Le virage vers la finance durable n’affectera pas que les grandes entreprises. Les nouvelles normes et les exigences en ce qui a trait aux facteurs ESG percoleront jusqu’aux PME. Celles qui s’y prépareront bien pourront profiter de ces changements pour se démarquer et se donner un avantage stratégique.

La manière dont les critères ESG fraieront leur chemin dans ces entreprises demeure incertaine. «Nous verrons dans certains cas une volonté claire de la direction d’intégrer les facteurs ESG, mais je ne crois pas que ce sera la voie prédominante au départ», estime Julien Le Maux, professeur titulaire au Département de sciences comptables de HEC Montréal.

Selon lui, l’intégration de la finance durable dans les PME se produira plutôt en réaction à des pressions provenant des clients, des investisseurs et des travailleurs. «Les exigences ESG des grands groupes envers leurs fournisseurs augmentent déjà et continueront de croître, explique-t-il. La même dynamique est à l’œuvre du côté des investisseurs institutionnels québécois, qui soutiennent beaucoup les PME. Enfin, les salariés, notamment les jeunes, préféreront les employeurs qui intègrent mieux la finance durable.»

Dossier - Finance durable

D’autres pressions viendront plutôt de l’État et des organismes de réglementation. Par exemple, le Plan pour une économie verte 2030 lancé en novembre 2020 prévoit que les entreprises devront contribuer à l’atteinte de l’objectif de carboneutralité en 2050. Elles devront réduire leur impact environnemental, mais aussi générer des retombées positives.

Protéger sa place dans les chaînes de valeur

Valérie Cecchini, associée gestionnaire de Borealis Gestion d’actifs mondiale, donne l’exemple de la divulgation des émissions de gaz à effet de serre (GES). «Jusqu’à tout récemment, les grandes entreprises se concentraient sur le calcul de leurs propres émissions, ce qui correspond aux portées 1 et 2 du Protocole des GES[1], rappelle-t-elle. Mais maintenant, elles commencent à vouloir mesurer aussi les émissions produites dans l’ensemble de leur chaîne de valeur, en vertu de la portée 3 du protocole. Leurs fournisseurs, qui sont souvent des PME, doivent donc être en mesure de leur transmettre cette information.»

Le même type d’exigences apparaît sur le plan social, à mesure que les grands groupes cherchent à s’assurer qu’on ne trouve pas dans leur chaîne de valeur des sous-traitants qui abusent de leurs travailleurs, qui emploient des enfants ou qui créent des problèmes dans leurs communautés. Les PME doivent donc vérifier elles-mêmes la bonne conduite de leurs propres fournisseurs, qui se trouvent souvent dans d’autres pays. «Elles devront instaurer assez rapidement un système qui permet de mesurer ces informations», ajoute Valérie Cecchini.

La nature et la forme que doivent prendre les renseignements ne font toutefois pas consensus. «Il n’y a toujours pas de standardisation des données ESG, même si la situation s’améliore rapidement, reconnaît Luciano Barin Cruz, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal. Par exemple, la question de savoir si les PME se verront imposer de l’extérieur certains critères ESG ou si elles jouiront d’une certaine liberté pour adopter leurs propres indicateurs n’est pas encore clairement tranchée.»

Passer à l’action

Un sondage mené auprès de 216 gestionnaires de PME et publié en octobre 2021 par l’Institut du Québec indique que le message passe. Pas moins de 88% de ces gestionnaires admettaient que leurs décisions devaient tenir compte des impacts sociaux et environnementaux et 84% reconnaissaient que les entreprises devaient jouer un rôle proactif dans la résolution d’enjeux sociaux et environnementaux.

Le questionnaire ne proposait pas de définition de la responsabilité sociale et environnementale; il reste donc difficile de savoir quel niveau d’engagement se cache derrière ces affirmations. D’autant que seulement 59% des répondants estimaient que les PME devraient mettre les intérêts des autres parties prenantes (communautés, employés, retraités, consommateurs et gouvernements) au même niveau que ceux des actionnaires.

