Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Imbattable première de classe dans les palmarès annuels de Standard & Poor’s, l’industrie du luxe brille de tous ses feux. Mais qu’est-ce qui rend ce secteur si unique ? Comment ces conglomérats parviennent-ils à transformer en histoires à succès toutes les marques qu’ils prennent sous leurs ailes ? Comment réussissent-ils à créer autant de valeur ?

Selon leur définition traditionnelle, les conglomérats sont de vastes organisations constituées de plusieurs filiales ou entreprises elles-mêmes actives dans des secteurs d’activité distincts. Pendant longtemps, les organisations de ce type ont eu très mauvaise réputation : lourdes et complexes, elles ne créaient pas de valeur ajoutée pour leurs actionnaires et semblaient généralement prédisposées à l’échec en raison de leur gigantisme. Cette forme organisationnelle a été délaissée par les gestionnaires dans les années 1970, ce qui a favorisé l’émergence d’organisations plus focalisées.

Il s’en est suivi de profondes restructurations au cours des années 1980 et on s’attendait à ce que les conglomérats dépérissent ou, du moins, à ce qu’ils occupent une place beaucoup moins importante dans l’activité économique.

Or, on assiste à un retour des conglomérats, qui sont de nouveau en faveur auprès des gestionnaires et qui occupent maintenant un poids non négligeable dans l’économie à l’échelle mondiale. On parle plus volontiers aujourd’hui de « groupes » ou de « grands groupes » pour désigner cette nouvelle réalité.


LIRE AUSSI : « Les tendances dans l'industrie du luxe »


Les noms de plusieurs de ces groupes très diversifiés et très performants viennent spontanément à l’esprit, notamment Honeywell, Tata et united Technologies dans le domaine de la haute technologie, de même que LVMH, Kering et Richemont dans l’industrie des produits de luxe.

Si on démantelait des conglomérats, on se rendrait compte des deux choses suivantes :

  1. La valeur qu’ils créent peut être supérieure à celle de chacune de leurs composantes;
  2. Il y a au bout du compte des avantages évidents pour des filiales à faire partie d’un grand groupe.

Un avantage triple

Les grands groupes de l’industrie du luxe, on l’a dit, connaissent un succès phénoménal. L’examen de leurs modes d’organisation et de fonctionnement révèle que le secret de leur réussite dépasse la simple synergie entre leurs diverses composantes. En effet, ils fonctionnent avant tout comme des écosystèmes savamment organisés autour d’un « cœur de métiers », de ressources bien précises et de compétences communes pour offrir à leur clientèle fortunée une vaste gamme de produits sur le marché du luxe et du prestige. Le tableau ci-dessous donne un aperçu des nombreux secteurs d’activité où le grand groupe français LVMH est actif par l’entremise de ses quelque 70 marques distinctes.

Les secteurs d'activité et les marques du groupe LVMH

Si LVMH est en mesure d’offrir des produits de luxe qui répondent effectivement à une forte demande et d’accaparer une grande part de ce marché immensément lucratif, c’est que ce groupe est passé maître dans la gestion de ses marques. Créatrice de valeur, cette gestion se décline en trois avantages fondamentaux :

  • L’avantage de groupe1
  • L’avantage parental,
  • L’avantage de confrérie.

L’avantage de groupe

Fondamentalement, l’avantage de groupe, c’est la capacité d’une grande entreprise à se concevoir comme un tout intégré plutôt que comme la simple somme de ses parties. En établissant des liens efficaces entre les diverses marques et en mettant à leur disposition ses ressources et ses compétences en tant qu’organisation, le groupe crée de la valeur. Quand une nouvelle marque se joint au groupe, elle prend sa place dans un système bien précis où les parties sont interdépendantes, orientées vers un même objectif et aptes à puiser à la source du savoir-faire du groupe2.

Dans l’industrie du luxe, l’avantage de groupe est particulièrement profitable. Il repose sur l’offre d’une gamme de produits diversifiés (maroquinerie, parfums, vêtements de haute couture, etc.) qui s’adressent à un vaste éventail de besoins et de segments de marché.Cette diversification permet au groupe de comprendre et de maîtriser son marché global ainsi que l’ensemble des attentes de sa clientèle tout en permettant à ses propres marques d’offrir des produits qui répondent à des exigences très spécifiques. Toutefois, cette diversification s’appuie sur un même cœur de compétences, c’est-à-dire sur un savoir-faire consolidé en matière de gestion de marques de luxe. Chacune des filiales d’un groupe a accès à ce savoir- faire. Si l’offre de produits est diversifiée, le cœur de compétences est quant à lui spécialisé. Et c’est son transfert vers les différents produits qui permet au groupe de créer de la valeur.

