Depuis quelques mois, l'inflation effectue son grand retour. Toute une génération d’entrepreneurs et de gestionnaires doit maintenant apprendre à naviguer dans un contexte qu’elle n’a jamais connu auparavant. Comment protéger l’entreprise quand les prix grimpent?

En 2021, l’inflation moyenne a dépassé 3% pour la première fois depuis 30 ans, selon Statistique Canada. Si on compare décembre 2021 au même mois de l’année précédente, elle a allègrement franchi la barre des 4%, une première depuis novembre 1991[1]. Et ce n'est pas fini : en début d’année 2022, la hausse des prix s’est poursuivie. Au Québec, le taux d’inflation a atteint 5,4% en février dernier.

La responsabilité de ce dérapage revient bien sûr à la crise sanitaire. Selon Charles Milliard, PDG de la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ), on doit remonter aux chocs pétroliers des années 1970 ou aux deux guerres mondiales pour retrouver des événements qui ont provoqué un dérèglement aussi sévère et aussi long de l’économie mondiale. «La majeure partie des gestionnaires actuels n’a jamais connu de période inflationniste et se sent un peu décontenancée», admet-il.

Les sources du problème

À l’heure actuelle, plusieurs facteurs se combinent pour générer de l’inflation. «La pandémie a grandement perturbé les chaînes d’approvisionnement et le transport, ce qui provoque des raretés et entraîne une hausse du prix des biens et des intrants», explique Jean-Philippe Brosseau, économiste et directeur principal en services de conseil chez Raymond Chabot Grant Thornton (RCGT).

Cette contraction de l’offre se conjugue à une augmentation de la demande. «Les gouvernements fédéral et provinciaux ont beaucoup dépensé pour soutenir les citoyens canadiens, rappelle M. Brosseau. Tout cet argent injecté dans notre économie gonfle la demande.»

De son côté, Nicolas Vincent, professeur titulaire au Département d’économie appliquée de HEC Montréal, souligne qu’au début de la crise sanitaire, les Canadiens ont joué de prudence et restreint leurs dépenses. Au même moment, les gouvernements ont offert de généreux programmes d’aide. «Un nombre considérable de ménages dispose donc actuellement d’une épargne accumulée pour consommer», précise-t-il. Selon Statistique Canada, les ménages canadiens conservaient, en décembre 2021, une épargne supplémentaire de près de 280 milliards de dollars, amassée depuis le début de la pandémie.

Par ailleurs, la demande ne se contente pas de croître ; elle change de nature. Depuis longtemps, l’inflation venait surtout des services, alors que le prix des biens tendait à diminuer. «Mais depuis le début de la pandémie, les gens ont eu moins d’occasions de dépenser dans la restauration, les loisirs ou les voyages, expose Julien Frédéric Martin, professeur en économie à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM). Cela augmente maintenant la demande pour des biens, au moment où on vit des complications du côté de l’offre. Forcément, cela pousse le prix des produits à la hausse.»

S’ajoute à tout cela une augmentation des prix des aliments et de l’énergie, notamment ceux du pétrole et du gaz. Les salaires tendent aussi à grimper, puisque l’inflation provoque des exigences du côté des travailleurs, dans un contexte où la pénurie de main-d’œuvre place les employeurs dans une position délicate.

Contrôler ses coûts

La principale répercussion de l’inflation sur les entreprises concerne bien sûr les coûts d’approvisionnement et de production (coûts de revient), dont les variations créent des effets négatifs sur les marges de profit et le budget. «Beaucoup d’entreprises québécoises ne disposent pas d’outils pour voir venir et bien mesurer les écarts de prix sur les marchés et les intégrer à leurs propres prix de vente, déplore Ghyslain Cadieux, associé et expert-conseil en transformation des affaires chez RCGT. Elles agissent toujours en réaction et absorbent une grande partie de ces hausses de coûts, ce qui complique le contrôle des marges.» Ainsi, plutôt que de simplement fixer ses prix en fonction du marché, mieux vaut les établir de façon à ce qu’ils couvrent les coûts marginaux, c’est-à-dire la différence entre les revenus totaux et les coûts variables, comme le prix des intrants, les salaires, les frais des mesures sanitaires, etc.