L’étude souligne que même les leaders de la RSE québécoise peinent à comprendre ce que signifie concrètement le fait d’être socialement responsable et ont du mal à identifier les leviers d’action ou à accepter de revoir complètement leurs pratiques. Le manque d’expertise, de soutien financier, de temps et de ressources compte parmi les principaux obstacles.

Ainsi, les dirigeants de PME semblent sensibilisés aux critères ESG sans les avoir encore intégrés pleinement dans leur stratégie. «Ce virage exige de prendre des décisions difficiles et pas toujours rentables à court terme, comme changer de fournisseurs, abandonner certains marchés ou des clients, admet Julien Le Maux. Les PME doivent comprendre comment cela leur permettra de se positionner à plus long terme dans les chaînes de valeur et même dans le recrutement des meilleurs talents.»

Plusieurs PME ne savent tout simplement pas par où commencer. «Elles doivent se concentrer sur ce qui crée vraiment de la valeur pour elles», conseille Jean-François Gagnon, leader en finance durable chez EY Canada. Les priorités émergeront de certains questionnements clés. Quelles modifications auront un réel effet sur l’organisation? Qu’est-ce qui permettra de maintenir ou de bonifier les sources de financement? Quelles actions favoriseront la pérennité de l’entreprise?

Jean-François Gagnon donne l’exemple de la diversité et de l’inclusion. «Certains des grands investisseurs considèrent ces critères comme des éléments de création de valeur et investissent donc dans des entreprises qui sont performantes sur ce plan ou dans celles qui détiennent à tout le moins une feuille de route sérieuse pour s’améliorer. Les PME devraient donc en tenir compte», ajoute-t-il.

Accompagner les entreprises

Selon Lucian Barin Cruz, les pressions extérieures ne suffiront pas pour amener les PME à intégrer la RSE au cœur de leur mission et de leur stratégie commerciale. «La pression aide l’ensemble de l’économie à s’engager vers une transition, mais les PME ont aussi besoin de soutien financier et d’accompagnement, un peu comme c’est le cas pour le virage numérique», affirme-t-il.

L’écosystème a déjà commencé à réagir. Le programme Compétivert d’Investissement Québec a accordé plus de 375 millions de dollars à des entreprises qui souhaitent développer des pratiques plus écoresponsables. La Caisse de dépôt et placement du Québec a créé Équité 253, un fonds qui vise à accroître la diversité et l’inclusion au sein des conseils d’administration, des équipes de gestion et de l’actionnariat des PME.

En avril 2021, Québec Net Positif et CCG annonçaient l’initiative PME sobre en carbone, qui propose cinq ateliers de formation destinés aux PME. En mars 2022, le gouvernement fédéral consacrait 9,5 millions de dollars à l’accompagnement des PME québécoises dans leur virage vert. Sans compter les bailleurs de fonds, qui aident aussi les PME à améliorer leurs pratiques.

«Nous devons agir, même sans connaître toutes les réponses, soutient Luciano Barin Cruz. Nous devons avancer collectivement et nous mettre en mode solution. Cette transition de l’économie représente un projet générationnel qui comporte plein de beaux défis pour les PME.»

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Note

[1] Le Protocole des gaz à effet de serre a été élaboré par le World Business Council for Sustainable Development et le World Resources Institute. Il propose un cadre pour mesurer et gérer les émissions de GES provenant des activités des secteurs privés et publics. La portée 1 se limite aux émissions de GES produites par l’activité de l’entreprise, alors que la portée 2 inclut les émissions indirectes liées à l’énergie qu’elle utilise. La portée 3 comprend toutes les autres émissions indirectes, de l’extraction des matières premières achetées par l’entreprise jusqu’à l’usage de ses produits et services par les consommateurs.