Article publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

Les entreprises familiales constituent de 70 à 80 % du secteur privé au Moyen-Orient. Elles représentent donc un poids considérable dans l’économie de cette région. Comment ces familles gèrent-elles leurs entreprises ? Quels sont les effets et l’influence de la géographie et de la culture sur le monde des affaires là-bas ? Petit tour d’horizon.

Osons l’avouer : il n’existe pas un modèle unique de meilleures pratiques (best practices) en matière de gestion des affaires familiales au Moyen-Orient. Précisons aussi que le Moyen-Orient n’est pas monolithique : il s’agit plutôt d’un Moyen-Orient très diversifié qui s’étend des rives orientales de la mer Méditerranée jusqu’à la ligne tracée par la frontière entre l’Iran, d’une part, et l’Afghanistan et le Pakistan, d’autre part, englobant ainsi la péninsule Arabique, la vallée du Nil et parfois le Maghreb. Selon les définitions, ce Moyen-Orient compte entre quinze et vingt pays, c’est-à-dire autant de géographies, de climats, d’ethnies, de cultures, d’identités, de régimes politiques et de manières d’être et de faire.

Par conséquent, si un entrepreneur jordanien ne gère pas son entreprise comme le ferait un consortium d’héritiers saoudiens, il n’est pas dit que deux familles saoudiennes entretiendraient un rapport identique avec leurs entreprises respectives.

Certes, toutes les familles ne se ressemblent pas. Et même s’il n’existe pas de meilleures pratiques au sens absolu de l’expression, il n’en demeure pas moins que la relation de l’Oriental à son entreprise est particulière. Nous relevons certaines similitudes au sein d’une majorité de familles de cette région.


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Le culte du père fondateur

Essentiellement patriarcales, les sociétés moyen-orientales entretiennent le culte du « père fondateur » de l’entreprise autant que celui du secret. Il est quasi systématique de voir le portrait dudit fondateur trôner dans les locaux de l’entreprise, sur la page d’accueil du site Internet de celle-ci – lorsqu’il existe – et parfois dans son logo, et l’entreprise porte encore souvent le nom de la famille. En revanche, il est plus compliqué de pouvoir trouver des informations concernant l’entreprise elle-même. À l’exception de rares mastodontes devenus de véritables multinationales et de quelques sociétés cotées, les entreprises moyen-orientales ne sont soumises à aucune obligation en ce qui concerne la publication de leurs états financiers. Idem pour les sites Internet qui, les rares fois où ils sont actifs, ne sont que de simples vitrines ayant pour principale fonction le rappel des origines et de l’histoire de l’entreprise et, encore une fois, l’éloge du « père fondateur », de sa vision et de sa mission. Vu de l’extérieur, cela complique bien entendu le rapport de force. Pour travailler avec ces familles, le préalable consisterait à prendre le temps de tisser des relations personnelles et de confiance, l’intuitu personæ (« en considération de la personne ») étant une composante primordiale et fréquente de toute relation contractuelle.

Les entreprises familiales des monarchies du Golfe

La plupart des entreprises familiales des pays du Golfe (Arabie saoudite, Oman, Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït) ont été fondées dans les années 1900 par un individu ou une fratrie qui a choisi de se lancer dans le commerce de base. Elles se sont ensuite développées principalement au gré des possibilités et grâce aux relations privilégiées nouées avec les pouvoirs en place. En effet, leurs principales activités tournent autour de l’immobilier ainsi que de la distribution et de la représentation commerciales exclusives pour le compte de grandes marques occidentales. Leurs clientèles et leurs marchés restent locaux ; ainsi, jusqu’à tout récemment, elles étaient encore fortement dépendantes du secteur pétrolier.

Jusque dans les années 2000, leurs stratégies n’étaient pas forcément fondées sur une logique industrielle et, dans la majorité des cas, leur croissance était attribuable à un effet de volume (la région Moyen-Orient et Afrique du Nord comptait 357 millions d’habitants en 2014) et à un positionnement de premier entrant.

