Le métavers pourrait devenir le prochain eldorado de la croissance économique. Les GAFAM et les entreprises chinoises y engouffrent des sommes faramineuses. Pour se tailler une place dans cet univers, le Québec devra travailler en équipe et miser sur ses forces.

Plus de 120 milliards de dollars américains ont été consacrés à l’élaboration du métavers entre janvier et mai 2022, selon la firme McKinsey. C’est deux fois plus que pour toute l’année précédente. Ces investissements proviennent en grande partie des GAFAM, ces géants du Web qui sont soucieux de prolonger dans le métavers le contrôle qu’ils exercent sur Internet.

Certains États s’y mettent aussi. Le gouvernement sud-coréen a récemment dédié 187 millions de dollars américains à la création de son propre de métavers. Son objectif : développer une plateforme au profit des industries et du milieu de l’éducation et de la recherche du pays. La capitale, Séoul, teste actuellement la plateforme Metaverse Seoul, qui combine des jumeaux numériques (la représentation virtuelle d’un objet réel) et la réalité virtuelle.

En février dernier, le gouvernement chinois annonçait son appui à un Comité de l’industrie du métavers composé de 17 entreprises soutenues par l’État, une initiative de China Mobile. Ses géants technos comme Tencent, Alibaba et ByteDance investissent dans ces nouvelles technologies. Du côté européen, la Banque européenne d’investissement et plusieurs pays de l’Union européenne ont engagé 3,9 milliards de dollars américains dans la croissance des industries connexes au métavers.

Par le passé, le Québec a montré sa capacité à construire des pôles intéressants dans des secteurs de pointe (jeux vidéo, IA, effets spéciaux). Mais la province a parfois été à la traîne dans l’adoption de changements technologiques majeurs comme le commerce électronique. Comment s’assurer de ne pas rater le bateau du métavers?

Définir le métavers

«Le Québec possède plusieurs atouts pour tirer parti du développement du métavers, notamment son expertise de pointe dans plusieurs domaines comme les jeux vidéo, l’intelligence artificielle (IA), la réalité virtuelle, le culturel et l’événementiel, indique Laurent Simon, professeur titulaire au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal. Cependant, nous devons demeurer réalistes : nous ne disposons pas des mêmes moyens que les États- Unis ou la Chine.»

Le professeur voit le Québec devenir un lieu de création qui contribuera à animer le métavers, même si celui-ci reste fermé et centralisé, à l’image du projet de Mark Zuckerberg. «Cela n’empêche toutefois pas le Québec de militer et de soutenir l’avènement d’un métavers décentralisé et ouvert, qui repose sur des valeurs différentes de celles des GAFAM, avance-t-il. Un métavers qui constituerait une plateforme de création, plutôt qu’un simple marché peuplé de boutiques 3D.»

Plusieurs pionniers québécois du métavers ont signé le Manifeste du métavers québécois, dont Alexandre Teodoresco, directeur du centre de création Les 7 Doigts, Bertrand Nepveu, cofondateur et associé chez Triptyq Capital, et Harold Dumur, présidentdirecteur général d’OVA. Cette déclaration invite les acteurs de l’industrie à emprunter une voie commune. Elle propose également certains gestes que le gouvernement du Québec et le secteur privé pourraient poser pour appuyer le développement de cette industrie, comme la création d’un fonds d’expérimentation, un soutien aux emplois stratégiques, l’intégration des enjeux et du langage du métavers dans les programmes d’éducation et l’adoption d’un plan stratégique.

«Le métavers reste très embryonnaire; c’est donc le bon moment pour nous positionner, rappelle Bertrand Nepveu. Cela coûtera beaucoup plus cher si on attend trop longtemps.»

Mais ce n’est pas qu’une question d’argent. La définition de ce que deviendra exactement le métavers demeure très ouverte. L’un des débats les plus corsés oppose les partisans de plateformes fermées et centralisées, comme Meta, et les promoteurs d’un métavers ouvert et décentralisé. «Si nous laissons les grands joueurs technologiques agir seuls, nous nous retrouverons vite esclaves de leur vision et de leurs valeurs, un peu comme c’est le cas actuellement avec les médias sociaux», prévient Bertrand Nepveu.

Le manifeste québécois défend un métavers ouvert, interopérable, accessible au plus grand nombre, inclusif et culturellement riche qui favorise la collaboration et la créativité pour résoudre les problèmes du monde réel. Il appelle aussi de ses vœux l’avènement d’une plateforme québécoise.

