Article publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

La transmission du pouvoir d’une génération à l’autre au sein d’une entreprise familiale est un processus délicat qui requiert du doigté, du discernement et une excellente communication. Examen des obstacles et des moyens de les surmonter.

Toutes les entreprises veulent croître. La plupart d’entre elles, cependant, voient quatre difficultés majeures se dresser sur le chemin de leur croissance :

  • les aptitudes des dirigeants : s’adapter à la croissance et diriger une plus grande entreprise ;

  • l’ambition et le goût du risque : bien doser en concordance avec l’actionnariat ;

  • la capacité financière : financer la croissance, ce qui requiert du capital ;

  • le potentiel du marché : être à l’écoute du marché où évolue l’entreprise.



Bien qu’une entreprise n’ait pas nécessairement d’emprise sur la quatrième difficulté, les trois premières sont traitées à l’interne et deviennent encore plus complexes pour les entreprises familiales, puisque les questions d’ordre organisationnel concernent à la fois l’actionnariat, l’entreprise et la famille. Les interrelations entre ces trois éléments sont bien illustrées par le modèle des trois cercles conçu par Renato Tagiuri et John Davis.

Il existe trois entraves principales à la croissance pour les entreprises familiales.

1 - Les aptitudes des dirigeants

D’abord, au sein de l’entreprise, la famille doit trouver le moyen de développer et de retenir les talents tout en élaborant en parallèle un plan de succession qui permettra à la relève familiale de faire son entrée à un haut niveau hiérarchique pour éventuellement reprendre les affaires. En général, le fondateur a choisi une ou plusieurs personnes clés pour l’aider à gérer son entreprise, mais à mesure que celle-ci et sa famille s’accroissent, ces personnes clés seront remplacées ou devront passer leur tour au profit de membres de la famille plus jeunes et beaucoup moins expérimentés. Par conséquent, le fondateur doit aussi pouvoir cibler et cultiver les talents et les aptitudes de ses enfants afin qu’ils puissent bien gérer l’entreprise à leur tour. Trouver le juste équilibre dans tout cela n’est pas une mince affaire.

2 - L’ambition et le goût du risque

En deuxième lieu, lorsque l’entreprise devient multigénérationnelle, les membres clés de la famille doivent en arriver à un consensus en ce qui concerne à la fois leurs ambitions pour l’entreprise et leur degré de tolérance au risque, une opération pour le moins délicate. Les entrepreneurs fondateurs sont presque toujours ambitieux et ont habituellement une propension naturelle au risque, mais il arrive souvent que ce ne soit pas le cas des générations suivantes, qui voient les choses différemment.

3 - La capacité financière

Troisièmement, l’entreprise doit gérer ses capitaux propres de manière à permettre son expansion. Pour croître, la famille et l’entreprise sont étroitement liées ; leurs objectifs se chevauchent. La capacité de croissance (CC) de l’entreprise est une fonction de son rendement financier (mesuré par le rendement des capitaux propres, ou RCP) selon les besoins de la famille en dividendes (D) et peut se calculer grâce à la simple formule suivante : CC = RCP * (1 – D).

Cette formule montre bien à quel point les objectifs de la famille peuvent influer sur la croissance de l’entreprise et vice-versa. Par exemple, à conditions égales, une famille qui peut limiter ses besoins en dividendes offre à l’entreprise une capacité de croissance plus importante qu’une famille n’ayant pas cette latitude. Des dividendes plus élevés limitent la capacité de croissance, ce qui réduit les revenus et fait en sorte que, dans des circonstances de succession ou d’autres changements importants, le risque que l’entreprise n’atteigne pas ses objectifs financiers et mette ainsi à mal sa viabilité et sa survie à long terme est réel.

Gérer ces trois limitations à la croissance représente un grand défi dans un contexte familial. Lorsque l’entreprise devient multigénérationnelle, il est difficile pour les membres clés de la famille d’arriver à un consensus en ce qui concerne à la fois leur implication dans la gestion de l’entreprise, leurs ambitions de croissance et leur degré de tolérance au risque. La solution innovatrice adoptée par la famille Hébert, soit un conseil de famille actif qui gère les « trois cercles », constitue une façon originale de relever ce défi.


