Des entreprises de classe mondiale comme Philips, Siemens, Whirlpool ou Bombardier et de nombreuses autres entreprises affirment que la réussite de leurs innovations repose aujourd’hui sur la maîtrise de processus créatifs.

Les processus d’idéation sont de plus en plus considérés comme des processus stratégiques à part entière. Leur maîtrise contribue à renforcer, à améliorer et à accélérer les processus d’innovation et peut parfois décider de la survie ou du déclin d’une organisation. Cet intérêt croissant pour une véritable gestion des idées dans les entreprises découle du constat que les méthodes classiques de gestion des innovations se heurtent à des limites de plus en plus manifestes.

En effet, l’écart entre, d’un côté, l’importance perçue de l’innovation pour les organisations et, de l’autre, l’efficacité et la pertinence perçues des approches et méthodes déployées afin de soutenir et d’accélérer l’innovation ne cesse de croître. Par exemple, si plus de 70 % des cadres de secteurs variés estiment que l’innovation fait partie des trois principaux vecteurs de croissance dans leur organisation, plus de 65 % d’entre eux font peu confiance aux décisions qu’ils prennent pour stimuler l’innovation1. La mise en œuvre d’une gestion rigoureuse des idées apparaît ainsi comme un moyen de pallier les limites des processus traditionnels d’innovation, en apportant des solutions qui permettent d’en augmenter l’efficacité et la pertinence.


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Estimer que l’idée constitue une ressource stratégique majeure pour l’entreprise revient à accorder une attention particulière à la notion de créativité. Or, si le champ d’études de la créativité dans les organisations a longtemps été tenu à l’écart des pratiques de gestion (car il est dominé par des approches psychologiques mettant l’accent sur l’individu en tant que créateur), des recherches plus récentes soulignent l’importance de la création collective, soutenue par des processus sociotechniques s’inspirant largement de la gestion des connaissances2. Ces dernières approches aident à démystifier la gestion de la créativité. En se concentrant sur la gestion des idées, elles aident les gestionnaires à mieux maîtriser la phase en amont du management des projets innovants.

En accord avec ce mouvement, praticiens et chercheurs en gestion élargissent leurs champs d’observation au-delà des outils et des techniques permettant aux individus et aux groupes d’être plus créatifs (par exemple, le remue-méninges, la résolution de problèmes par la créativité – creative problem solving –, la méthode TRIZ, l’approche C-K).

Cet article décrit une initiative de gestion des idées menée à l’Institut de recherche d’Hydro-Québec (IREQ). Il présente les enjeux et les défis qui ont motivé cette organisation québécoise de renommée mondiale à entreprendre une démarche qui vise à accroître l’efficacité de la gestion des innovations. L’expérience effectuée à l’IREQ montre que la cohérence du couplage des processus d’idéation et des processus d’innovation ne va pas de soi a priori. Quelle que soit l’organisation envisagée, ce couplage bute en effet sur des contradictions opérationnelles inhérentes aux réalités d’affaires les plus évidentes et les plus pressantes : la focalisation sur les livrables, les préoccupations à court terme, etc.

Mais la démarche entreprise par l’IREQ indique aussi nettement que pourvu que l’organisation puisse progressivement assurer la mise en place de principes appropriés de gestion des connaissances permettant de dépasser ces contradictions, de libérer et d’étendre le potentiel de création de valeur pour l’organisation, il n’y a pas de contradiction inéluctable entre créativité et efficacité. À condition de respecter des règles de gestion appropriées qui sont exposées dans cet article, les processus d’idéation et les processus d’innovation peuvent se compléter et se renforcer mutuellement. L’expérience singulière conduite par l’IREQ sur la mise en œuvre d’une gestion stratégique des idées met en évidence des résultats probants et des enseignements susceptibles d’être généralisés dans de nombreuses organisations.

Quatre paradoxes et défis de la gestion des idées

Le projet de gestion des idées à l’IREQ visait spécifiquement à dépasser quatre paradoxes et défis majeurs relevés dans la littérature sur la gestion et vécus au quotidien sur le terrain à l’IREQ : le défi des priorités, le défi de la collaboration, le défi de la flexibilité et le défi de la sélection des idées.

Prendre le temps d’explorer tout en s’acquittant de ses tâches quotidiennes

Cette étape ne fait pas partie de mon plan de projet; comment puis-je justifier le temps que j’y consacre ?