Enfin, les groupes de l’industrie du luxe excellent à distinguer les marques à fort potentiel de développement, qui possèdent déjà une certaine notoriété, et à prendre tous les moyens requis pour en faire l’acquisition et pour les amener aussi loin que possible dans leur croissance.

L’avantage parental

On compare les grands groupes à de bons parents qui consacrent leur énergie et leurs talents à favoriser la croissance de leurs enfants, c’est-à-dire à les faire passer de l’enfance puis de l’adolescence à l’âge adulte. Cet « avantage parental » confère plus de valeur à une marque que si celle-ci œuvrait seule sur son marché en tant que marque indépendante3. « Adoptée » par une famille dirigée par un parent compétent et reconnu, une marque voit sa valeur s’accroître en raison de ses liens avec celui-ci et avec ses marques sœurs : elle fait son entrée dans une famille qui a l’expérience des produits et des marques de très haut calibre.Elle aura donc accès non seulement à des ressources financières mais aussi à des compétences managériales qui l’aideront à se développer. Ce développement peut passer par la conception de nouveaux produits, grâce à l’expertise du groupe, et par l’accès aux marchés internationaux grâce à la présence et aux canaux de distribution du groupe.

L’avantage de confrérie

Une culture organisationnelle qui mise sur la collaboration est à la source de l’avantage de confrérie4. En s’appuyant sur une culture collaborative, un groupe peut rassembler ses marques et déterminer les ressources et les compétences de chacune d’elles dans un esprit de confrérie. Ces marques peuvent amorcer de leur propre chef des échanges et des initiatives de collaboration avec les autres marques en fonction de leurs besoins du moment. Elles ont aussi accès aux ressources et aux compétences de ces marques qui, en raison de leur jeunesse, leur font défaut alors qu’elles cherchent à croître. Pour une marque déjà établie, l’avantage de confrérie, c’est le pas qui mène plus loin que l’avantage parental : c’est une autonomie qui s’appuie sur les marques sœurs, sur la cohésion familiale et sur la force du parent.

Les bénéfices du conglomérat

Ces trois avantages constituent autant de bienfaits pour un groupe et pour ses marques, et ce, sous tous les aspects de son organisation et de son fonctionnement interne : activités opérationnelles, ressources financières, pouvoir de marché5, etc. C’est le cas, par exemple, lorsque les marques d’un groupe se partagent des services (achats, immobilier, etc.) ainsi que des plateformes logistiques (approvisionnements, conception, distribution, livraison) et informationnelles (rapports divers, documentation, conversations professionnelles en ligne, intranet, publications internes).

On constate ici les effets connus d’une synergie classique issue des activités opérationnelles, qui se traduisent par des économies d’échelle considérables et par des regroupements de ressources, ce qui permet au groupe d’atteindre ses objectifs d’efficience. Par exemple, cette visée est clairement exposée sur les sites Internet du groupe LVMH et du groupe Kering.

La synergie au sein des grands conglomérats

La symbiose des trois avantages des conglomérats accroît l’efficience du fonctionnement interne.

Chez le groupe LVMH

« La mise en commun à l’échelle du groupe de moyens pour créer des synergies intelligentes se fait dans le respect de l’identité et de l’autonomie des maisons. La puissance mutualisée que représente LVMH en tant que groupe doit pouvoir bénéficier à chacune d’entre elles. » 

Chez le groupe Kering

« Renforcer les synergies et l’intégration : pour croître plus vite que nos marchés, nous misons sur le potentiel de chaque maison [ainsi que] sur notre modèle intégré. Matures ou émergentes, conservant chacune un positionnement distinctif et une sensibilité unique, les maisons forment un ensemble aussi complémentaire que cohérent. La mutualisation et la rationalisation de certaines fonctions stratégiques – la logistique, l’immobilier, les systèmes d’information ou encore les achats média, par exemple – font émerger de bonnes pratiques profitables à tous. La complémentarité de cet ensemble de maisons est l’une des principales forces du [modèle d’affaires] de Kering.»6

Disposant de fortes liquidités, le groupe peut mettre sa capacité financière à contribution afin de soutenir la croissance d’une de ses marques. Par exemple, l’acquisition de la marque Versace par le groupe américain Michael Kors en septembre 2018 s’inscrit en droite ligne avec la stratégie évidente de ce groupe, qui a annoncé son intention de « porter les ventes mondiales de Versace à deux milliards de dollars, de renforcer son réseau de distribution pour atteindre 300 magasins, contre environ 200 actuellement, et de développer sa stratégie en matière de commerce en ligne7».

