L’intégration efficace des données ESG dans la gestion des entreprises en est encore à ses balbutiements. Au cours des prochaines années, ces informations joueront pourtant un grand rôle dans l’évaluation de la performance et de la valeur de ces sociétés.

Les données ESG couvrent des enjeux multiples et de natures très différentes. «Il ne s’agit pas seulement de mesurer ses émissions de gaz à effet de serre (GES), mais aussi d’évaluer son niveau de succès et ses retombées environnementales, sociales et de gouvernance, rappelle Marie-Josée Privyk, cheffe de l’innovation ESG chez Novisto, une firme qui crée des outils de gestion du développement durable. Cette complexité représente un enjeu pour les entreprises.»

Elle cite, dans le désordre, la consommation d’eau, la production et la gestion des déchets, la diversité et l’inclusion, la santé et la sécurité des travailleurs, le respect des droits de la personne dans la chaîne d’approvisionnement et la gouvernance. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Tous ces éléments partagent toutefois un point en commun : «Ils représentent tous des enjeux d’affaires susceptibles d’influer sur la performance financière et opérationnelle de l’entreprise», rappelle la consultante.

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Création de valeur

L’intégration des facteurs ESG ne se limite pas à ses dimensions morales ou de gestion de risque. Elle permet également de générer de la valeur pour l’entreprise et, éventuellement, pour la société (ce qu’on désigne souvent par l’expression «impact social»). «Pour l’instant, il est surtout question de création de valeur pour l’entreprise, reconnaît toutefois Marie-Josée Privyk. L’aspect de l’impact reste moins développé.»

Une meilleure gestion des enjeux ESG peut augmenter la performance opérationnelle sur plusieurs plans. Ainsi, détourner de la matière des dépotoirs se traduit par une diminution des frais d’enfouissement. L’efficacité énergétique allège la facture d’électricité ou de gaz. Une réduction des émissions de GES génère des gains financiers dans les régions où l’État impose une tarification du carbone. Et améliorer la santé et la sécurité des employés réduit l’absentéisme et les retards et peut doper le niveau d’engagement des travailleurs.

Une bonne performance ESG peut aussi rehausser la valeur marchande d’une entreprise. Même les sociétés privées doivent dorénavant s’en soucier, puisque les bailleurs de fonds intègrent de plus en plus ces aspects dans leur évaluation de la qualité d’un investissement.

Une gestion intégrée

André Coupet, vice-président de l’association Entreprise et Progrès, soutient qu’il devient urgent d’abandonner l’habitude de séparer les informations financières et les données ESG qui sont présentées dans les bilans et dans les tableaux de bord. «Une entreprise progressiste doit marcher sur ses deux jambes, juge-t-il. Elle doit définir une seule raison d’être qui réconcilie son activité économique et son utilité sociale.»

Selon lui, une telle entreprise doit adopter un tableau de bord intégré (TBI), ce qui reste très rare à ce jour. «En règle générale, les sociétés élaborent en parallèle un plan d’affaires assorti d’indicateurs financiers et un programme de développement durable ou de responsabilité sociale et environnementale (RSE), avec ses propres indicateurs. Or, les entreprises tendent à faire passer les objectifs du plan d’affaires devant les cibles RSE.»

André Coupet propose une version d’un TBI[1] qui repose sur cinq caractéristiques fondamentales : ce tableau doit d’abord mesurer la performance globale de l’entreprise, y compris les aspects financiers et ESG, et se construit en collaboration avec les parties prenantes afin de mieux comprendre ce qui touche les clients, les fournisseurs, les communautés ou les employés.

Le TBI doit par ailleurs mettre en évidence trois types d’indicateurs : ceux qui reflètent les grands engagements publics en lien avec la raison d’être, les indicateurs clés de performance (ICP) liés au plan stratégique, qui ne sont pas publics, et des indicateurs complémentaires. Selon André Coupet, ils devraient tous être reliés aux objectifs de développement durable (ODD) adoptés par les Nations Unies en 2015. Enfin, le TBI doit illustrer très simplement l’écart entre les objectifs et les résultats atteints. L’indicateur est donc au vert ou au rouge.

André Coupet conseille également de créer des tableaux de bord qui présentent un nombre raisonnable de mesures de performance. «On trouve bien souvent trop d’indicateurs dans une entreprise, ce qui réduit leur utilité et engendre confusion et découragement, croit-il. L’un des plus grands défis du TBI consiste justement à choisir les bons indicateurs et à les faire parler.»

Changements fondamentaux

Le Groupe Bel, détenteur, entre autres, des marques La Vache qui rit, Babybel et Boursin, représente l’une des entreprises les plus avancées dans la voie que décrit André Coupet. Cette entreprise familiale, dont l’histoire remonte au début du 20e siècle, se spécialise dans les collations saines. Déjà, en 2003, elle signait le Pacte mondial des Nations Unies, qui invite les entreprises à mettre en œuvre dix principes environnementaux et sociaux.

«Au début, nous nous sommes concentrés sur la réduction de nos externalités négatives, comme les émissions de GES ou l’utilisation de l’eau. Il y a environ cinq ans, nous avons pris un nouveau virage en clarifiant notre raison d’être et en définissant mieux notre contribution sociale et environnementale», raconte Sylvie Borias, directrice de la Responsabilité sociale et environnementale et de la communication d’entreprise.

Groupe Bel s’est donné pour mission de contribuer à une alimentation plus saine et plus responsable pour tous. Des engagements précis et généralement chiffrés en découlent. Ils touchent à la fois l’approvisionnement et la fabrication des produits, leur valeur nutritionnelle, leur emballage et leur accessibilité. «Nous voulons accorder autant d’importance à la RSE qu’aux profits», observe la directrice.

Pour y arriver, Groupe Bel a pris une décision très structurante il y a deux ans, en regroupant les directions financière et RSE au sein de la nouvelle fonction de directeur de l’impact. Ainsi, les homologues de Sylvie Borias dans le comité impact sont les directeurs financiers, un facteur d’accélération de l’intégration des éléments ESG. L’entreprise évalue systématiquement ses projets d’investissement ou d’innovation à l’aide d’une grille d’analyse financière et RSE.

Groupe Bel travaille dorénavant au développement d’indicateurs qui serviront à élaborer et à réaliser des plans d’intégration des engagements RSE dans l’ensemble de ses unités d’affaires et de ses services, à commencer par les objectifs de réduction des émissions de GES. «Les équipes trouveront les indicateurs carbone sur les mêmes plateformes où elles voyaient jusqu’à maintenant les mesures de performance économique, explique Sylvie Borias. Il s’agit vraiment de piloter les dimensions financières et ESG en continu, de manière équilibrée.»

Elle ajoute que la redéfinition de la raison d’être de l’entreprise devrait toujours constituer le point de départ d’un virage vers une meilleure intégration des facteurs ESG. «Tout le reste en découle, que ce soit les engagements, les indicateurs de performance ou les outils de gestion», conclut-elle.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Référence

[1] Pour en savoir plus sur le sujet, lire l'ouvrage Vers une entreprise progressiste d'André Coupet.