Le virage vers la finance durable consiste à amener l’ensemble des acteurs économiques et financiers à intégrer pleinement les facteurs ESG (environnement, société et gouvernance) dans leur gestion et leurs opérations sans nuire aux profits. Cette tâche colossale présente certains risques de dérapage.

La finance durable réunit des approches qui tiennent compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, mais avec un degré d’intensité très variable et des stratégies bien différentes. «Au début, ce sont surtout les grands investisseurs qui s’y sont intéressés, mais les prêteurs s’y attardent de plus en plus, tout comme les banques centrales et les organismes de réglementation», souligne Rosalie Vendette, associée chez Quinn & Partners.

L’essor de la finance durable suit le renversement récent de la vision du rôle des entreprises. «En 1970, l’économiste Milton Friedman a publié un texte devenu célèbre[1] dans lequel il soutient que la seule fonction sociale de l’entreprise consiste à produire des rendements pour ses actionnaires, et cette idée s’est imposée[2]», raconte Jean-François Gagnon, leader en finance durable chez EY Canada.

«La crise de 2008-2009 a démontré les risques économiques et financiers de la course au rendement à court terme, poursuit-il. Le sauvetage par l’État de plusieurs entreprises pour éviter l’effondrement de l’économie a aussi rappelé qu’une société n’est pas qu’une entente entre actionnaires, mais une entité réelle qui produit des impacts sociaux.»

Dossier - Finance durable

Au même moment, les engagements environnementaux pris par les États dans le cadre des conférences de l’ONU sur les changements climatiques et des mouvements sociaux comme Occupy, Black Lives Matter, #MeToo et #FridaysForFuture ont intensifié la pression en faveur des facteurs ESG.

Le virage s’est donc accéléré. En 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, a dénoncé publiquement[3] l’aveuglement de l’industrie financière face à la crise climatique. L’année suivante, Martin Lipton publiait «The new paradigm[4]», une feuille de route vers la finance durable et le capitalisme des parties prenantes (CPP) réalisée pour le Forum économique mondial et qui a connu une forte résonnance.

«Même la Business Roundtable[5], longtemps une farouche partisane de la primauté des actionnaires, a dévoilé un engagement envers le CPP en 2019», fait remarquer Jean-François Gagnon.

L’ombre de la politique

Ce virage présente toutefois certains risques de dérapage qu’on pourrait diviser en trois catégories : les reculs politiques, la confusion et les aléas financiers et économiques.

La volonté politique des gouvernements est essentielle pour créer un encadrement national et international qui récompense les bons élèves, et pour financer et accompagner la transformation des entreprises. Or, qui dit «politique» dit «débats et dangers de régression». Aux États-Unis, une partie des républicains combat férocement l’investissement durable.

«L’administration de Donald Trump avait interdit aux régimes de pension privés et publics d’offrir par défaut des investissements ESG et obligeait les gestionnaires de ces fonds à ne considérer que le rendement espéré et pas du tout les facteurs ESG», illustre Iwan Meier, professeur titulaire au Département de finance de HEC Montréal. L’administration Biden a renversé cette règle, qui affectait des actifs sous gestion de plus de 10 000 milliards de dollars américains.

Plus récemment, la Virginie-Occidentale et l’Arkansas ont désinvesti leur régime de retraite du gestionnaire BlackRock, parce que celui-ci recherchait des entreprises qui réduisent leur empreinte carbone. Des politiciens républicains présentent les exigences de reddition de comptes ESG comme une nouvelle arme employée par la gauche «woke» et les «élites» pour imposer certaines valeurs au peuple américain.

En Europe, le débat sur la taxonomie de la finance verte a abouti à la classification du gaz et du nucléaire parmi les «énergies de transition». Ces industries accéderont donc à l’argent public et privé destiné à la transition écologique, au détriment du développement des énergies renouvelables. Comment en est-on arrivé là? La France voulait compter sur ces financements pour relancer son industrie nucléaire. L’Allemagne, qui a abandonné le nucléaire, s’y opposait, mais elle-même doit remplacer une partie du nucléaire par le gaz et souhaitait voir cette énergie fossile incluse dans la taxonomie. Marché conclu!

L’expert américain en finance durable Cary Krosinsky admet d’emblée que la définition de la finance durable et son encadrement demeurent éminemment politisés. «Le plus grand défi consiste à créer des consensus clairs et à s’assurer que cette transition reste juste pour tout le monde», précise-t-il.

Le labyrinthe ESG

Cet exercice est d’autant plus complexe que le terme «finance durable» demeure assez vague. «Il y a peu en commun entre des fonds qui excluent le tabac ou le pétrole et d’autres qui investissent dans des entreprises qui ont des impacts ESG mesurables», poursuit Cary Krosinsky. De là un besoin d’éclaircissement, afin d’éviter le deuxième grand risque de dérapage : la confusion.