Toutefois, au fil des ans, le paysage a quelque peu évolué, si bien qu’un grand nombre d’entre elles se sont développées pour devenir de véritables empires dont la valeur varie de quelques centaines de millions à quelques milliards de dollars de chiffre d’affaires. D’autres ont vu leur actionnariat se fragmenter, les héritiers de familles nombreuses se comptant par dizaines et parfois jusqu’à plus d’une centaine. Ainsi, il n’est pas rare d’observer, au sein de conseils de famille ou de certaines « assemblées générales », de très jeunes adultes de la quatrième génération, accros à Internet et aux médias sociaux, cohabiter avec les aînés les plus traditionalistes des générations précédentes.

La concentration du pouvoir décisionnel

En revanche, et en dépit d’un actionnariat éclaté, le véritable pouvoir décisionnel demeure souvent aux mains d’un ou de plusieurs « anciens », ceux-là mêmes qui se sont impliqués les premiers dans l’entreprise, au moment de la disparition du fondateur. Il s’agit le plus souvent du fils aîné de la première épouse ou encore de deux ou trois frères qui se sont partagé le pouvoir au décès de leur père, car l’héritage patrimonial est, quant à lui, dicté par la loi islamique, la charia, pour les familles de confession musulmane. Par « pouvoir », nous entendons les décisions stratégiques concernant les affaires et la distribution de dividendes ou de diverses richesses aux membres de la famille. Dans les faits, ces individus disposent de toutes les prérogatives d’une assemblée générale et d’un conseil d’administration réunis car, malgré les apparences et leur taille imposante, la plupart de ces conglomérats ne possèdent pas de système ou d’organe de gouvernance à l’occidentale. Pourtant, cela fonctionne.


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La gestion opérationnelle quotidienne est souvent déléguée à un gérant qui n’est pas un membre de la famille. En général, il s’agit d’une personne de confiance, un fidèle parmi les fidèles, présent dans l’entreprise depuis 30 ou 40 ans, qui a connu le fondateur, ses fils et, aujourd’hui, ses héritiers. Il est le gardien du temple, celui qui connaît l’historique, les chiffres et les faiblesses de l’empire. En parallèle, dans bien des cas, la famille mise sur un cadre occidental recruté pour son expertise et lui confie toutes les affaires courantes.

On observe souvent, au sein d’une majorité de ces familles, une mince frontière entre leur entreprise et leurs affaires personnelles. À titre d’exemple, ce sont souvent les caisses de l’entreprise qui règlent la scolarité des enfants, les frais médicaux, les salaires des employés de maison, ou qui gèrent carrément les portefeuilles d’actions des membres de la famille. Cette absence de séparation entre les affaires et le personnel est chose courante. L’entreprise est un prolongement de la famille, si bien que cette dernière empêche toute transmission ou vente d’actions en dehors du cercle familial.

Demain : défis et possibilités

Aussi étonnants soient-ils, ces systèmes ont bien fonctionné jusqu’à maintenant : les entreprises ont prospéré, les banques leur font confiance et leur accordent des crédits au simple vu du nom familial (le fameux name lending) et la famille a un train de vie confortable.

Cependant, la jeunesse d’aujourd’hui ne se contente plus de méthodes ancestrales. Certes privilégiée, elle a sillonné le monde, fait des études dans les universités les plus prestigieuses de Grande-Bretagne ou des États-Unis, travaillé au sein de multinationales, et elle est désormais consciente du fort potentiel que représente sa terre natale. Cette jeunesse dynamique et instruite rêve d’un Moyen-Orient moderne, à la hauteur des défis multiples de la mondialisation, et planifie déjà l’après-pétrole.

Consciente de l’importance de son rôle et des possibilités qui s’ouvrent à elle, cette jeunesse a pris son destin en main et parie dorénavant sur le futur et sur le changement.

Et nous avons grand espoir que l’avenir lui donnera raison.