On est toujours à la course dans nos projets, alors je pense qu’on s’assurera de les compléter dans les délais avant de prendre le temps de tout noter.

Il y a un coût inhérent à la génération et au développement des idées, puisque ces activités exigent un partage des connaissances accru, ce qui requiert l’utilisation de ressources limitées telles que le temps, la capacité d’attention et l’énergie des principaux intéressés3. Ce paradoxe renferme un ensemble de contradictions entourant la gestion des priorités. On demande d’alimenter le réservoir d’idées, car celui-ci constitue un investissement rentable à long terme. Or, cela exige un effort à court terme difficile à consentir. On demande de partager ses idées et de les discuter avec les autres afin qu’elles gagnent en maturité et puissent être transposées dans d’autres usages. Or, cela détourne des priorités en cours et des impératifs d’efficience, liés à l’alignement des efforts pour un projet. On demande de profiter de la profusion d’idées qui surgissent au cours d’un projet pour en tirer profit même si elles ne serviront pas le projet lui-même, car elles pourraient bénéficier à d’autres projets. Or, cela requiert un effort dans le projet en cours dont l’ampleur peut être jugée déraisonnable.

Dans la plupart des industries, les professionnels, les cadres et les dirigeants sont surchargés de dossiers à régler à court terme. Ils se voient généralement contraints à passer le plus clair de leur temps à « éteindre des feux », ce qui les oblige à se concentrer sur différents objets opérationnels précis, et leur laisse peu de temps pour une véritable gestion des idées, dont ils ne saisissent pas toujours la valeur. Par exemple, au cours de la recherche d’options et de la résolution de problèmes en cours de projet, l’éventail d’idées proposées est souvent limité, car il ne provient que des membres de l’équipe de projet. Aller au-delà de l’équipe de projet demande un effort supplémentaire en temps et en énergie qui est rarement effectué. Dans le même ordre d’idées, la sollicitation d’idées chez les acteurs externes au projet et l’intégration de ces idées sont très rarement mises en œuvre.

L’image de l’individu naviguant à travers une constante surcharge de travail est forte, mais elle représente néanmoins la réalité de la plupart des individus qui travaillent aujourd’hui dans un contexte où la facilité d’accès à l’information rend la nouveauté ubiquitaire. La pertinence réelle de la nouveauté se retrouve de facto plus difficile à reconnaître et requiert souvent un effort supplémentaire d’interprétation qu’il est généralement malaisé de fournir. L’envie de s’arrêter et de réfléchir en vue de mieux répondre aux enjeux de demain peut, dans ce cas, paraître contre-productive, voire illégitime. En soi, les bénéfices potentiels qu’amène un système de gestion des idées restent trop souvent flous, et seule l’expérience directe d’un système qui fonctionne est susceptible de convaincre les parties prenantes de s’y investir.

Partager et collaborer versus répondre aux critères d’évaluation individuelle

Je risque de me faire voler mon idée ou de la voir évoluer différemment de ce que je souhaite.

Je suis reconnu pour ce que je fais, et non pour ce que je dis.

Il est toujours difficile de partager une idée embryonnaire avec un large public compte tenu des risques que cette idée ne tienne pas la route ou qu’elle prenne une tangente non désirée. C’est là un autre paradoxe : si une idée a besoin d’être exprimée, partagée et critiquée pour être validée, c’est aussi un réflexe normal de garder cette idée pour soi, de crainte qu’elle soit remise en question, mal comprise, invalidée sans discussion, voire carrément appropriée indûment par d’autres.

La recherche en gestion démontre que le système de reconnaissance (et de rémunération) d’une organisation influence les comportements qui sont adoptés par ses membres ainsi que leur performance4. Un système de rémunération où les profils sont empreints d’une recherche de succès et de reconnaissance individuels fait nécessairement que les idées sont considérées comme un atout qui est lui aussi individuel, précieux pour progresser dans ce système. En valorisant les idées individuelles, le système de reconnaissance (et de rémunération) génère une concurrence et une motivation à se dépasser en offrant des bénéfices potentiels indéniables. Mais ces effets limitent aussi les échanges et la collaboration. Ainsi, une initiative d’un meilleur partage des idées ne peut réussir que si elle est en mesure de servir les motivations de chacun, dans son contexte particulier, plutôt que de les entraver, tout en favorisant des logiques d’échange et de « coconstruction » des idées.

