Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Les multinationales de l’industrie des produits de luxe réussissent à créer de la valeur ajoutée pour l’ensemble de leurs marques. Phénomène méconnu cependant, elles profitent aussi de la collaboration entre leurs propres marques. Examen de l’avantage de confrérie au sein des conglomérats du luxe.

Autrefois nébuleux, les mécanismes de création de valeur dans les grands groupes de l’industrie du luxe sont mieux connus de nos jours, et une simple formule les résume parfaitement : le tout est supérieur à la somme de ses parties. Comme dans une famille, le « parent » (le groupe) rassemble ses « enfants » (les marques) autour de lui et œuvre à stimuler leur épanouissement et leur croissance. C’est ce qu’on peut appeler l’avantage parental. À cela s’ajoute l’avantage de confrérie : les plus grandes marques (frères et sœurs aînés) aident les plus petites marques (cadets et cadettes) en collaborant avec elles, à la manière des membres d’une confrérie ou d’une fratrie. Si l’avantage parental crée une zone de confort pour toutes les marques d’un même groupe, l’avantage de confrérie, lui, permet à une marque particulière de s’adapter et de s’améliorer en puisant aux ressources et aux compétences d’une marque aînée plus mûre afin de constituer son propre bassin de ressources et de compétences, ce bassin pouvant être reconfiguré en cours de route, selon les besoins.


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Il arrive que, dans leur quête de croissance, des entreprises diversifiées craignent de voir leur culture collaborative se diluer : pour dissiper ces craintes, on doit alors créer et cultiver les conditions propices à la collaboration au sein de ces entreprises. De plus, si certains coûts non négligeables sont associés à l’avantage de confrérie, il convient d’en reconnaître les bénéfices et de composer avec ces coûts.

Le cœur de métiers, pivot des marques

Il est important de bien comprendre d’emblée la véritable nature de la diversification dans ce secteur d’activité si particulier. Ainsi, bien que les conglomérats de l’industrie du luxe proposent des gammes de produits diversifiées, leur offre s’adresse à une clientèle qui s’intéresse précisément à la part de marché occupée par ces gammes. La diversification ne doit donc pas s’interpréter en fonction des produits mais plutôt en fonction des compétences indispensables et de ce qu’on appelle le « cœur de métiers » à l’origine de leur production. Au sein de ces multi- nationales, on a très bien compris que le savoir-faire en matière de gestion des marques de luxe repose sur l’unité des métiers du domaine, c’est-à-dire les procédés et les méthodes de travail au sein d’un même groupe de produits de luxe. Des valeurs et des principes communs constituent à leur tour le fondement d’une culture d’entreprise forte tournée vers la créativité et vers l’excellence et intégrée comme telle par les marques du groupe.

La culture d’entreprise propre à ces grands groupes est avant tout au service de la perpétuation de traditions, qui remontent parfois à plusieurs siècles, et de savoir-faire artisanaux qui doivent beaucoup à certains patrimoines nationaux (France, Italie, Pays-Bas, etc.). Les groupes de luxe sont avant tout des gestionnaires chevronnés de marques qui gravitent autour d’un cœur de métiers ultra-spécialisés. Essentiellement, s’il veut créer de la valeur, un conglomérat doit donc procéder à l’acquisition ou à la vente de marques en tenant compte de la façon dont celles-ci correspondent au cœur de métiers qui le caractérise.

Sans ce noyau de compétences communes, il sera très difficile, pour les marques d’un même groupe, de profiter de l’avantage parental.


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La gestion des activités commerciales : souplesse et agilité

En toute logique, on retient de ce constat que les conglomérats du luxe doivent être constamment à l’affût des possibilités d’achat et de revente d’autres marques. En effet, ces entreprises ont l’immense faiblesse de ne jamais créer de nouvelles marques, celles-ci étant par définition ancrées dans la tradition et dans l’histoire. Un groupe connaîtra donc du succès s’il remplit ces deux conditions :

1- Dénicher et saisir les bonnes occasions qui se présenteront en tenant compte de leur degré de correspondance par rapport à son cœur de métiers ;

2- Faire preuve du discernement et de la discipline nécessaires pour se départir des activités sans perspectives attrayantes. Un excellent exemple est celui du groupe français LVMH qui, en 2005, a vendu la marque Christian Lacroix à un groupe américain, faute de potentiel de croissance à l’intérieur du groupe1.

Les conglomérats du luxe ont rapidement pris conscience du fait que toutes leurs marques ont à la fois des similitudes et des particularités et qu’ils doivent donc résister à la tentation d’uniformiser ou de simplifier leurs méthodes en adoptant une approche linéaire standard, ce qui risquerait de créer un effet de mimétisme ou d’amalgame entre les marques. L’examen sommaire des marques d’un même groupe permet de comprendre qu’elles n’ont pas nécessairement atteint le même stade de développement, selon leur degré d’intégration au groupe et selon la maturité qu’elles ont acquise dans leur marché respectif. S’il veut influencer positivement la création de valeur, le « parent » doit donc jouer un rôle assorti à la maturité de chacun de ses « enfants » et moduler son « approche parentale » en fonction des besoins de chacun d’eux. En d’autres mots, le groupe doit dépasser la simple gestion financière et faire preuve d’agilité dans la conduite de ses affaires.