Enfin, un groupe peut utiliser l’effet de levier que lui donne sa taille pour négocier de meilleures ententes et de meilleurs contrats, pour diminuer ses coûts de fonctionnement et pour profiter d’un plus grand pouvoir de marché, comme le groupe Kering l’a déjà annoncé.

L' effet de levier chez Kering

La combinaison des avantages du conglomérat lui confère le pouvoir de négocier de meilleurs contrats et ententes au bénéfice de la maison-mère et de ses marques : « Ces dernières années, Kering a fait de l’intégration verticale un autre levier de son [modèle d’affaires], misant fortement sur les expertises transverses, dont le meilleur exemple est aujourd’hui Kering Eyewear. Lancée en 2014, cette initiative stratégique a permis de développer une expertise interne en lunetterie, une catégorie de produits clés pour l’image comme pour la stratégie de nos maisons. De même, le groupe a investi dans l’acquisition ciblée de tanneries pour approvisionner ses maisons en matières premières de haute qualité et [pour] bénéficier d’un savoir-faire d’excellence8».

La force du groupe

L’avantage parental du groupe, c’est la mobilisation de ressources et de compétences organisationnelles au profit de toutes ses marques : gestion des talents et des marques, expertise du domaine, exploitation et opérations commerciales, approche collaborative, cadre collectif de contrôle et de développement commercial du portefeuille de marques, etc. en plus de profiter directement à chacune des filiales, la mise en commun des moyens et des outils organisationnels favorise une culture entrepreneuriale de collaboration, encouragée par le groupe, qui amène les marques à amorcer des collaborations et des échanges entre elles de façon à être plus efficientes dans l’allocation de leurs propres ressources et dans l’utilisation de leurs compétences. C’est là l’avantage de confrérie, dont les marques tirent profit en fonction de leur maturité et selon leur degré d’intégration au groupe.

C’est ainsi qu’une jeune marque aux prises avec un problème épineux peut faire appel à une marque « grande sœur » pour obtenir des informations spécifiques, pour profiter de ses expériences antérieures, pour lui servir d’intermédiaire de confiance ou, plus simplement, pour utiliser ses moyens de production. La jeune marque sait que ces expertises, cette expérience et ces outils existent au sein du groupe et lui sont accessibles. Elle partage avec sa « sœur aînée » les avantages et les bienfaits de faire partie d’une famille dirigée par un parent qui nourrit les liens entre les membres de sa fratrie.


LIRE AUSSI : « Les conglomérats de l'industrie du luxe : l'avantage de confrérie leur est-il réservé ? »


Afin de préserver sa singularité tout en respectant l’ADN et le caractère unique de chacune de ses marques, le groupe doit toutefois limiter les échanges et les collaborations aux stricts aspects opérationnels et financiers. Les marques conservent leur liberté de mouvement dans leur marché respectif, où elles peuvent donner libre cours à leurs talents et s’adonner à des activités où elles excellent, notamment le design, la créativité et le marketing.


Notes

1 L’expression « avantage de groupe » rend fort bien en français la notion anglo-saxonne de corporate advantage.

2 Collis, D., et Montgomery, C. A., « Creating Corporate Advantage », Harvard Business Review, vol. 76, n° 3, mai-juin 1998, p. 70-83.

3 Goold, M., Campbell, A., et Alexander, M., « Corporate Strategy and Parenting Theory », Long Range Planning, vol. 31, n° 2, avril 1998, p. 308-314.

4 Labouze-Nasica, A., « 1 + 1 > 2 – Avantage parental, avantage de confrérie et processus d’influence du parent sur la création de valeur de la marque au sein des conglomérats multimarque de l’industrie du luxe », thèse de doctorat, HEC Montréal, 2015, 222 p.

5 Classification empruntée à Knoll, S., dans Cross-Business synergies – A Typology of Cross-Business synergies and a Mid-Range Theory of Continuous Growth synergy Realization, Berlin, Springer Science & Business Media, 2008, 389 pages. Voir aussi Ijaouane, V., et Kapferer, J.-N., « Developing Luxury Brands Within Luxury Groups – Synergies Without Dilution? », Marketing Review st. Gallen, vol. 29, n° 1, février 2012, p. 24-29.

https://www.kering.com/fr/groupe/decouvrez-kering/notre-strategie/

Reuters, « Versace, dernière icône de la mode italienne, passe sous pavillon étranger », article en ligne, Ici Radio-Canada, 25 septembre 2018.

8 https://www.kering.com/fr/groupe/decouvrez-kering/notre-strategie/