Devant un système de reconnaissance qui entre en contra- diction avec celui de la gestion des idées5, il peut sembler impossible de mettre en place des activités de génération et de développement d’idées qui auront un impact durable sur la performance de l’organisation. Par exemple, dans un contexte comme celui de l’IREQ, lorsqu’un idéateur est occupé, il peut être tenté de retenir son idée pour en conserver la paternité et attendre l’occasion de la proposer à un moment où il sera en mesure de la réaliser. En outre, les idées trouvées au cours d’un projet ne sont pas toujours partagées avec les autres membres de l’organisation et ne peuvent donc pas être mises à profit dans des projets menés par d’autres équipes.

Une forte concurrence interne peut encourager les principaux intéressés à garder leurs idées secrètes jusqu’au moment où ils auront la conviction que la divulgation de celles-ci leur profitera directement ou contribuera à l’accomplissement de leur projet. Ce comportement est tout à fait naturel et il serait naïf de croire qu’il est possible de convaincre un groupe d’acteurs d’agir autrement si le système de reconnaissance ne va pas tout à fait dans le même sens. Il est donc conseillé de reconnaître les activités de partage de connaissances et de génération d’idées à travers le système de reconnaissance de l’organisation6.

Une stratégie forte versus une flexibilité suffisante pour expérimenter

Il revient à la direction de nous donner les défis d’entreprise.

Une bonne gestion des idées requiert une mécanique de gestion du continuum stratégique. Cela doit dépasser la définition des priorités d’actions stratégiques souvent exposées dans le discours annuel de la direction. Toute stratégie se doit d’être déclinée dans les unités d’affaires ou les centres de service de l’organisation. Sa diffusion est essentielle à la gestion des idées en ce sens que les intentions stratégiques doivent être comprises sous forme d’enjeux susceptibles d’être intégrés par les acteurs de l’organisation afin de motiver la génération d’idées. Les dirigeants ne doivent pas oublier que leurs employés représentent leurs plus grands partenaires d’affaires7. S’ils ne sollicitent pas leur contribution à l’élaboration de la stratégie et, surtout, à sa traduction en action, ils risqueront de se retrouver avec une planification irréaliste, des objectifs inadéquats et une stratégie qui ne suscite pas assez la mobilisation.

Cependant, bien qu’il soit important d’avoir une stratégie forte, les employés doivent aussi jouir d’une certaine marge de manœuvre pour que les idées embryonnaires puissent cheminer. Sur ce point, la recherche sur la créativité et l’innovation démontre que la perception du soutien de la direction influence la prise d’initiatives chez les employés8. Quelques firmes innovantes comme DuPont, Gore et Google permettent d’ailleurs à leurs employés de prendre une portion significative de leur temps pour explorer de nouvelles idées et expérimenter librement celles-ci. Certains auteurs ont qualifié cette pratique d’« institutionnalisation du droit de jouer9 ».

Ceux-ci notent d’ailleurs l’importance de ces moments qui s’avèrent la source d’idées créatives derrière des inventions telles que la fibre Kevlar, une des principales innovations de DuPont. Chez Google, plutôt que de provenir d’une intention stratégique, la plupart des nouveaux produits de l’organisation naissent dans le cadre de ces projets spontanés, émergents, comme Google Earth ou Gmail. Dans ce sens, la traduction des grandes lignes stratégiques en enjeux qui peuvent être compris et appliqués immédiatement de même que la tolérance à des temps d’expérimentation peuvent contribuer à un engagement plus fort des employés dans l’expression et le partage des idées.


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Générer beaucoup d’idées versus ne développer que quelques idées

On remplit le réservoir d’idées, mais qui va récolter tout cela? Traduire une idée prend du temps et l’on ne sait pas de toute façon ce que cela va nous donner.

Alors que toute organisation souhaite être en mesure de générer un maximum d’idées, elle ne peut se permettre d’en développer autant. Interroger la pertinence des idées, les sélectionner et les valider demeurent des défis déterminants pour les orientations de l’organisation et pour l’impact de l’innovation sur elle.

