Les conseils d’administration (CA) jouent un rôle crucial pour accompagner les directions d’entreprise dans le virage vers la finance durable. Les facteurs ESG sont en effet devenus un aspect vital de la réussite et de la pérennité des entreprises, qui engagent alors leur responsabilité.

Les facteurs ESG prennent de plus en plus de place dans les discussions des administrateurs, au fur et à mesure qu’ils s’imposent comme des éléments d’importance stratégique pour les entreprises. L’ex-dirigeante du Mouvement Desjardins, Monique Leroux, siège actuellement au CA de plusieurs sociétés, dont BCE et Michelin. «Ces entreprises évoluent dans des secteurs très différents, mais se sont toutes deux dotées ces dernières années d’une feuille de route ESG très significative», souligne-t-elle.

BCE a inscrit dans le mandat de son comité de gouvernance – que préside Monique Leroux – l’objectif d’adopter une vision ESG liée à la stratégie de l’entreprise. Michelin a pour sa part créé il y a deux ans un comité Responsabilité sociale et environnementale (RSE), lui aussi présidé par Monique Leroux, qui a pour tâche d’appuyer la direction dans l’établissement et l’application d’une feuille de route RSE.

«Dans les deux cas, le président et chef de la direction a présenté ses engagements RSE lors de l’assemblée annuelle du groupe», relate l’administratrice. C’est à cette occasion que Michelin a dévoilé sa cible de neutralité carbone d’ici 2050 et sa volonté de diminuer radicalement les émissions de CO2 de ses sites industriels.

Dossier - Finance durable

Leadership politique

Les banques canadiennes effectueraient le même virage vers la finance durable, selon Yvon Charest, membre du CA de la Banque Nationale du Canada (BNC). «La concurrence est féroce entre les six grandes banques canadiennes et elles s’efforcent toutes de s’améliorer sur le plan ESG, affirme-t-il. D’ailleurs, elles ont toutes rejoint en 2021 l’Alliance bancaire Net Zéro des Nations Unies.»

Les membres de cette alliance pilotée par l’Initiative financière du Programme des Nations Unies pour l’environnement s’engagent entre autres à dévoiler publiquement des cibles intermédiaires (au plus tard 2030) et à long terme (2050) de réduction de leurs émissions de GES. Ces cibles devront être sectorielles et comprendre les émissions de portée 1, de portée 2 et même de portée 3[1]. La BNC entend diminuer de 31% l’intensité carbone de ses prêts accordés au secteur pétrolier et gazier d’ici 2030, par rapport au niveau de 2019.

Mais ces engagements ne représentent pas une mince affaire dans une économie canadienne encore très centrée sur les énergies fossiles. En avril 2022, Laurent Ferreira, président et chef de la direction de la BNC, admettait que cette dernière ne souhaitait pas couper les ponts avec l’industrie pétrolière et gazière. Elle compte plutôt «accompagner» les entreprises qui montrent un bon plan de décarbonation, tout en rejetant le charbon thermique, le forage dans l’Arctique et les sables bitumineux.

«Il y a un enjeu de leadership politique au Canada, croit Yvon Charest. Si le gouvernement fédéral continue de soutenir l’industrie pétrolière et gazière dans l’Ouest et à Terre-Neuve, il deviendra difficile, pour les banques canadiennes, de laisser le financement de ces projets à des institutions financières étrangères.»

Le CA sous la loupe des investisseurs

Comment expliquer de tels virages? «Le succès et la pérennité d’une entreprise dépendent beaucoup de la lecture qu’elle fait de son environnement et des attentes de ses parties prenantes, affirme Monique Leroux. Or, depuis quelques années, on voit une nette augmentation des exigences des clients, des employés, des gouvernements, des actionnaires et des investisseurs institutionnels envers les entreprises sur le plan de la RSE.»

