La généralisation du télétravail complique la création et le maintien d’une culture partagée au sein des organisations. La confiance devient l’une des premières victimes de cette dispersion des employés. Comment les leaders peuvent-ils la protéger?

La pandémie de COVID-19 a provoqué une vaste refonte du travail axée sur le télétravail et les interactions numériques. La pénurie de main-d’œuvre amplifie cette situation. Afin de conserver leurs employés, les organisations adoptent des approches flexibles, notamment en matière d’horaires et de lieux d’exécution des tâches.

Cette évolution rapide et souvent peu maîtrisée complique le maintien d’un climat de confiance dans les organisations. «Il y a deux types de confiance importante dans les entreprises : la confiance dans les capacités et les compétences, et la confiance dans la personnalité, explique Heidi K. Gardner, membre émérite de la Harvard Law School et cofondatrice de la firme Gardner & Co. Le télétravail rend plus difficile d’établir ces deux types de confiance.»

Les gestionnaires évaluent leurs employés en les observant à l’œuvre ou en se fiant à l’opinion de personnes en lesquelles ils ont déjà confiance. Or, en télétravail, les occasions d’observer le personnel sont moins nombreuses.

Loin des yeux, loin du coeur

Cette absence d‘interaction en personne n’est pas compensée par les contacts informels constants qui allégeaient autrefois les tensions et renforçaient les liens interpersonnels. Éric Brunelle, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, admet que les salariés dont l’autonomie augmente en raison du télétravail peuvent y voir une marque de confiance de leur employeur, ce qui les responsabilise et les mobilise envers l’entreprise.

«Cependant, ce qui forge l’identité et la culture d’une organisation découle en grande partie des expériences vécues ensemble par les employés et les leaders, ajoute-t-il. Or, il y en a beaucoup moins qu’avant.»

Éric Brunelle croit que cela affecte moins une équipe dont la collaboration fréquente favorise le maintien d’une culture, même en mode hybride. «Cependant, dans les équipes ou les services qui interagissent moins directement, ces liens peuvent devenir plus distants, au risque de créer des vases clos dans l’organisation ou de voir émerger plusieurs sous-cultures distinctes», prévient-il.

Sa collègue Joé T. Martineau, professeure agrégée au Département de management de HEC Montréal, craint, quant à elle, les répercussions qu’aura l’éloignement des travailleurs sur le développement et le maintien de la culture organisationnelle, et même sur leurs comportements éthiques. Elle rappelle que la proximité génère de l’empathie, à la fois envers son organisation et ses collègues. À l’inverse, la distance peut éroder le sens d’une mission partagée et l’engagement envers l’entreprise, voire la loyauté.

«L’éloignement peut augmenter chez certains le risque de comportements moins intègres ou moins loyaux à l’égard de l’entreprise, croit-elle. La distance peut déculpabiliser les travailleurs par rapport à certains agissements, comme du vol de temps de travail. Il est plus difficile d’inculquer des valeurs organisationnelles à des gens qui se retrouvent isolés dans leur sphère personnelle.»

Dossier Confiance

L’excès de contrôle tue la confiance

Ainsi, plusieurs facteurs compliquent l’instauration et le maintien à distance d’un climat de confiance dans une organisation. Comment surmonter ces obstacles? Marc Cohen, professeur de management et de philosophie à l’Université de Seattle, note que de nombreux gestionnaires se demandent comment faire confiance à des employés qu’ils ne voient plus. Ils ont alors recours à de nouvelles manières d’exercer de la surveillance : analyse du contenu des courriels et des messages internes, captures d’écrans à intervalles réguliers, utilisation de la caméra pour épier le travailleur, etc. Se comporter ainsi est une erreur, selon lui.

Ce monitorage constant frustre les travailleurs et crée une relation purement transactionnelle avec l’employeur. Le salarié fait alors le minimum qui lui permet d’éviter une sanction. «Il sent bien qu’on ne lui fait pas confiance et il risque de ressentir la même chose envers son organisation, note Marc Cohen. Sans compter qu’il cherchera naturellement des moyens d’échapper à cette surveillance.» Certains, par exemple, installent un deuxième ordinateur personnel dans leur bureau et l’utilisent pendant la journée pour naviguer à l’abri des regards du patron.

«Les gestionnaires doivent apprendre à faire confiance, plutôt que d’inventer de nouvelles formes de contrôle, propose le professeur. Ils doivent surtout se demander comment ils peuvent changer la culture organisationnelle grâce à cette confiance envers leurs employés.»

Il rappelle que de nombreuses études ont démontré que la créativité, la productivité et l’engagement ont tendance à croître lorsqu’on accorde de l’autonomie aux travailleurs, et que c’est l’inverse qui se produit quand on augmente la surveillance.