Un système de gestion des idées peut réussir à éveiller la créativité d’employés de tous les horizons, du vétéran à la recrue. Il est certes positif d’obtenir les idées d’une grande diversité d’individus. Cependant, cela signifie aussi que les idées proposées risquent fort d’avoir une forme initiale assez floue et donc d’être difficiles à juger. Elles tendent ainsi à demander un temps d’évaluation important aux responsables du système de gestion des idées. Et devant un trop-plein d’idées à évaluer, nous pouvons douter de l’attention que recevra l’idée no 437…

L’organisation doit éviter que son système de gestion des idées se transforme en externalisation ouverte (crowdsourcing), où chacun peut facilement proposer une idée embryonnaire, qui mériterait de gagner en maturité avant d’être proposée à la direction. L’organisation qui veut gérer les idées est parfois placée rapidement devant un trop grand nombre d’idées pas encore au point et fait face à des enjeux d’élagage et de sélection des idées les plus prometteuses, ce qui exige un effort important de la part de ses responsables. Ainsi, un enjeu crucial de la gestion des idées réside dans l’établissement d’une mécanique informelle de test et de « canalisation » des idées avant qu’elles se rendent aux responsables. Cet effort d’évaluation de la pertinence est indispensable afin de s’assurer que ceux-ci ne s’arrêteront que sur les idées qui auront franchi ces étapes.

Certains auteurs suggèrent d’établir des critères qualitatifs et quantitatifs afin de filtrer les idées proposées10. Ces critères sont habituellement en lien avec les besoins du marché, la faisabilité technologique, la valeur ajoutée au portefeuille de produits de l’organisation et l’adéquation à sa stratégie.

Faire face concrètement aux paradoxes et aux défis de la gestion des idées

Si un choix stratégique des idées qui méritent d’être poursuivies s’avère essentiel à l’efficacité de la démarche, cela suppose aussi de porter une attention particulière aux idées rejetées. Cela semble important pour envisager une éventuelle utilisation de ces idées, mais surtout pour maintenir la motivation des individus qui voient leur idée rejetée.

Nous avons vu que les enjeux de gestion des idées prennent racine dans les « paradoxes de gestion », les objectifs contradictoires mais inhérents au besoin de marier créativité, innovation et logiques d’opération et d’exécution. Les défis des organisations désirant favoriser la génération et le développement des idées consistent donc à réconcilier ces contradictions par l’entremise de mécanismes ou de stratégies de gestion. Les approches suivantes, proposées par les auteurs à la lumière des apprentissages tirés du projet pilote à l’IREQ, sont présentées ici de façon générique et sont appuyées par de nombreuses études issues de la littérature sur la gestion des idées.

Commencer par les questions courantes

Plutôt que de mettre en place un système de gestion des idées qui soit général – « Faites-nous part de vos idées ! » –, il semble préférable de mettre l’accent sur les questions courantes auxquelles chacun des membres de l’organisation doit répondre, et dans lesquelles il peut se reconnaître. Quelles sont les idées porteuses par rapport à un projet en cours, à une situation actuelle, à un défi immédiat ? On se trouve alors à écarter les questions du « aujourd’hui pour demain », qui tendent à refroidir les professionnels à bout de souffle, pour se concentrer sur les questions du « aujourd’hui pour aujourd’hui », ce qui les rejoint davantage. Quant au besoin stratégique de se pencher sur les enjeux à long terme, il peut se situer dans le « aujourd’hui pour aujourd’hui » s’il s’inscrit dans un projet ou un groupe de travail ayant le mandat explicite de s’y intéresser.


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À cet effet, certaines organisations reconnaissent maintenant la capacité à générer et à développer des idées en tant que compétence à part entière et regroupent leurs membres les plus doués à l’intérieur d’un même service qui a pour fonction unique d’importer et d’implanter de nouvelles approches afin d’améliorer les processus d’affaires11. Ce type d’équipe peut s’assurer que la gestion des idées répond aux priorités actuelles en l’associant prioritairement à l’élaboration de stratégies d’innovation et à la réalisation des projets en cours. Il est également possible de poser l’hypothèse qu’un effet boule de neige a des chances de se faire sentir et qu’ultimement les questions du « aujourd’hui pour demain » seront abordées une fois que ces activités auront fait leur entrée dans le quotidien de cette équipe.

Accepter l’existence d’un réservoir tacite, le stimuler et savoir l’utiliser

Faisant suite aux enjeux que sont le manque de temps et l’effort lié à la codification des idées ainsi qu’au besoin de relations de confiance afin de faciliter le partage et le développement des idées, toute organisation doit accepter l’existence d’un réservoir d’idées tacite. Autrement dit, il ne faut codifier les idées qu’au besoin et donc ne pas chercher à expliciter le plus d’idées possible à travers le système mis en place. La formalisation, la modélisation et la codification des idées ne devraient jamais représenter la finalité du système de gestion des idées, tout comme il ne s’agit pas d’un passage obligé12.

