennent des difficultés, elle ne tient pas sa source dans la culture organisationnelle, à moins que ce soit sur un très long horizon temporel. L’engagement et l’adaptation sont des conséquences potentielles et souhaitables de cultures saines et en adéquation avec les structures, les méthodes et les comportements des gestionnaires.

Mais comment soigner, recadrer ou changer nos cultures organisationnelles, dans un contexte où l’individu accapare la majeure partie de l’attention des gestionnaires sur le terrain? Dans plusieurs organisations, des décisions sont prises spontanément afin de répondre aux besoins et aux exigences des employés, au lieu de s’occuper des équipes, des projets ou des systèmes organisationnels. Les réponses et les attentions personnelles, lorsque les individus ont particulièrement moins de contacts quotidiens et informels entre eux, provoquent rapidement un sentiment d’injustice. Un employé aura souvent du mal à comprendre comment il se fait qu’un collègue qu’il ne voit jamais dans les corridors, au bureau ou en réunion a réussi à obtenir des avantages supplémentaires, alors que lui-même se dévoue au travail jusqu’à 22 heures après avoir couché les enfants!

Cet exemple illustre la survalorisation que l’on fait parfois de l’individu, et qui n’est habituellement pas un levier menant à une culture d’adaptation, de bienveillance et de collaboration. La flexibilité et la mobilité sont donc souvent mises en opposition avec la création de sens que permet la culture organisationnelle.

L’importance de la communication

La création de sens du collectif est un sujet délicat. Dans les milieux où la mobilité et le télétravail sont particulièrement favorisés, les canaux de communication formels y sont surreprésentés. Cela va de soi, considérant que s’il y a moins de canaux de communication, ceux qui demeurent recevront beaucoup plus d’attention. Qui plus est, étant donné que les répercussions des communications formelles sont également plus difficiles à saisir dans les corridors, on y voit s’ajouter une lourde tendance à n’y présenter que les facettes positives des propositions, changements et projets. Le traitement du message afin qu’il soit porteur dans toute l’organisation y est également dominant. Cette anxiété communicationnelle a souvent pour effet de diminuer l’authenticité perçue par le personnel face à ces messages, qui sont cependant rédigés avec grande expertise. C’est là une des raisons qui mènent au cynisme dans bien des endroits. Dans nos environnements à la fois ambigus et incertains, donner l’impression qu’une information est cachée, ou qu’elle nous est présentée en minimisant son importance réelle, augmente la dimension menaçante de la communication.

L’hybridation et la mobilité du travail rappellent justement l’importance d’instaurer de bonnes pratiques de storytelling, afin de communiquer efficacement les visions et les intentions de chacun. Ces pratiques permettent de «théâtraliser» ou d’incarner un discours, ce qui est favorisé tout naturellement dans les univers informels. Le sens du collectif se construit généralement par le biais des dialogues et du récit des différentes expériences des interlocuteurs.

Cela explique pourquoi autant de travailleurs misent sur les journées en présentiel pour échanger avec leurs collègues sur différents sujets. Pour les gestionnaires, n’y a-t-il pas un certain risque de trop structurer ou de trop planifier ces occasions où tous les membres de l’équipe sont sur place?

Les échanges personnalisés émergent bien souvent lors de temps morts, dans les corridors, dans l’informel. Souvent, les gestionnaires tentent de coordonner la présence au bureau afin qu’un maximum d’individus soient sur place au même moment. On profite alors de ces journées pour tenir une série de réunions et de séances de travail collaboratif. L’horaire chargé des moments en présentiel ne viendra-t-il pas alors étouffer l’informel que nous tentons de créer à tout prix? Une trop forte structuration des échanges peut exercer une pression sur l’informel, au même titre que le télétravail peut nuire aux discussions spontanées.

Le sens du travail

Il est important de réinstaller ou d’optimiser les bases sur lesquelles on souhaite bâtir un historique relationnel entre les personnes en dehors des réunions et des collaborations structurées. La création de sens nécessite de renforcer le sentiment d’appartenance. Dans plusieurs secteurs, le récent roulement de personnel crée un sentiment d’urgence qui pousse à agir face à cet enjeu. Dans un marché du travail où les individus sont les cibles de pratiques de rétention et où chacun est le maître d’œuvre des négociations, dans un environnement où les collaborations sont structurées autant en présentiel qu’à distance, n’allons-nous pas vers une culture centrée sur le travail «mercenaire» ou vers ce qu’on appelle la gig economy?

La gestion de la crise que nous avons vécue a permis des changements rapides qui étaient inimaginables jusqu’à tout récemment : intégration des plateformes de télétravail, développement du management à distance, mise en place de politiques d’attraction et de rétention audacieuses… Cependant, les prochaines transformations nécessiteront plus que des «décisions» au sujet du retour en présentiel ou du nombre de jours de télétravail par semaine. Sans la pression exercée par la crise, ces différentes décisions, parfois prises à la hâte, redeviennent de véritables projets de transformation que l’on doit appuyer à l’aide de visions et d’approches transformationnelles des plus rigoureuses.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion