Les conversations autour de l’avènement du métavers oscillent généralement entre un enthousiasme débridé et une paranoïa technophobe. La réalité, qu’elle soit virtuelle ou augmentée, devrait plutôt se situer quelque part entre les deux.

L’idée d’évoluer de manière persistante dans un univers virtuel ne date pas d’hier. Depuis déjà vingt ans, par exemple, les participants de Second Life mènent une existence par procuration, grâce à un avatar qui effectue des rencontres, magasine, suit des cours, a des relations sexuelles et peut même se marier. Mais cela se limitait à une minorité de la population.

Le métavers promet de démocratiser ce type d’expérience, mais surtout d’en décupler les possibilités. «La nouveauté, c’est la capacité de vivre une expérience immersive très forte en combinant de nouvelles technologies comme la 5G, des lunettes virtuelles très performantes ou encore les technologies haptiques, qui simulent le sens du toucher et du mouvement», explique Dave Anctil, professeur de philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf et chercheur affilié à l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique (OBVIA) à l’Université Laval.

Le chercheur voit dans le métavers la manifestation d’une aspiration humaine immémoriale. Des dieux mythologiques à The Matrix, en passant par Homère et Donjons et dragons (D&D), nous avons toujours cherché à interpréter notre monde et à créer des univers imaginaires. «La différence, c’est que dans D&D, nous imaginons le château, alors que dans le métavers, nous pourrons le voir, le toucher et y circuler, d’une manière très réaliste, poursuit le professeur. Mais c’est une continuité, pas une rupture.»

L’informaticien et philosophe français Jean-Gabriel Ganascia, professeur à la Faculté des sciences de Sorbonne Université, analyse les choses sous un autre angle. Certes, il admet que l’humain a toujours éprouvé le désir d’imaginer des univers et des vies parallèles. C’est ce qui a donné naissance aux arts, notamment à la littérature et au cinéma. «Mais ce que les GAFAM nous promettent actuellement avec le métavers consiste moins à créer des mondes imaginaires qu’à simplement dupliquer le réel, estime l’auteur de l’ouvrage Servitudes virtuelles1. On pourra magasiner, visiter un musée ou participer à une rencontre de travail sans sortir de chez soi. On n’est pas dans l’imaginaire.»

Un enjeu politique

Les bienfaits et les risques associés au métavers dépendent étroitement de ceux qui le construiront. «L’avenir du métavers constitue une question politique, mais on l’aborde très rarement sous cet angle, déplore Dave Anctil. Depuis plus de trente ans, les États, sauf la Chine, laissent les GAFAM développer le numérique à leur guise. Cela confère à ces derniers un pouvoir démesuré sur la définition des technologies et donc, sur leurs effets sur nos sociétés.»

En 1999, Lawrence Lessig publiait un ouvrage sur la différence entre les lois dans le monde physique et dans l’univers virtuel2. Fort de la formule devenue célèbre «Code is Law», il rappelait que dans le cyberespace, ce sont les programmeurs qui déterminent les règles. Ils décident de ce qui peut être expérimenté, du degré de protection de la vie privée, des paroles qui peuvent être prononcées ou qui sont censurées, des informations qui seront publiques ou restreintes, de qui voit quoi, etc.

«Si Internet se fond dans un métavers centralisé et contrôlé par une seule entité, celle-ci héritera d’un pouvoir considérable, craint Jean-Gabriel Ganascia. Si le métavers est géré comme les médias sociaux, où l’objectif consiste à exciter les passions, même négatives, pour favoriser une utilisation accrue et les échanges entre les participants, les conséquences politiques et les risques de manipulation et de désinformation seront énormes.»

Le royaume de l’influence

Abandonner le métavers aux mains des seuls GAFAM fait donc craindre l’éclosion d’un espace purement commercial dans lequel la manipulation régnera en maître. «Le marketing maîtrise très bien les techniques de persuasion psychosociales, et l’arrivée des mégadonnées, des algorithmes ou du pistage en ligne laisse encore plus de place qu’avant à des manipulations, souligne David Crête, professeur de marketing à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Le métavers pourrait décupler cette tendance grâce à des tas de nouvelles données sur nos comportements, sans que les gens s’en rendent vraiment compte.»