Ainsi, une stratégie de codification des idées doit être accompagnée d’une stratégie dite de personnalisation des idées13. L’évolution des idées se vit aussi par l’entremise de discussions spontanées ou de rencontres informelles. Les connaissances utiles et activées dans un environnement de projets sont majoritairement ancrées dans les pratiques de la communauté de professionnels qui travaillent sur ces projets14. Pour un professionnel pris individuellement, les idées naissant à travers les activités d’un groupe de personnes peuvent s’avérer très difficiles à expliciter et à codifier. Une organisation aura donc avantage à faire confiance au travail de ses communautés de professionnels qui nourrissent une passion commune ou qui partagent un intérêt particulier15.

Par exemple, la création de communautés de domaines chargées d’encadrer la réflexion continue sur des sujets communs favorise la maturation des idées embryonnaires et leur bonification dans des groupes de confiance et renforce la paternité de l’idée en vue de sa divulgation plus formelle. Ces communautés peuvent lancer des défis, organiser des événements d’échanges d’idées, maintenir des forums de discussion, et elles sont généralement les dépositaires des réservoirs d’idées. Elles sont à la fois au service des stratégies d’innovation visant à proposer des projets de grande valeur, au service de l’esprit d’entrepreneur visant à offrir de bons projets aux équipes et au service des projets eux-mêmes en leur permettant de résoudre leurs problèmes particuliers.

Laisser aux communautés le soin de décider à quel moment il devient nécessaire d’expliciter leurs idées et de les partager par écrit renferme un autre avantage important. Ces communautés servent habituellement de filtre permettant de tester les idées embryonnaires, raffinant celles qui présentent un certain potentiel et rejetant ou remisant les autres. Qui plus est, lorsque l’idée d’un membre est rejetée par les pairs de sa communauté, cela est en général plus facile à accepter que lorsque le rejet provient d’un processus décisionnel auquel seuls quelques membres de l’organisation participent. Les échanges de la communauté entourant telle décision rendent celle-ci plus facile à comprendre. La motivation des individus qui proposent des idées nouvelles ne risque donc pas d’être réduite.

Assurer la cohérence des systèmes

Des facteurs organisationnels et individuels influencent la génération d’idées de la part des employés. Une organisation doit démontrer que les activités de génération d’idées sont importantes en les soutenant directement, sinon les employés risquent de ne pas s’engager dans celles-ci. À titre d’illustration, de nombreuses organisations de secteurs variés, comme Chevron, Johnson & Johnson, Royal Dutch, Ford Motor ou Whirlpool, considèrent aujourd’hui les activités de partage de connaissances et de génération d’idées dans le cadre de leur processus d’évaluation du rendement, ce qui a une influence notable sur les bonis et les promotions qui sont donnés16. La firme de consultation Bain & Company va jusqu’à baser un quart de la rémunération annuelle de ses associés sur une appréciation de l’aide qu’ils procurent aux autres employés17, comme le fait aussi McKinsey, l’un des leaders mondiaux du conseil.

Il importe cependant d’aller au-delà du système de reconnaissance. À cet effet, les gestionnaires ont un rôle primordial à jouer : les comportements qu’ils adoptent et les valeurs qu’ils affichent sont des messages clairs que les employés interprètent au quotidien. Le tableau 1, inspiré de différentes études sur le sujet18, recense des comportements désirables en soutien à la gestion des idées.

À partir du moment où le système de reconnaissance et les comportements des gestionnaires n’entrent pas en contradiction avec le système de gestion des idées et ne sont donc pas une source de démotivation, la principale source de motivation d’un employé provient de son intérêt, du plaisir, de la satisfaction et du défi que lui procure son travail19. Un niveau élevé de motivation intrinsèque et un niveau relativement bas de motivation extrinsèque amènent un individu à se fier davantage à son corps de connaissances et à se montrer moins susceptible aux pressions de standardisation de son travail20. En outre, de façon générale, la motivation intrinsèque contribue à expliquer pourquoi un individu s’investit spécialement dans son travail21. Par conséquent, pour la direction, le recours à des bonis liés à la performance comme seul moyen d’incitation ne représente pas une option convenable. Il est fondamental de s’attarder sur l’harmonisation entre les champs d’intérêt d’un individu et les projets sur lesquels ce dernier est appelé à travailler, tout en maintenant son attention à l’égard de ce qu’il produit, soit pour lui démontrer du contentement, soit pour lui lancer de nouveaux défis22.