On l’a vu, lorsqu’il s’agit d’optimiser les bienfaits de la complicité entre les membres d’une même famille de marques, les grands groupes de l’industrie du luxe doivent susciter et main- tenir, au sein de leur organisation, un climat qui favorise les échanges et la collaboration.

La gestion des marques selon leur maturité

L’avantage de confrérie : échange et collaboration

Bref, les possibilités ne manquent pas. Cette « cohabitation » et la proximité qu’elle suscite entre les marques contribuent au partage d’information et nourrissent l’intelligence collective. Toutefois, elles doivent concerner d’abord les aspects opérationnels et financiers, notamment le partage de certains procédés de gestion, l’amélioration des pratiques, la diffusion des réussites, etc., sans toucher à l’ADN de chaque marque, lui-même garant de l’identité et de l’unicité des produits. Ceci contribue encore une fois à protéger les marques d’un éventuel amalgame, celles-ci étant également en concurrence les unes contre les autres au sein d’un même conglomérat.Concrètement, cela peut se faire de plusieurs manières, notamment en ayant recours à divers canaux formels et informels à l’interne et en mettant à profit une culture d’entreprise où chaque marque a la latitude voulue pour aller chercher conseils et information auprès d’une autre marque du groupe. À l’instigation des dirigeants du groupe lui-même ou des responsables de chacune des marques, on peut organiser des rencontres de travail et de collaboration intermarques ainsi que diffuser des notes de service et des directives de la haute direction ou du PDG. On peut aussi prévoir des réunions et des conférences où seront abordées les questions d’ordre collectif grâce à divers moyens de communications internes (intranet, publication destinée au personnel, etc.), sans négliger la possibilité de créer un centre d’innovation conjoint ou un centre de formation pour les cadres.

Le groupe doit prôner une philosophie de gestion en vertu de laquelle les marques peuvent trouver des lieux de rencontre afin d’apprendre à se connaître, à échanger et à partager pour ensuite collaborer en fonction de leurs besoins. Une bonne illustration de cette philosophie est l’acquisition par le groupe LVMH, en décembre 2018, de la compagnie de voyages de luxe Belmond, qui possède ou exploite des hôtels, des trains et des navires de croisière sur les cinq continents. LVMH a alors indiqué avoir pour but de bénéficier de l’expertise de Belmond dans le domaine de l’hôtellerie de luxe afin d’ouvrir de nouvelles perspectives pour ses autres marques, en particulier celles qui sont actives dans la vente au détail, où une approche de type hôtelier offrirait le potentiel de rehausser le prestige en matière de service à la clientèle2.

Les quatre clés des conglomérats de luxe

  1. Disposer d'un cœur de métiers commun a toutes les composantes de l'organisation (groupe et marques),
  2. Faire preuve d'agilité dans la gestion des activités du groupe,
  3. Prendre en compte les particularités et les besoins de chaque unité commerciale (ou marque),
  4. Créer les conditions propices aux échanges et à la collaboration dans le groupe (effet de confrérie).

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Le meilleur des deux mondes

On voit donc que la façon de fonctionner des grands groupes de l’industrie des produits de luxe est riche d’enseignements : elle nous montre que les unités commerciales (les marques) d’une grande entreprise diversifiée peuvent créer et agir à l’intérieur d’un cadre financier et opérationnel commun, défini par l’entreprise, et dans un climat de collaboration tout en conservant leur liberté créative et le contrôle de leurs produits.

À l’instar de tout bon parent avec sa progéniture, un groupe doit jouer pleinement son rôle avec ses marques, rôle qui consiste à leur fournir un encadrement financier et opérationnel optimal tout en laissant chacune d’elles faire ce qu’elle fait de mieux de la façon qu’elle le veut; c’est l’avantage parental.

De leur côté, grâce à leurs collaborations croisées, les marques peuvent se consacrer à ce qui constitue leur raison d’être, c’est-à-dire la créativité et l’innovation ; c’est l’avantage de confrérie.


Notes

1 « Le Groupe LVMH cède la société Christian Lacroix », communiqué de presse en ligne, LVMH, 25 janvier 2005.

2 Voir à ce sujet « LVMH conclut un accord avec Belmond en vue de renforcer sa présence dans l’univers de l’hôtellerie d’exception », communiqué de presse en ligne, LVMH, 14 décembre 2018, et Danziger, P. N., « What the Belmond Acquisition Means for LVMH », article en ligne, Forbes, 16 décembre 2018.