La lanceuse d’alerte Frances Haugen, ancienne employée de Facebook (Meta), s’est elle-même inquiétée des risques d’espionnage liés au métavers, qui pourraient multiplier la présence de «capteurs» ou de «micros» dans l’environnement de ses utilisateurs, notamment dans un contexte de travail.

David Crête craint que les progrès du numérique ne concrétisent de plus en plus la thèse du philosophe allemand Hans Jonas, qui estimait dès 1979 que les promesses de la technologie moderne s’étaient transformées en menaces. «Il ne s’agit pas de condamner en bloc le métavers, mais de l’analyser avec un recul et un esprit critique, nuance-t-il. À quels besoins répond-il vraiment? Quelles nouvelles vulnérabilités risque-t- il de générer? Comment l’encadrer?»

Dossier Métavers

De nouveaux dilemmes moraux

Les relations dans un univers virtuel deviennent plus ambiguës et appellent à une redéfinition de certaines valeurs morales et de certaines lois. «Chaque contexte d’utilisation du métavers suscitera des enjeux très différents, avance Martin Gibert, chercheur en éthique de l’intelligence artificielle à l’Université de Montréal. Regarder un concert, participer à une formation, jouer à un jeu ou vivre une expérience érotique: toutes ces activités soulèveront de nouvelles questions morales.»

Le métavers sera peuplé d’avatars contrôlés par des humains, de personnages animés par l’IA et d’autres qui seront hybrides. Les participants devraient-ils toujours savoir qui est un humain et qui ne l’est pas? Certains participants pourront-ils rester invisibles? Comment les personnages non joueurs (PNJ) devraient-ils se comporter et que pourrait-on leur faire subir?

«Certaines recherches se sont déjà penchées sur les changements de comportement et les dilemmes moraux qu’on rencontre dans les univers virtuels, indique Martin Gibert. Les résultats soulèvent beaucoup de questions.»

Ainsi, des recherches ont démontré que les joueurs jugent généralement plus condamnable de tuer des animaux virtuels que des humains virtuels. Dans un univers virtuel, ils acceptent aussi plus facilement de trucider des humains que de s’adonner à la pédophilie. Pourtant, ni les animaux ni les personnages humains, adultes ou enfants, n’existent vraiment dans ces univers, et le meurtre à répétition n’est en réalité pas plus acceptable moralement que la pédophilie. Donc, quels mécanismes président à la création de ces nouvelles organisations de valeurs morales?

Sans compter que les humains amènent leurs travers dans le métavers. L’une des premières femmes à tester la plateforme métavers de Meta a rapidement été harcelée sexuellement par d’autres participants. «Cela pose la question des outils techniques dont les gens disposeront pour se protéger, mais aussi de la mise à niveau du droit, qui pourrait peiner à statuer sur une expérience négative vécue dans un monde virtuel, alors que la victime se trouve dans son salon», poursuit Martin Gibert. D’autres aspects du droit pourraient être bouleversés, comme la propriété intellectuelle, la définition de la personnalité juridique ou les responsabilités civiles, criminelles et professionnelles.

Reprendre le contrôle

Le métavers suscite également des espoirs. La réalité virtuelle et la réalité augmentée pourraient améliorer grandement la vie de personnes souffrant de limitations physiques importantes, de difficultés de socialisation ou de problèmes de santé mentale. Elles servent déjà dans le traitement des troubles du stress post-traumatique, ainsi que dans la formation et l’entraînement.

La question n’est donc pas tant de décider si le métavers est bon ou mauvais, mais de savoir comment l’encadrer pour que les promesses l’emportent sur les menaces. Pour y arriver, nous devrons surtout le comprendre. Dave Anctil appelle de ses vœux une augmentation du financement de la recherche sur tous les aspects que le métavers touchera.

«Ne laissons pas les géants technologiques expérimenter sur nous, réclame-t-il. Prenons la responsabilité d’étudier dès maintenant comment ces univers virtuels modifieront nos comportements, nos interactions et notre manière de commercer.»

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion


Notes

1- Ganascia, J.-G., Les servitudes virtuelles, Paris, Éditions du Seuil, 2022, 277 pages.

2- Lessig, L., Code: And Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999, 320 pages.