Transformer les ateliers de partage en occasion de briller

Les ateliers de partage d’idées doivent offrir la possibilité aux participants de briller. Pour ce faire, il est primordial que certains membres de la direction y participent, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, un employé sera plus encouragé à partager une idée nouvelle s’il sent que cette initiative lui permettra de marquer des points aux yeux de ses supérieurs.

Plusieurs chercheurs ont démontré que les employés sont plus enclins à entrer dans une relation de partage des connaissances lorsqu’ils sont en présence d’autres employés occupant une position supérieure à la leur dans l’organisation23. En outre, alors que l’évaluation des activités de codification des idées se fait assez aisément, celle des comportements d’entraide soutenant la génération et le développement d’idées est plus complexe à réaliser24. La présence de gestionnaires dans les différents ateliers donne, par conséquent, l’occasion à la direction de prendre la mesure réelle des comportements recherchés, et de commencer à mettre au point une démarche de soutien et d’accompagnement.

En second lieu, de manière générale, se retrouver avec quelqu’un qui jouit d’un pouvoir décisionnel permettant de transformer une idée en projet (ce que l’on caractérise comme le pouvoir d’appropriation sociale – enactment25) procure une forte motivation aux principaux intéressés. Cela permet de s’éloigner des activités de « pelletage de nuages » ou de négociations politiques pour se rapprocher du terrain et ainsi explorer de façon réaliste la faisabilité des idées discutées. Bien sûr, l’environnement doit apparaître assez sécuritaire d’un point de vue psychologique pour permettre un échange dynamique des idées26. Chacun doit se sentir à l’aise de faire des commentaires et ne pas craindre de perdre la face, par exemple. De fait, la créativité est encouragée seulement lorsque les idées peuvent être mises à l’épreuve de manière juste et constructive, et entraîner un changement perçu et tangible.

Dans ce contexte, les idées sont considérées comme des actifs, c’est-à-dire qu’elles ne représentent pas un moyen de créer de la valeur, mais qu’elles-mêmes sont empreintes de valeur, ou pour le moins de valeur potentielle, qu’elles méritent d’être protégées et qu’il est important de les faire vivre, circuler et grandir dans l’organisation. Le pari est le suivant : plus on génère d’idées en amont des processus formels, plus on favorise leur partage et leur circulation, et plus on pourra les comprendre, les évaluer et les sélectionner afin de les exploiter et d’alimenter les pipelines d’innovation.


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Mettre en œuvre une gestion stratégique et opérationnelle des idées

À la lumière de l’expérience menée à l’Institut de recherche d’Hydro-Québec, cet article a mis en évidence les principaux défis devant être relevés au moment de la mise en place de systèmes de management des activités créatives dans le but de soutenir l’innovation. Nous avons tenté d’outiller les gestionnaires qui doivent réfléchir au contexte dans lequel ils se trouvent et cerner ses singularités avant de mettre en place une initiative de gestion des idées.

La gestion rigoureuse des processus d’innovation apparaît ainsi de plus en plus comme un processus stratégique clé pour l’entreprise, qui suppose aussi une véritable prise en charge de la gestion des idées. Les entreprises qui choisissent de se concentrer sur leurs processus d’idéation ne se contentent plus d’adopter les dernières « recettes à la mode» inspirées par quelques firmes innovantes bien connues telles que 3M, Google ou Procter & Gamble (par exemple, la fameuse règle du 15 ou 20 % de temps discrétionnaire pour générer et développer des idées). Afin de maîtriser les processus d’idéation, elles doivent s’engager dans une démarche rigoureuse et progressive permettant d’assurer le couplage des processus de gestion des idées, des processus d’innovation et des orientations stratégiques. Si l’exemple de l’IREQ montre bien que ce couplage ne va pas de soi, il montre aussi que cette situation nécessite l’application de principes appropriés de gestion des connaissances permettant de dépasser ces contradictions, afin de libérer et d’étendre le potentiel de création de valeur pour l’organisation. Dans cette perspective, le projet pilote réalisé en 2011 par l’IREQ a mis en lumière deux principes d’application importants :