Les entreprises doivent également tenter de sécuriser leurs approvisionnements à moyen et à long terme, par exemple en signant des contrats qui les protègent contre des variations de prix. Lors de périodes inflationnistes, certains fournisseurs abandonnent des clients au profit d’autres qui sont plus rentables ou qui commandent de plus forts volumes. «C’est pour cela qu’on doit soigner ses relations avec ses fournisseurs quand tout va bien», fait remarquer Charles Milliard. Certaines entreprises essaient même de se regrouper pour augmenter leur volume de commandes et ainsi obtenir de meilleurs prix.

Repenser ses stratégies

Par ailleurs, l’inflation place les dirigeants devant un dilemme : qui paie les hausses de coûts? «Soit ils refilent la facture aux consommateurs, soit ce sont les propriétaires ou les actionnaires qui assument ces coûts», résume Julien Frédéric Martin. Pour dépasser ce choix binaire, les entreprises disposent cependant de quelques stratégies. Elles peuvent en effet changer leur manière de fixer les prix. Par exemple, elles sont en mesure de vendre une version de base d’un produit à un prix qui reste assez bas, puis de proposer des options. L’industrie de l’automobile, notamment, applique ce modèle depuis longtemps.

Les entreprises ont aussi le choix de garder les mêmes prix, mais de diminuer les quantités offertes dans les contenants, une approche qui s’avère particulièrement intéressante dans le domaine de l’alimentation. «Cela équivaut à une forme de hausse de prix, mais les consommateurs la ressentent moins fortement et la vivent moins difficilement», souligne M. Martin.

L’occasion peut également être belle de repenser de manière plus profonde le modèle d’affaires ou les procédés. La hausse des coûts de production et la pénurie de main-d’œuvre rendent encore plus urgents le travail sur la productivité et la transformation numérique. Elles pourraient aussi amener certaines entreprises à raccourcir leur chaîne d’approvisionnement. «Celles qui ont profité de la crise de 2008 pour innover, se moderniser et même effectuer des acquisitions en ont bénéficié et se retrouvent en meilleure posture aujourd’hui», rappelle Charles Milliard.

Avenir incertain

Difficile par ailleurs de trancher la question qui taraude les dirigeants d’entreprise : vivons-nous un épisode inflationniste ponctuel ou de longue durée? L’inflation découle à la fois d’un choc de l’offre, lié aux perturbations des chaînes d’approvisionnement, et d’un choc de la demande. «Les banques centrales peuvent agir sur la demande, par exemple en rehaussant les taux d’intérêt, mais elles ne possèdent pas de leviers pour intervenir sur des éléments comme les chaînes d’approvisionnement», fait valoir Nicolas Vincent.

En avril 2022, la banque centrale canadienne a augmenté son taux directeur pour une deuxième fois depuis le début de l’année. L'inflation risque-telle alors de se résorber rapidement, lorsque les chaînes d'approvisionnement auront pris du mieux? Le jeu des prédictions reste compliqué dans le contexte actuel, comme l’a montré la crise russo-ukrainienne, qui a poussé à la hausse le prix de l’énergie et des matières premières.

«La Banque du Canada ne semble pas très inquiète, mais il faudra tout de même avoir à l’œil les risques de spirale inflationniste liée aux salaires», croit M. Vincent. Dans un tel scénario, les employés obtiennent de meilleurs salaires pour faire face à l’inflation. Les entreprises intègrent cette hausse de coûts à leurs prix, ce qui les fait augmenter et amène les travailleurs à exiger d’autres bonifications salariales. Le danger de perte de contrôle de l’inflation devient alors plus élevé.

Devant ce niveau d’incertitude, les dirigeants devront redoubler de prudence et d’astuce dans leurs réflexions stratégiques et mettre l’accent sur ce qu’ils peuvent contrôler. «Surtout, ils ne doivent pas hésiter à aller chercher des conseils à l’extérieur de l’entreprise, pour mieux comprendre ce contexte inédit et prendre les bonnes décisions», conclut Charles Milliard.

Article publié dans l'édition Été de Gestion


Note

[1] En 1991, la Banque du Canada a adopté un «régime de ciblage flexible de l’inflation», qui a été renouvelé plusieurs fois depuis ce temps. Ce régime exige de la banque centrale qu’elle utilise ses outils pour favoriser le maintien de l’inflation autour de 2%.