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Le groupe Park Avenue: un bel exemple de gestion dynamique

Une étude de cas récemment publiée dans la Revue internationale de cas en gestion met en lumière les défis stratégiques relatifs à la transition des cadres qu’a dû affronter la famille Hébert, propriétaire du Groupe Park Avenue (GPA), une entreprise familiale de concessionnaires automobiles de troisième génération qui évolue dans un secteur d’activité où les fusions et les acquisitions se multiplient.

Le directeur général, Norman Hébert Jr, s’est joint à l’entreprise alors que celle-ci n’était qu’un simple concessionnaire dont son père était le propriétaire. Aujourd’hui, 35 ans plus tard, GPA possède vingt concessionnaires automobiles sur la Rive-Sud, en banlieue de Montréal. Toutefois, le marché des concessionnaires automobiles évolue très vite. Historiquement, les concessionnaires automobiles sont des entreprises familiales, mais celles-ci sont de plus en plus souvent rachetées par des groupes régionaux comme GPA ainsi que par des entreprises publiques effectuant des regroupements comme Auto Canada, qui a récemment fait son entrée sur le marché montréalais.

La famille Hébert doit maintenant décider de la façon dont elle va s’adapter à ce marché changeant parmi les options qui s’offrent à elle. Elle pourrait continuer sur sa trajectoire actuelle de croissance interne, lente mais stable, et ouvrir un ou deux nouveaux concessionnaires chaque année. Il y a aussi l’option de vendre, car elle a reçu des offres d’acheteurs souhaitant effectuer une acquisition. Sinon, elle pourrait elle-même procéder à un regroupement, ce qui requerrait un financement externe substantiel.

De plus, les membres de la famille Hébert doivent composer avec une transition imminente, Norman Hébert Jr préparant actuellement sa succession. Il a un fils et une fille, tous deux dans la vingtaine. Son fils a récemment fait son entrée dans l’entreprise alors que sa fille vit et travaille en Angleterre, où elle mène une carrière stimulante au sein d’une importante société de conseil en gestion. Cela signifie que ses enfants et lui-même devront être sur la même longueur d’onde en ce qui concerne non seulement l’ambition et le risque mais aussi l’option de maintenir et même d’augmenter la capacité financière de GPA.

Un des mécanismes qui favorisent la coopération et qui réduisent les conflits pour GPA et la famille Hébert est le conseil de famille. Depuis cinq ans, ils tiennent des séances trimestrielles, organisées et menées par un consultant. Lors de ces rencontres, la famille entière discute de l’entreprise, de l’actionnariat et de la famille. Les membres de la famille connaissent les ambitions des autres et s’entretiennent sur la façon dont celles-ci s’harmonisent avec l’évolution de l’entreprise. Des ordres du jour sont établis et des procès-verbaux sont rédigés. Initialement, les communications concernant l’entreprise étaient plutôt à sens unique : Norman Hébert Jr expliquait les rudiments de ses affaires à ses enfants. Maintenant que ces derniers mènent leur propre carrière, les échanges sont beaucoup plus riches. Tous les indicateurs actuels montrent que plusieurs entreprises familiales devraient adopter ce modèle de conseil familial.

La famille n’a pas dévoilé sa stratégie à long terme pour GPA. Mais sa plus récente acquisition – la franchise Silver Star Mercedes-Benz à Montréal, au coût de 100 millions de dollars – montre qu’elle a l’intention de devenir un joueur encore plus important. Avec cette acquisition, les ventes annuelles de GPA s’élèveraient à plus de 900 millions ; GPA vendrait plus de 20 000 véhicules par année et emploierait 900 personnes. Organiser une acquisition de cette ampleur tout en planifiant une transition requiert beaucoup de travail et un processus de communication continue, mais la famille Hébert semble s’en sortir haut la main.


Pour en savoir plus

  • B. L. King, J. Brunet et G. F. Gebhardt, « Groupe Park Avenue : croissance et transitions », Revue internationale de cas en gestion, vol. 14, n° 2, avril 2016.
  • K. E. Gersick, I. Lansberg, M. Desjardins et B. Dunn, « Stages and Transitions : Managing Change in the Family Business », Family Business Review, vol. 12, n° 4, décembre 1999, p. 287-297.
  • J.-P. Décarie, « Prendre le virage Mercedes en grand », La Presse, section « Affaires », 23 avril 2016.