Bertrand Millot, vice-président, Risque – Revenu fixe et chef des Enjeux et risques climatiques à la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), reconnaît sans détour que la gouvernance prend une grande importance dans les décisions d’investissement de la Caisse. «La gouvernance représente l’aspect le plus fondamental de l’entreprise, souligne-t-il. Or, nous constatons une forte corrélation entre sa qualité et la profondeur de l’engagement ESG d’une société.»

Le CA peut également se retrouver en porte-à- faux avec les actionnaires. En juin 2021, la firme américaine d’investissement activiste et d’impact Engine No. 1 a obtenu le remplacement de trois administrateurs d’Exxon Mobil, un résultat qui allait à l’encontre de la volonté du CA[2]. Dans son intervention, celui qui était à l’époque directeur de l’engagement activiste d’Engine No. 1, Charlie Penner, reprochait à l’entreprise de refuser de nommer à son CA des administrateurs compétents en matière de crise climatique et de transition énergétique.

«C’est vraiment intéressant que les actionnaires se penchent de plus en plus sur les compétences ESG des membres des CA», note Me Emmanuelle Létourneau, consultante en gouvernance.

De nouvelles responsabilités

Me Létourneau rappelle aussi que la vision de la gouvernance a beaucoup changé au Canada depuis un peu plus d’une dizaine d’années. «Son rôle ne se réduit plus à la conformité et ses discussions peuvent inclure des éléments essentiels comme la culture d’entreprise, le bien-être des employés et, bien sûr, la RSE», indique-t-elle.

Au Canada, certaines décisions de justice ont également clarifié le fait que les administrateurs doivent travailler dans l’intérêt supérieur de l’entreprise et non seulement – ou même prioritairement – dans celui de ses actionnaires et de ses créanciers. À ce sujet, Me Létourneau cite la décision de la Cour suprême dans la cause Peoples inc. c. Wise en 2004, réitérée quatre ans plus tard dans la cause BCE inc. c. Détenteurs de débentures de 1976.

«Dans les deux cas, la cour a statué que l’obligation fiduciaire des administrateurs existait pour le bien de l’entreprise dans son ensemble, et pas seulement pour en maximiser la valeur pour ses actionnaires ou ses créanciers», résume Me Létourneau. Selon elle, cela rend le droit canadien tout à fait ouvert à l’intervention des administrateurs sur les sujets ESG qui ont trait à a réussite et à la pérennité d’une entreprise à long terme.

Pas sans la direction

Bertrand Millot constate que la gouvernance s’est beaucoup améliorée depuis 25 ans. «La diversité et l’inclusion ainsi que les enjeux climatiques sont très liés à la gouvernance, puisque cela touche tous les aspects de l’entreprise, ajoute-t- il. Une bonne gouvernance aide à gérer ces sujets efficacement, en évitant les vases clos ou les rivalités entre les divers services.»

Bien sûr, le CA ne dirige pas l’entreprise. Celle-ci doit donc pouvoir bénéficier d’une mobilisation du PDG. «Le CA doit éclairer et appuyer la direction dans l’élaboration et l’application des approches ESG», explique Monique Leroux. Il doit comprendre la stratégie adoptée ainsi que le niveau d’ambition à l’égard de chaque thème et exiger des redditions de comptes. Il doit également s’assurer de l’intégrité des données. Monique Leroux est catégorique : une grande entreprise paiera le prix fort si elle annonce ses intentions, mais n’y donne pas suite.

Yvon Charest souligne aussi le rôle crucial de la direction. «Dans les sociétés cotées en Bourse, la pression pour mieux gérer les facteurs ESG et augmenter la divulgation des données qui y sont liées vient de partout, rappelle-t-il. Si le CA doit convaincre la direction de l’importance de réagir à ces pressions, il y a vraiment un gros problème.» Il note par ailleurs que la situation est bien différente pour les organisations privées, qui ne sont pas soumises aux mêmes exigences en matière de divulgation et qui, souvent, n’ont pas de conseil d’administration.