Depuis quelques années, on multiplie les efforts pour clarifier le classement des produits financiers ESG. Le Comité de normalisation des fonds d’investissement du Canada (CIFSC) travaille à un cadre d’identification de l’investissement responsable. Il créerait six catégories de fonds ESG qui correspondraient à autant de stratégies ESG. Cependant, l’appartenance à l’une d’entre elles signifierait que le fonds se donne le mandat de suivre une certaine stratégie, mais ne témoignerait pas de sa réussite. Elle ne constituerait donc pas une certification.

L’exemple européen illustre la complexité d’un tel exercice. Le 10 mars 2021, la Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR) entrait en vigueur dans l’Union européenne (UE). Le nombre de fonds labellisés ESG a ensuite rapidement explosé. La SFDR exige des acteurs financiers qu’ils classent leurs produits dans les trois grandes catégories suivantes, selon leur degré d’engagement ESG : produits non durables (article 6), produits faisant la promotion de caractéristiques environnementales ou sociales (article 8) ou produits ayant un objectif en matière d’investissement durable (article 9). Cependant, l’absence de directive claire a engendré de la confusion et a pavé la voie au ESGwashing.

Le scandale ne s’est pas fait attendre. En janvier 2022, le journaliste français Victor Castanet publie un livre qui dénonce les pratiques du géant des maisons de retraite médicalisées Orpéa. «Beaucoup de fonds classés ESG étaient exposés à cette entreprise, qui affichait l’une des meilleures cotes sociales de son domaine, alors que des allégations de maltraitance envers les personnes âgées pesaient contre elle», relate Julien Le Maux, professeur titulaire au Département de sciences comptables de HEC Montréal.

Morningstar a par ailleurs retiré de sa liste de référence d’investissements durables en Europe 1 200 fonds européens qui se prétendaient ESG. La Commission européenne souhaite maintenant clarifier et resserrer sa réglementation.

Autre dossier chaud : la révision des exigences de divulgation de données ESG imposées aux entreprises. La fondation IFRS, établie aux États-Unis, a récemment créé l’International Sustainability Standards Board (ISSB), dont l’un des bureaux régionaux se trouve à Montréal. Cet organisme réunit le Climate Disclosure Standards Board (CDSB) – une organisation visant la normalisation et l’intégration de l’information concernant les questions climatiques dans l’information financière – et le Value Reporting Foundation (VRF), qui rassemble deux organismes travaillant à l’harmonisation des données extrafinancières.

«Cette révision est cruciale pour les investisseurs et pour les entreprises qui se perdent aujourd’hui dans des normes de divulgation complexes et multiples, reconnaît Bertrand Millot, vice-président, Risque – Revenu fixe et chef des Enjeux et risques climatiques à la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Cet exercice normalisera la divulgation des données et compliquera la tâche aux entreprises qui sont tentées par l’écoblanchiment.»

L’épreuve du marché baissier

Les marchés financiers connaissent un solide cycle baissier en 2022, en raison du retour de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêt et de l’invasion russe de l’Ukraine. Cela représente un troisième risque pour la finance durable.

En mai dernier, l’ex-PDG de BP, John Browne, confiait à Bloomberg que les investisseurs avaient beaucoup moins soutenu les résolutions liées au climat dans les récents votes des actionnaires, en raison de considérations liées à la flambée des prix du pétrole et du gaz et de l’insécurité énergétique. Sur les marchés financiers américains, le rendement moyen des fonds ESG a baissé de 13% dans les cinq premiers mois de 2022, mais leur popularité s’est relativement maintenue. Moody’s a diminué ses prédictions d’émission d’obligations vertes, sociales et durables, les faisant passer de 1,35 à 1 milliard de dollars.

«C’est surtout un souci pour les gestionnaires qui investissent à court terme, mais les grands investisseurs institutionnels et les assureurs pensent à long terme», souligne Bertrand Millot. Pour lui, le raisonnement reste le même : une mauvaise gestion des facteurs ESG engendre des risques majeurs pour la valeur et la pérennité d’une entreprise.

«Le dieselgate chez Volkswagen, le déversement de pétrole de BP dans le golfe du Mexique en 2010, le comportement d’Harvey Weinstein et les accidents du Boeing 737 Max ont fait perdre des dizaines de milliards de dollars en valeur boursière à ces entreprises», rappelle-t-il.

Cependant, un risque accru ne déplaît pas à tout le monde. «Traditionnellement, le rendement espéré augmente avec le niveau de risque, note Iwan Meier. Donc, les études récentes qui montrent que les investissements ESG, moins risqués, offrent un meilleur rendement semblent contradictoires. Il reste à voir si la tendance se maintiendra à long terme.»

