Qu'il s'agisse de la récente pandémie ou, précédemment, de la récession de 2008-2009, les grandes crises ont mis en lumière la difficulté de concilier la performance des organisations et le bien-être des employés. Jonglant avec de nombreux défis, les gestionnaires doivent maintenant déployer les bonnes stratégies pour s’assurer que leur personnel évolue dans le meilleur environnement possible. Leur arme secrète? La compassion!

En 2008, dans la foulée de la crise financière, des scientifiques de différents horizons se sont réunis pour réfléchir à de nouvelles façons d’aborder l’économie et le fonctionnement des organisations. Ces experts ont présenté le fruit de leurs réflexions dans un ouvrage intitulé Caring Economics1, qui appelle à revoir nos pratiques de gestion. C’est ainsi que William George, professeur de management à l’Université Harvard et ancien PDG de Medtronic, a invité les gestionnaires à démontrer plus de compassion managériale afin de réconcilier les besoins humains et les besoins d’affaires, et ce, dans le but de bâtir une société plus équitable et plus durable.

Qu’est-ce que la compassion managériale?

Bienveillance, empathie, compassion : tousces mots résonnent dans nos têtes et laissent entendre un nouveau mode de gestion. Selon certains, l’empathie serait même la compétence de leadership la plus importante dans le contexte actuel2, car cette qualité aurait des effets positifs sur le travail des employés. Mais est-ce que la compassion et l’empathie vont de pair ? Comment peut-on favoriser une approche qui paraît un peu trop humaniste aux yeux de certains?

La compassion au travail est étudiée depuis plusieurs années. Elle consisterait en la capacité de reconnaître les difficultés ou la détresse des autres, de ressentir de l’empathie et de réagir à la souffrance exprimée par un employé3. Cependant, la compassion se distingue de l’empathie par la capacité du gestionnaire d’intervenir au bénéfice de son employé lorsque ce dernier vit des moments difficiles.

Prenons l’exemple de Geneviève, gestionnaire d’une équipe de développeurs de logiciels. Elle remarque que sa nouvelle recrue ne semble pas s’intégrer harmonieusement au groupe. En effet, Olivier ne manifeste pas autant d’enthousiasme et ne suit pas la même courbe d’apprentissage que les employés qui l’ont précédé. Les causes pouvant être nombreuses, Geneviève décide de le rencontrer afin de mieux comprendre ce qui se passe et de trouver avec lui des solutions. Au fil de la discussion, Olivier lui mentionne qu’il n’aime pas son poste autant qu’il l’aurait souhaité. Touchée par cette confession, elle évalue avec Olivier, sans jugement, les options possibles afin d’améliorer la situation. Ainsi, de nombreuses situations peuvent être abordées sous l’angle de la compassion managériale. Fort heureusement, un gestionnaire qui éprouve peu de compassion dans ses pratiques de gestion peut tout de même la développer4.

Les gestionnaires qui font preuve de compassion misent généralement sur les six caractéristiques suivantes5 : l’authenticité, l’intégrité, l’imputabilité, l’empathie, la présence et la dignité. Fait intéressant, tout le monde serait en mesure d’accroître sa capacité à exprimer de la compassion en accentuant l’utilisation de ces clés dans ses relations gestionnaire-employé.

Six clés pour manifester davantage de compassion 

Première clé : l’authenticité

L’authenticité réfère à la volonté du gestionnaire d’afficher sa vulnérabilité, et ce, en partageant ses heureuses (et malheureuses) expériences avec son entourage professionnel, sans nécessairement rechercher la validation de l’autre. En restant lui-même, de façon inconditionnelle, le gestionnaire authentique démontre une réelle et sincère compassion qui l’aide à maintenir la confiance avec l’employé. Cette confiance est fragile, mais peut être entretenue grâce à l’honnêteté et à la loyauté du gestionnaire.

Deuxième clé : l’intégrité

Un gestionnaire fait preuve d’intégrité en communiquant l’information, en transmettant ses motivations et ses objectifs à ses collègues de manière précise, rapide et transparente. De plus, il gère les désaccords uniquement auprès des individus concernés. Il rend ainsi chaque partie responsable de ses actions.

Troisième clé : l’imputabilité

Il s’agit d’une responsabilité professionnelle à laquelle le gestionnaire adhère. Plus important encore, ce dernier accompagne les employés afin qu’ils reconnaissent eux aussi leur part de responsabilité, peu importe les situations. Dans ces conditions, la compassion devient «une main de fer dans un gant de velours».

Sur le terrain, la responsabilisation des employés requiert du gestionnaire qu’il instaure des standards de performance, exprime des attentes claires, donne des rétroactions constructives et reconnaisse les succès des membres de son équipe. Au fond, l’imputabilité suppose une volonté d’entreprendre des discussions franches avec courage, d’appliquer les conséquences nécessaires et de promouvoir le sens des responsabilités.

Quatrième clé : l’empathie

L’empathie est la capacité à saisir la perspective de l’autre et à pouvoir se la figurer. Elle se manifeste par l’écoute attentive, en cherchant à comprendre et à clarifier les sentiments et les émotions de l’autre.

