Article publié dans l'édition Automne 2019 de Gestion

Comment faire participer employés, usagers et parties prenantes externes au processus d’innovation d’une organisation ? Laurent Simon, professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, retrace l’évolution des pratiques d’innovation qui ramènent au cœur de l’entreprise les idées parfois laissées en marge.


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L’innovation collaborative [IC], ça consiste en quoi ?

L. S. : Essentiellement, une organisation qui pratique l’IC se pose la question des usages de ses produits ou de ses services.

Par exemple, elle peut mobiliser des acteurs, que ce soit en interne ou à l’extérieur de ses murs, qui ne participent habituellement pas aux démarches d’innovation. Une entreprise peut ainsi engager les usagers eux-mêmes ou d’autres parties prenantes dans différentes formes de consultation au cours du processus d’innovation.

Toutefois, elle peut également manifester cette volonté d’ouverture en mobilisant de nouvelles formes de connaissances, par exemple en concentrant ses préoccupations sur les questions de durabilité environnementale plutôt que sur celles ayant trait au marketing afin d’explorer de façon plus large sa proposition de valeur.

Dans tous les cas, il est important pour une organisation de ne pas tenir la créativité pour acquise. Le recours aux pratiques d’IC, en raison du potentiel créatif qu’elles libèrent, est un rappel de ce mantra.

Pourquoi les voit-on émerger aujourd’hui ?

L. S. : Lorsqu’on introduit de nouveaux termes dans le lexique de la gestion, c’est généralement pour présenter une réalité qui s’oppose à ce qui existait jusque-là. En ce sens, la montée de l’IC présuppose que nous sommes en train de changer de régime d’innovation. Nous ne sommes plus dans l’exploitation linéaire des découvertes de la science par la technologie, qui vise à lancer de nouveaux produits ou services sur le marché. Nous entrons désormais dans une exploration collective de la valeur par des parties prenantes multiples.


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Le terme d’innovation collaborative est récent. Qu’en est-il de la pratique elle-même ?

L. S. : Les modèles d’innovation collaborative, on les trouve à l’origine dans des initiatives qui n’étaient pas commerciales.

Prenons l’exemple d’Apple. Steve Jobs le visionnaire, Steve Wozniak le programmeur et John Sculley l’homme d’affaires travaillaient auparavant pour le Homebrew Computer Club, qui s’était donné pour mission de démocratiser l’informatique. Les trois hommes s’en sont inspirés pour en faire le projet commercial qu’on connaît.

Cette influence venue de la contre-culture ou de ce qu’on appelait l’underground est caractéristique des dynamiques collaboratives. Les grandes entreprises et les grands groupes qui les ont adoptées se sont beaucoup inspirés des pratiques hippies et révolutionnaires des années 1970-1980. Ce sont des pratiques qu’on observe de façon quasi organique dans le secteur non lucratif en innovation sociale et qui se traduisent notamment par un discours dont la finalité première n’est pas commerciale : exploration collective des problèmes, centrage sur les besoins des usagers, prise de décision en commun, etc.

En lame de fond, il y a aussi un mouvement qui accompagne cette évolution : c’est le modèle Toyota – la gestion « à la japonaise » –, dont l’approche ascendante et participative de la fin des années 1940 redonnait une voix à l’employé et au client.

Sous quelles formes l’innovation collaborative se développet-elle à l’heure actuelle ?

L. S. : Des pratiques autrefois perçues comme marginales, voire dissidentes, tendent à devenir la norme dans les entreprises. La pensée centrée sur les usagers et mobilisant la boîte à outils des designers (ou design thinking), notamment, gagne en popularité au sein des organisations et fait tomber de leur piédestal le scientifique, l’ingénieur et le designer. Selon cette approche, la plupart des employés, voire l’ensemble des parties prenantes, peuvent désormais s’initier aux outils de gestion de l’innovation et ainsi contribuer à la démarche.

Un exemple qui illustre bien ce procédé est celui de la coopérative laitière Agropur, au Québec. Cette entreprise pratique l’innovation ouverte sous la forme d’un concours public destiné aux personnes amatrices de produits laitiers ou à des techniciens du secteur. Ces acteurs vont répondre à des questions qu’Agropur va leur poser pour ensuite être invités, après sélection, à des sessions de travail avec les experts et les spécialistes internes de la coopérative. C’est un modèle typique d’IC. C’est également une exception, car la plupart des grandes organisations commencent tout juste à s’approprier ces nouvelles approches.


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Quelles sont les marges d’amélioration de ces pratiques pour ancrer l’IC dans son temps ?

L. S. : Les organisations sont aux prises avec un défi de formation qui ne sera relevé qu’au cours des dix ou quinze prochaines années. Les idées ne tombent pas du ciel : il y a un travail de fond à effectuer pour se former aux techniques et pour s’approprier les boîtes à outils permettant de les débusquer.

Les entreprises ont aussi pour défi de jouer véritablement et de façon authentique la carte de l’ouverture. Faire participer un client à une session de partage d’idées déjà adoptées en interne, ce n’est pas de l’IC. C’est de la simple approbation, voire, dans une certaine mesure, de la manipulation.

Cette exigence d’ouverture implique que les firmes poursuivent leurs interactions avec différents porteurs de connaissance, notamment avec les communautés externes de passionnés. On en trouve beaucoup en informatique : en marge des grandes organisations coexistent des communautés de développeurs, de hackers ou d’amateurs qui développent des connaissances et des idées. Il faut apprendre à travailler avec ces personnes.

À quoi ressemblera l’innovation collaborative dans 20 ans ?

L. S. : Pour qu’ils puissent s’inscrire dans un environnement complexe, les modèles d’innovation ne seront plus seulement ouverts mais distribués : ce n’est plus une seule organisation qui prend en charge l’innovation mais un collectif d’entreprises, d’institutions, de clients et d’usagers, de groupes informels.

Prenons l’exemple de la mobilité durable à Montréal : le problème ne se réduit pas à la circulation des voitures électriques. Il s’agit également d’intégrer à l’espace urbain, de façon systémique, des transports en commun et de la mobilité active. Tout cela va avoir des répercussions sur le territoire et générer des données qu’il faudra être capable de traiter. En fait, on se dirige vers ce concept très à la mode mais pertinent d’écosystèmes d’innovation.

Je souligne que les singularités culturelles de Montréal en font une ville particulièrement réceptive à ce type d’approche, notamment en raison de son multiculturalisme et de sa socialité très horizontale. Si on ajoute à cela l’engouement entrepreneurial qu’on observe dans la métropole québécoise depuis 10 ans, on a tous les ingrédients d’une recette gagnante pour un développement harmonieux de l’IC. Selon moi, Montréal est un laboratoire de ces nouvelles pratiques.


Pour aller plus loin

Sarrazin, B., Cohendet, P., et Simon, L., Les Communautés d’innovation – De la liberté créatrice à l’innovation organisée, Cormellesle- Royal (France), Éditions Management et Société, 2018, 280 pages.