La prochaine frontière

La simple intégration des facteurs ESG dans la panoplie de critères financiers est parfois critiquée, parce que ses effets réels semblent difficiles à mesurer. Pour cette raison, certains se tournent vers la finance d’impact. Au Québec, Fondaction représente un pionnier à cet égard. Premier fonds institutionnel québécois à créer une équipe dédiée à l’investissement d’impact, il est également le seul membre québécois du Global Impact Investing Network (GIIN).

«Nous réfléchissons d’abord aux manières de régler certains problèmes environnementaux ou sociaux, puis à la façon de générer du rendement en appliquant les solutions identifiées; c’est l’inverse de la finance traditionnelle», explique Daniel Charron, vice-président, Engagement sociétal et affaires publiques, chez Fondaction.

Le virage vers la finance d’impact a mené au lancement de nouveaux fonds chez Fondaction, comme le Fonds économie circulaire – le premier dans ce domaine au Canada – avec Recyc-Québec et la Ville de Montréal. «Nous voulons offrir du financement et de l’accompagnement, et créer un écosystème pour jumeler les innovateurs et les entreprises dans ce secteur», résume Daniel Charron.

Fondaction mise aussi sur la SOFIAC, une société de financement et d’accompagnement en performance énergétique, et finance également le Fonds Coop Accès Proprio – une fondation de la Confédération québécoise des coopératives d’habitation – dans des projets d’accès à la propriété. «Nous dépensons beaucoup en R et D pour développer des approches innovatrices et cela nous permet de nous distinguer», souligne Daniel Charron.

Selon Rosalie Vendette, la finance d’impact représente la prochaine étape clé de la finance durable. «C’est vers cela que le marché se dirige, croit-elle. Quand j’ai commencé à travailler sur la finance durable, il y a près de vingt ans, elle était balayée par de forts vents de face, mais désormais, elle a clairement le vent dans le dos.»

Les 7 stratégies d’investissement ESG

On recense au moins sept stratégies d’investissement ESG, dont six s’appliquent à la transaction et une est employée par ceux et celles qui détiennent déjà des titres.

L’intégration ESG est la plus répandue. «Elle consiste à ajouter les critères ESG aux analyses financières traditionnelles pour identifier des risques et des occasions, mais sans créer d’exclusion», précise Erica Coulombe, vice-présidente de Millani, une firme de services-conseils en intégration ESG.

L’exclusion normative et l’exclusion de principe (filtrage négatif) sont aussi très connues. La première rejette les entreprises qui contreviennent à des règles ou à des traités internationaux, par exemple, celles qui fabriquent ou vendent des bombes à sous-munitions ou des mines antipersonnel.

La seconde boycotte des industries dont les activités sont contraires à certaines valeurs, comme le tabac, l’armement et, de plus en plus, le pétrole et le gaz. «C’est séduisant pour certains investisseurs, mais ça ne règle pas tous les problèmes, estime Rosalie Vendette, associée chez Quinn & Partners. Les sociétés visées se financent ailleurs.»

Cette approche s’avère aussi culturelle. «Certains fonds religieux ont exclu les fabricants de contraceptifs, ce qui montre bien qu’on prône parfois des valeurs éthiques très personnelles», souligne Valérie Cecchini, associée gestionnaire chez Borealis Gestion d’actifs mondiale.

Le filtrage positif permet d’investir dans les meilleurs élèves ESG des industries. Quant à l’investissement thématique, il touche les investissements ou la création de produits financiers centrés entièrement sur un aspect ESG, comme les énergies renouvelables ou la diversité de genre.

L’engouement pour l’investissement d’impact est plus récent. «Selon cette approche, les investissements dans des entreprises, des organisations et des fonds s’effectuent dès le départ avec l’intention d’obtenir des résultats ESG mesurables», résume Daniel Charron, vice-président, Engagement sociétal et affaires publiques, chez Fondaction.

Enfin, l’actionnariat engagé concerne l’utilisation du pouvoir d’actionnaires pour modifier le comportement d’une entreprise par des résolutions, des batailles de votes par procuration ou un dialogue avec les dirigeants. Les personnes qui investissent dans des obligations commencent aussi à user de leur influence auprès des émetteurs afin qu’ils améliorent leurs pratiques environnementales, sociétales et de gouvernance.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Références

[1] Friedman, M., «A Friedman doctrine – The social responsibility of business is to increase its profit», New York Times, 13 septembre 1970.

[2] Milton Friedman a agi comme conseiller de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, dont les politiques ont largement contribué au triomphe de cette perspective

[3] Discours de Mark Carney sous le thème «Breaking the tragedy of the horizon – Climate change and financial stability», 29 septembre 2015.

[4] Lipton, M. «The new paradigm – A roadmap for an implicit corporate governance partnership between corporations and investors to achieve sustainable long-term investment and growth», Forum économique mondial, 2016.

[5] La Business Roundtable est une association de PDG de grandes entreprises américaines.