Dossier Métavers

Miser sur nos forces

Nicolas Marullo, PDG de l’agence de marketing Cinco, a une vision un peu différente de celle de Bertrand Nepveu. Son agence est déjà considérée comme une experte mondiale du métavers, notamment en raison de son xSpace, qui sert entre autres de passerelle vers ces nouveaux espaces virtuels.

«Il n’y aura pas de métavers québécois, lance-t-il. Le Québec n’a pas les moyens de rivaliser avec les GAFAM et les entreprises chinoises dans la construction de l’infrastructure du métavers.»

Selon lui, le Québec trouvera plutôt sa place dans la création de contenu et de fonctionnalités à l’intérieur du métavers. Il jouit d’une bonne réputation à l’international dans plusieurs industries comme la 3D, les jeux vidéo, l’IA, la création de contenu, etc. «Nous devons miser sur nos forces, croit-il. En ce moment, les entreprises se demandent comment utiliser le métavers à leur avantage, comment s’y exprimer. Le Québec peut devenir un joueur important dans ce domaine.»

Nicolas Marullo rejoint toutefois Bertrand Nepveu dans sa volonté de fédérer les efforts des entreprises et des créateurs québécois, et dans son appel à un soutien décisif du gouvernement québécois. « Le métavers, c’est énorme, c’est comme un deuxième Internet qui arrive, souligne Nicolas Marullo. L’État doit absolument investir là-dedans. Nous n’avons peut-être pas l’argent pour développer l’infrastructure du métavers, mais nous avons tout ce qu’il faut pour définir ce qu’on y trouvera.»

Une mentalité de pionnier

Quel rôle, donc, pour le gouvernement québécois? «Il doit contribuer au développement des outils, de la recherche et de la formation liés au métavers et à l’avènement de la prochaine génération d’entrepreneurs de cette industrie», résume Alexandre Teodoresco, qui se dit conscient de la complexité des décisions à prendre. Sur le plan des technologies, par exemple, certains soutiennent que la réalité virtuelle sera reine dans le métavers, alors que d’autres croient plutôt à la réalité augmentée. Comment, alors, choisir des investissements judicieux?

«Soutenir l’innovation comporte toujours une part de risque, reconnaît Alexandre Teodoresco. Nous devons accepter les échecs et surtout, miser sur la diversification, en espérant que quelques très bons coups compenseront les insuccès.»

Alexandre Teodoresco compte notamment sur l’État pour appuyer la création de lieux où les entreprises issues de l’ensemble de l’économie pourront expérimenter et se familiariser avec des technologies comme la 3D, les capteurs de mouvements, la réalité virtuelle ou encore la réalité augmentée. C’est d’ailleurs l’objectif de son LAB7, qui permet d’utiliser des technologies de capture de mouvements, un moteur de jeux vidéo et des intégrateurs scéniques afin d’imaginer des espaces de diffusion de spectacles hybrides entre le réel et le virtuel.

Louise Murray, PDG de Lemuria Dreamer, en Californie, et associée de Triptyq Capital, invite surtout le gouvernement, les entrepreneurs et les chefs d’entreprise québécois à se montrer audacieux. «Nous devons avoir une mentalité de pionniers et veiller à développer de la propriété intellectuelle et de la virtuosité, soutient-elle. C’est cela qui a de la valeur. Pas seulement offrir des services ou du savoir-faire.»

Selon elle, si les entreprises québécoises ne se voient que comme des fournisseurs de service, elles risquent de se faire damer le pion par des concurrents étrangers peut-être un peu moins efficaces, mais beaucoup moins chers. Elles pourraient aussi perdre leurs meilleurs talents au profit de firmes plus ambitieuses. «Le Québec performe bien dans le développement de ses savoirfaire, mais beaucoup moins dans leur commercialisation», déplore-t-elle.

C’est justement pour soutenir les jeunes pousses qui souhaitent commercialiser leurs innovations que Bertrand Nepveu a lancé Triptyq Capital en juin 2022, en collaboration avec Guillaume Thérien et Charles Sylvestre. Doté de 40 millions de dollars, il est devenu le premier fonds de capital de risque québécois dédié aux entreprises en démarrage qui développent des solutions technologiques pour les industries créatives.

«Il y a un grand défrichage à réaliser pour explorer les technologies et les usages possibles du métavers, et nous devons l’accomplir ensemble», conclut Bertrand Nepveu.

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion