L’idée centrale de la science économique est la suivante : le système de sanctions et de récompenses influence appréciablement l’affectation des ressources. Cette proposition ne s’appliquerait-elle pas également au monde des idées? Ne réussirait-on pas à adapter ses réflexions à ses propres intérêts? Pour essayer d’y répondre, il s’agit de regarder sommairement le monde intellectuel, celui du choix des experts et de la bureaucratie publique.

Le monde universitaire

Les choix des sujets de recherche des universitaires répondent aux incitations. D’un côté, il y a des sources de financement privilégiant des secteurs de recherche. Les crises pétrolières des années soixante-dix donnèrent la priorité aux études sur l’énergie et les ressources naturelles. Aujourd’hui, c’est la manne reliée au concept peu précis de développement durable et à sa promotion. De plus, dans le choix de leurs travaux, les universitaires pensent à leur avancement en mettant la priorité sur les sujets propices à des publications rapides. Un exemple d’une question négligée par les économistes universitaires est celui de la précision des données. Les longues séries chronologiques sont fort utilisées, mais peu analysées relativement à leur valeur et à leur précision. Ce travail s’apparente à une forme de bien public, soit un travail de moine, peu propice à de rapides publications.


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Une sélection adverse en sciences sociales

Daniel Patrick Moynihan, qui fut un bon social scientist, a cherché à expliquer le biais réformateur des personnes attirées par les sciences sociales.

[...] la science sociale est rarement impartiale, et les chercheurs en sciences sociales sont souvent pris dans la politique que leur travail implique nécessairement. Les sciences sociales sont, et ont toujours été, très impliquées dans la résolution de problèmes et, alors qu’il y a beaucoup d’efforts pour dissimuler cela, l’affirmation selon laquelle il existe un « problème » est habituellement une déclaration politique qui implique une proposition quant à savoir qui devrait faire quoi pour (ou vers) qui [...] En outre, il existe un biais social et politique distinct parmi les chercheurs en sciences sociales [...] Il a tout à voir, on s’en doute, avec l’orientation de la discipline vers l’avenir : elle attire des personnes dont les intérêts sont à façonner l’avenir plutôt que de préserver le passé. En tout état de cause, l’orientation « libérale » prononcée de la sociologie, de la psychologie, des sciences politiques, et des domaines similaires est bien établie.¹

Le domaine des communications mérite sûrement d’être ajouté à cette liste.


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Les idées dans l’administration publique

Qu’en est-il maintenant du choix des idées dans l’administration publique? Il y a plusieurs années, un économiste canadien chevronné me faisait la remarque suivante : « Les documents gouvernementaux sont intéressants pour l’information contenue dans les tableaux et les figures, mais non pour l’analyse. » Cette dernière implique trop de risques en raison des possibilités de se tromper. Regardons deux aspects de l’administration publique, le recours aux experts et les biais des bureaux sectoriels. George Stigler, prix Nobel d’économique de 1982, a synthétisé sa pensée sur le recours aux experts en deux phrases :

[...] les experts sont choisis par les parties intéressées [...] Je conclus – peut-être que je suis le seul à conclure – que lorsque l’économiste va à Washington, il ne mérite pas plus de crédibilité, et non moins, que toute autre nomination politique, et il est modérément trompeur de s’adresser à lui en tant que Docteur ou Professeur.

L’administration publique comprend de nombreux bureaux qui, d’une façon bien légitime, font la promotion des intérêts de leurs secteurs. Le cas imaginaire suivant est-il si irréaliste? Un spécialiste en évaluation gagne un concours d’emploi au ministère de l’Agriculture. Son premier travail conclut qu’un programme existant depuis plusieurs années n’est pas rentable pour la société et il suggère son abolition. Une deuxième étude sur un autre programme aboutit à des conclusions similaires. Ses patrons lui confieront-ils une troisième étude? Lui reprocheront-ils une perspective trop étroite qui sous-évalue les bienfaits de l’agriculture ou de la ruralité? Si ce spécialiste quitte le ministère pour un poste à l’Institut national de la santé publique du Québec, sera-t-il mieux reçu si ses évaluations vont contre la « pensée » de son employeur? Ne ferait-il pas mieux de devenir moins puriste et de s’adapter à l’idéologie et aux préjugés de son milieu de travail? Lors de l’épidémie du C difficileau début des années 2000, quels intérêts furent priorisés par cet organisme?

Conclusion

Le sujet du marché des idées mérite un meilleur approfondissement qu’a offert ce texte. Ce marché implique différentes personnes et institutions en concurrence. Toutefois, il faut bien prendre conscience que nos idées dépendent en bonne partie du chapeau que nous portons. Chacun regarde la réalité par une fenêtre plus ou moins étroite reliée à son emploi.


Note

1. Daniel Patrick Moynihan (1979). « Social science and the courts ». National Affairs (54), pp. 19-20