Pour autant, leur statut ne les place pas à l’abri des conséquences d’un laxisme à l’égard des facteurs ESG. Les PME doivent savoir que les possibilités de financement et l’obtention de contrats dans les chaînes de valeur des grandes entreprises dépendent de plus en plus de leur performance ESG.

«Dans le contexte actuel, je conseillerais aux PME de se doter d’un CA ou au moins d’un comité consultatif, notamment pour s’adjoindre de l’expertise sur différents facteurs ESG, souligne Emmanuelle Létourneau. Le virage vers la finance durable représente un changement de paradigme et une gouvernance de qualité devient cruciale pour le gérer adéquatement.»

Un moment charnière pour la divulgation ESG

L’intégration des facteurs ESG dans les bilans des entreprises n’est plus seulement une question d’image. «Ces données sont désormais requises par les investisseurs, qui souhaitent mieux établir la valeur de leurs placements; c’est ça que les CA et les PDG doivent comprendre», fait remarquer Anne-Marie Hubert, leader d’EY pour l’est du Canada.

Les obligations de divulgation ESG engagent particulièrement le conseil d’administration et la direction. Les investisseurs veulent savoir qui s’occupe des facteurs ESG et en quoi consistent les mesures et les cibles que l’entreprise a adoptées pour les gérer. «Ils souhaitent également saisir quels effets le plan mis en œuvre pour atteindre ces cibles aura sur la stratégie d’affaires de la société, l’allocation de son capital, ses dépenses d’exploitation, ses liquidités, la rémunération de ses dirigeants, etc.», poursuit Anne-Marie Hubert.

Pendant longtemps, la cueillette et la transmission des données ESG sont demeurées plutôt anarchiques. Les entreprises choisissaient parmi une multitude d’options le cadre de divulgation qui leur convenait ou alors, elles devaient fournir des tas de données sous plusieurs formes à des investisseurs qui imposaient chacun leur propre cadre. «Pour les investisseurs, cela rendait ces informations moins fiables et surtout difficiles à comparer, et c’était aussi décourageant pour les entreprises», reconnaît Anne-Marie Hubert.

Selon elle, nous abordons une étape charnière, alors que se manifeste une réelle volonté de créer des normes de divulgation ESG communes, notamment avec l’arrivée à Montréal de l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Il reste toutefois du travail à faire pour définir un bilan de société intégré dans lequel se côtoient les données financières et extrafinancières. Mais la situation s’améliore. D’après Anne-Marie Hubert, les standards actuels, variables en fonction de l’industrie, prévoient en moyenne six grands thèmes ESG et 13 mesures, bien loin des dizaines de mesures qui avaient cours avant la COP26 qui s’est tenue au Royaume-Uni, en novembre 2021.

«Les exigences de divulgation ESG et les normes doivent demeurer simples et harmonisées, conclut Anne-Marie Hubert. Lorsque les entreprises comprennent bien les attentes, cela devient beaucoup plus facile pour elles de choisir les bonnes mesures, d’établir des cibles et d’élaborer des plans pour les atteindre.»

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Références

[1] La portée 1 se limite aux émissions de GES produites par l’activité de l’entreprise, alors que la portée 2 inclut les émissions indirectes liées à l’énergie, comme la production de l’électricité qu’elle utilise. La portée 3 comprend toutes les autres émissions indirectes, de l’extraction des matières premières achetées par l’entreprise jusqu’à l’utilisation de ses produits et services par les consommateurs.

[2] À l’époque, la firme ne possédait que 0,02% des actions d’Exxon, mais des actionnaires géants comme BlackRock, Vanguard, State Street et plusieurs régimes de retraite ont appuyé sa résolution. Engine No. 1 a lancé en juin 2021 le fonds négocié en bourse (FNB) Engine No. 1 Transform 500 EFT (VOTE). Elle souhaite utiliser les procurations des détenteurs de parts de ce FNB pour voter en faveur de résolutions sur les changements climatiques et d’autres critères ESG.