Cinquième clé : la présence

Le gestionnaire doit être conscient de ce qui l’entoure et vérifier régulièrement l’état des gens, en portant une attention particulière aux événements qui surviennent. Le simple fait de rester auprès d’une personne vivant un moment difficile, en lui mentionnant qu’elle n’est pas seule ou, même, en respectant ses silences, peut s’avérer un soutien inestimable.

Sixième clé : la dignité

L’intérêt et le respect qu’un gestionnaire accorde aux autres témoignent d’une profonde humilité. Cette caractéristique ajoute une part d’humanité au travail, et atteste de la reconnaissance de la contribution de chacun. Le gestionnaire peut faire preuve de dignité en créant pour les employés des manières de conserver leur estime d’eux-mêmes dans des situations éprouvantes, en leur offrant du soutien, en étant plus flexible ou en démontrant une compréhension toute personnelle de la situation.

En somme, la compassion se manifeste au quotidien par des gestes simples et concrets. Il s’agit de faire un pas vers l’autre, qui se sentira alors considéré. Ce ressenti, de pair avec la cohérence et la constance du gestionnaire, favorise la confiance et le respect dans l’organisation.

Les avantages et les inconvénients de la compassion au travail

Plusieurs études soutiennent que la compassion a le potentiel de favoriser l’engagement au travail, le bien-être, la performance et la santé mentale. Elle serait aussi utile pour réduire l’intention de quitter l’organisation et pour soulager la détresse chez les employés6.

De surcroît, elle encourage les employés à agir à leur tour avec bienveillance et respect. Cet effet a l’avantage de produire une culture du travail positive, de favoriser l’apprentissage tout en réduisant les comportements indésirables comme l’incivilité ainsi que les conflits.

Cependant, la valorisation de la compassion managériale peut rencontrer certains obstacles : les tâches assumées par les gestionnaires peuvent limiter la proximité de ces derniers avec leurs employés7, d’autant plus que la relation hiérarchique contraint l’expression de la compassion. Il faut donc s’assurer que les gestionnaires ont le temps de pratiquer la compassion, que celle-ci fait partie de la culture d’entreprise et que sa mise en œuvre est perçue favorablement.

Une pratique durable ou passagère?

Les moments de grande incertitude et de doute sont nombreux en affaires, et la compassion peut atténuer les effets négatifs des stresseurs environnementaux chez les employés. Une plus grande ouverture à la compassion se fait sentir depuis que la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle s’est estompée dans nos milieux de travail.

La compassion pourrait influencer le futur des interactions humaines dans les organisations et permettre une plus grande résilience dans les équipes. Des chercheurs suggèrent d’ailleurs aux entreprises d’élaborer des politiques de compassion et de promouvoir celle-ci comme faisant partie intégrante du rôle des gestionnaires8. La création de programmes de formation, de politiques de gestion ou d’accompagnement d’équipes en difficulté représente une piste à explorer dans le but d’intégrer la compassion au travail. Pour ce faire, il importe aussi de soutenir les gestionnaires dans l’adoption de ces comportements.

Les organisations sont plus que jamais sensibilisées aux enjeux liés à la santé mentale de leurs employés et aux effets que celle-ci peut avoir sur leurs performances. Il s’avère que la compassion managériale pourrait être une voie particulièrement innovante et intéressante à emprunter pour assurer le bien-être des équipes. Par ses nombreuses retombées et son accessibilité, cette pratique mérite qu’on s’y attarde.

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion


Notes

1- Singer, T., et Ricard, M., Caring Economics: Conversations on Altruism and Compassion, Between Scientists, Economists, and the Dalai Lama, New York, Picador, 2015, 240 pages.

2- Bower, T., «Empathy is the most important leadership skill according to research» (article en ligne), Forbes, 19 septembre 2021.

3- Dutton, J. E., Workman, K. M., et Hardin, A. E., «Compassion at work», Annual Review of Organizational Psychology and Organizational Behavior, vol. 1, n° 1, mars 2014, p. 277-304.

4- Neff, K., et Davidson, O., «Self-compassion: Embracing suffering with kindness», dans Ivtzan, I., et Lomas, T. (éd.), Mindfulness in Positive Psychology: The Science of Meditation and Wellbeing, Oxford, Routledge/Taylor & Francis Group, 2016, p. 37-50.

5- Shuck, B., Alagaraja, M., Immekus, J., Cumberland, D., et Honeycutt-Elliott, M., «Does compassion matter in leadership? A two-stage sequential equal status mixed method exploratory study of compassionate leader behavior and connections to performance in human resource development», Human Resource Development Quarterly, vol. 30, n° 4, décembre 2019, p. 537-564.

6- Eldor, L., «Public service sector: The compassionate workplace – The effect of compassion and stress on employee engagement, burnout, and performance», Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 28, n° 1, janvier 2018, p. 86-103.

7- Detchessahar, M., «Santé au travail – Quand le management n’est pas le problème, mais la solution», Revue française de gestion, vol. 5, n° 214, 2011, p. 89-105.

8- Pedersen, K. Z., et Roelsgaard Obling, A., «Organising through compassion: The introduction of meta-virtue management in the NHS», Sociology of Health & Illness, vol. 41, n° 7, septembre 2019, p. 1338-1357.