  • Il faut veiller à respecter les motivations de même que les réticences légitimes des participants à prendre part au processus de partage des idées. Cela demande une sensibilité aux questions de maturité des idées : « Suis-je prêt à partager une idée? Avec qui?», ainsi qu’aux enjeux de paternité : « Serai-je reconnu pour mon idée? Risque-t-on de se l’approprier sans me donner de la reconnaissance?» La recherche en gestion des connaissances révèle que les idées s’inscrivent et évoluent de façon organique dans le cadre de réseaux de proximité, et dans le cadre d’un spectre de communautés partant du réseau personnel et se propageant dans des communautés de plus en plus larges.
  • Il faut s’assurer de l’adéquation entre les moyens mobilisés et les bénéfices escomptés par une intégration aux activités normales et une harmonisation avec les priorités en cours. Pour cela, il est nécessaire d’accorder une place importante à la « socialisation » et d’accepter que le réservoir d’idées puisse englober de nombreuses idées sous une forme tacite.

Au-delà des principes d’application instaurés par l’IREQ, les enseignements de cette expérience révèlent l’importance des changements progressifs d’état d’esprit au sein des organisations pour que le couplage des processus créatifs et des processus d’innovation soit efficace et performant. Il ne s’agit pas simplement de décloisonner les services ou les domaines disciplinaires, mais surtout de permettre au sein de l’organisation l’apparition progressive de communautés de connaissances qui pourront créer un contexte favorable à l’émergence et à la consolidation des idées.


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Il faut aussi prendre au moins partiellement en charge les surcoûts inévitables qu’implique le couplage des processus d’innovation et des processus de gestion des idées (coûts de partage de connaissances, de validation des idées et concepts, de maintien de répertoires de connaissances, etc.). Il s’agit également pour la direction de ne pas se limiter aux incitations traditionnelles fondées sur la performance : inciter au travail cognitif sur les idées suppose ainsi d’établir des mécanismes nouveaux reconnaissant l’engagement des acteurs de l’entreprise dans le processus de gestion des idées. Or, cet engagement répond à des motivations de type besoin de reconnaissance ou de réputation qui diffèrent des motivations classiquement reconnues, lesquelles sont davantage fondées sur les incitations pécuniaires.

Ces changements nécessaires dans les modes de gestion pour bénéficier pleinement du couplage stratégique des processus d’idéation et des processus d’innovation prennent du temps et réclament une attention soutenue de la part des acteurs de l’entreprise. Mais l’expérience de l’IREQ illustre clairement l’impact déterminant de telles démarches sur la dynamique, la cohérence et la performance de l’organisation.

Cet article a bénéficié d’un soutien du CRSH à Mosaic HEC Montréal à travers deux projets actuellement en cours : « La génération d’idées dans le processus d’innovation » (Projet de subvention ordinaire CRSH) et « Leadership et management de la création dans la société de l’innovation : fondements théoriques, constats empiriques et enjeux pratiques pour le développement économique » (Subventions de développement de partenariat CRSH).

Article publié dans l'édition Automne 2013 de Gestion


Notes

1Barsh et al. (2007).

2Cohendet et al. (2006).

3Davenport et al. (2003).

4Voir, par exemple, Huber (1991).

5C’est le cas de la reconnaissance de la bonne réalisation d’un projet novateur qui prend davantage d’importance que la reconnaissance du partage d’idées menant au lancement du projet. Les lecteurs désirant en savoir plus sur ces contradictions peuvent consulter Huber (1982) et Ba et al. (2001).

6Alavi et Leidner (1999), Gold et al. (2001).

7IBM (2006).

8Amabile et al. (1996).

9Mainemelis et Harvey (2010).

10Floren et Frishammar (2012), Reitzig (2011).

11Davenport et al. (2003).

12Davenport et Prusak (1998).

13Nous nous inspirons ici de Hansen et al. (1999) sur les straté- gies de gestion des connaissances.

14Bresnen et al. (2003).

15Cohendet et al. (2006), Harvey (2011).

16Ewing (2001).

17Hansen et al. (1999).

18Par exemple, Bowen et Lawler (1992), Kimberly et Evanisko (1981), Spreitzer (1995).

19Amabile et al. (1996).

20Amabile (1997).

21Deci et Ryan (1985).

22Simon (2006).

23Voir, par exemple, Huber (1982), Allen et Cohen (1969).

24Bartol et Srivastava (2002).

25Le lecteur intéressé peut se référer à l’ouvrage de Weick (1977).

26Edmondson (1999).

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