Inspirer confiance

Heidi K. Gardner invite les leaders à discuter ouvertement de la confiance avec leurs employés et à s’inspirer de leurs idées. «Les gestionnaires croient souvent qu’ils doivent trouver toutes les réponses, déplore-t-elle. C’est faux. Pour relever les défis actuels, ils peuvent coconstruire les solutions avec leurs salariés. Et ces exercices de co-construction eux-mêmes développent la confiance au sein de l’organisation.»

Elle conseille d’éviter les systèmes formels qui nuisent au maintien de la confiance entre les travailleurs. C’est le cas, par exemple, des programmes qui placent les employés en concurrence les uns avec les autres pour l’obtention de récompenses accordées en fonction de la performance. Au contraire, les leaders devraient toujours célébrer l’équipe et non des héros individuels, et encourager la reconnaissance de l’ensemble des contributions.

Les leaders doivent aussi incarner la confiance. «On ne contrôle pas le fait que les autres soient dignes de confiance ou non, mais on peut s’efforcer de se montrer soi-même digne de confiance et donner le signal clair qu’il s’agit d’une valeur essentielle pour l’organisation, notamment en s’assurant que nos actions et les processus organisationnels reflètent cette valeur», ajoute Heidi K. Gardner.

Maintenir la bienveillance

La solution consisterait donc en quelque sorte à établir un leadership éthique et bienveillant. Lyse Langlois, professeure titulaire au Département des relations industrielles de l’Université Laval, effectue des recherches sur ce sujet depuis la fin des années 1990. Elle accorde énormément d’importance au rôle du leader. «Il se trouve en situation de pouvoir; il est ainsi en mesure de créer un environnement propice ou défavorable à l’éthique et à la confiance», souligne-t-elle.

Au fil de ses travaux, la professeure a noté certains traits communs aux organisations qui mettent de l’avant un leadership bienveillant, comme le fait de préférer les interventions positives aux sanctions, de miser sur l’autonomie des gens et de créer beaucoup d’espaces de dialogue. Mais elle admet que les nouvelles formes de travail hybride remettent en question certains éléments qui se trouvaient au cœur du leadership éthique, tels  la reconnaissance, la sécurité psychologique et le soutien des collègues.

Comment manifester de la reconnaissance à ses employés quand il devient difficile d’organiser un lunch ou inutile de placer une note sur un babillard pour souligner un bon coup ? Quel est l’impact sur la sécurité psychologique d’une intensification de la surveillance à distance avec, par exemple, des logiciels espions? Quel effet à long terme aura l’isolement des travailleurs ?

«Beaucoup d’éléments d’une organisation éthique et bienveillante sont à repenser dans un contexte radicalement différent, prévient-elle. Les gestionnaires doivent impérativement adapter leurs façons de faire.»

Communication active

Les leaders devraient par ailleurs accorder plus d’importance aux moments où les gens se rendent au bureau. «Si on va au bureau et qu’on y passe la journée en vidéoconférence, ça ne donne pas grand-chose, avance la professeure Martineau. On doit utiliser ces moments pour renforcer les liens entre les collègues et faire ressortir nos valeurs organisationnelles.»

De la même manière, elle estime que les dirigeants doivent eux-mêmes passer du temps, formel et informel, au bureau. Ils montrent ainsi que cela demeure un aspect important du travail. «C’est le vivre ensemble et la proximité qui créent de l’empathie et de la confiance», insiste-t-elle.

Les gestionnaires doivent prendre conscience du fait que le télétravail exige de renforcer plus activement la culture organisationnelle. «Les leaders doivent nommer les valeurs de l’entreprise plus souvent qu’avant et de manière plus explicite, afin que les gens ne les perdent jamais de vue ; ils doivent aussi multiplier les occasions d’échanger sur la signification de ces valeurs pour chacun», conseille pour sa part Éric Brunelle.

Les gestionnaires peuvent aussi afficher des attentes par rapport au télétravail, comme le maintien de la qualité du travail, de la disponibilité, de certaines attitudes, etc. «Baliser les critères qui font qu’on est digne de confiance représente le meilleur moyen – à distance – de créer et de maintenir la confiance, explique-t-il. Des critères objectifs brisent le piège des impressions, qui peuvent se révéler fausses en raison d’un manque d’information.»

Tous les intervenants s’accordent sur l’importance du rôle que le leader joue dans l’instauration et l’entretien d’un climat de confiance. Mais il n’est pas seul : il peut s’appuyer sur ses employés pour inventer des façons d’y arriver qui correspondent aux défis de notre époque.

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion