Article publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

Nous avons longtemps cru qu’assurer la relève en entreprise familiale revenait à former un successeur avant que le dirigeant ne se dirige vers la sortie. Or, il s’avère que la réalité actuelle est tout autre. Avec l’espérance de vie qui s’accroît, plusieurs générations cohabitent désormais au sein d’une même société pendant des décennies. Partager le pouvoir tout en préservant l’harmonie familiale constitue alors leur principal défi. Voici quelques clés pour y parvenir.

Les courbes démographiques occidentales ont changé. Les leaders restent actifs plus longtemps. Nos cycles de vie ont augmenté d’environ dix ans et notre trajectoire n’est plus aussi linéaire qu’auparavant : nous avons nos enfants plus tard, nous retournons parfois aux études, nous fondons des deuxièmes familles et en reconstituons d’autres. Cette réalité a des incidences majeures sur la structure des entreprises familiales. Certains dirigeants restent notamment en poste jusqu’à l’âge de 75 ou 80 ans, si bien que leurs enfants sont dans la cinquantaine au moment où leurs petits-enfants font leur entrée sur le marché du travail.

Résultat : si les entreprises familiales ne réussissent pas à composer avec cette réalité multigénérationnelle, les répercussions risquent d’être très néfastes pour leur bon fonctionnement et… pour l’économie. En effet, à ce chapitre, rappelons que les entreprises familiales représentent plus de 85 % des entreprises à l’échelle mondiale et quelque 90 % d’entre elles en Amérique du Nord. Il devient donc impératif d’apprendre à travailler ensemble et, surtout, de comprendre que le transfert d’entreprise passera désormais par cette gestion multigénérationnelle.


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Des systèmes tissés très serré

Lorsqu’on intervient dans des entreprises familiales, une évidence s’impose : leur réussite ne dépend pas uniquement de ce qui survient au sein de l’organisation. Il faut tenir compte de tous les acteurs qui gravitent autour de l’organisation. Puisque tous ces intervenants peuvent influencer la qualité et la pérennité de l’entreprise, il s’avère essentiel d’en tenir compte.

À titre d’exemple, si un membre de la famille traverse une mauvaise passe, tout le système va s’en ressentir, et ce, même si cette personne ne travaille pas au sein de l’organisation. Il peut s’agir d’un enfant malade, d’un cas de séparation, etc. Ainsi, en entreprise familiale, on jongle constamment avec trois dimensions : la prospérité de l’entreprise, les aspirations personnelles et l’harmonie familiale. Malheureusement, on ne tient pas suffisamment compte de ces trois aspects dans les entreprises. La plupart concentrent uniquement leurs efforts sur la prospérité. Or, si on accorde la priorité à la croissance au détriment de la famille, les conséquences peuvent, au final, être très néfastes pour l’organisation.

Pour mieux comprendre l’interdépendance entre ces trois aspects dans une entreprise familiale, plusieurs experts utilisent le modèle des trois cercles élaboré par John Davis, chercheur à la Harvard Business School. Cet outil de diagnostic permet de déterminer la place qu’occupe chacun des acteurs dans le système. Cette analyse aide à prévoir et à expliquer leurs aspirations, leurs craintes et leurs comportements, souvent liés aux avantages et aux inconvénients inhérents à leur position.

Pas de recette unique

L’exercice des trois cercles révèle notamment à quel point chaque famille a son propre ADN, c’est-à-dire sa dynamique particulière, déterminée par les valeurs, les croyances, la culture, les règles et les caractéristiques de la société où elle évolue. À titre d’exemple, au Moyen-Orient, la charia dicte plusieurs décisions entrepreneuriales. Les lois, à la fois civiles et religieuses, auront donc une incidence directe sur le transfert du patrimoine familial.

De nos jours, les entreprises familiales doivent également faire face à de toutes nouvelles réalités : familles reconstituées, prolongement de la vie active, ascension des femmes à des postes de direction, souci accru de conciliation du travail et de la famille, etc. Ces particularités ajoutent à la complexité du processus. Le travail jusqu’à un âge très avancé s’accompagne aussi de nouvelles problématiques telles que l’apparition de maladies dégénératives chez les dirigeants. Et comme ce type de maladie apparaît, en règle générale, très graduellement, certaines situations peuvent devenir critiques, entre autres lorsque, soudainement, certaines décisions semblent moins cohérentes ou plus discutables. Chaque famille doit donc apprendre à composer avec sa propre réalité.

Un autre élément à examiner : non seulement les entreprises familiales évoluent dans trois sous-systèmes – ou cercles – distincts mais chacune d’elles subit aussi les influences de ses propres cycles de vie. Cette réalité constitue d’ailleurs la grande complexité de ces organisations. Ainsi, un fondateur de 65 ans n’aura pas les mêmes aspirations que sa petite-fille nouvellement recrutée. En parallèle, une entreprise qui tente de survivre dans un secteur en déclin n’aura pas à affronter les mêmes défis qu’une société en démarrage dans un secteur en forte croissance.

Ainsi, l’expérience nous apprend qu’il n’existe pas une seule façon de réussir un transfert d’entreprise. Chaque famille doit adopter le meilleur plan selon son histoire, l’évolution de son entreprise et la progression de son domaine.

Dans un contexte où de plus en plus de familles travaillent en mode multigénérationnel pendant plusieurs années – voire des décennies –, il devient d’autant plus important d’adopter les meilleures pratiques afin de préserver l’harmonie familiale.

Partager le pouvoir et l’autorité

Comme plusieurs facteurs doivent être considérés dans ce processus, il faut d’abord ouvrir le dialogue et se poser les bonnes questions avant que la vie ne nous y contraigne (décès, maladie, conflits). Voulons-nous travailler ensemble ? Comment entrevoyons-nous l’avenir ? Voulons-nous vendre l’entreprise pour investir dans un nouveau secteur ? Malheureusement, encore trop peu de familles en affaires amorcent ce type de discussions en amont, ce qui les amène à prendre des décisions hâtives – et souvent beaucoup moins heureuses – lorsque la tempête survient. D’où l’importance d’engager la conversation et de mieux planifier.

quelques statistiques

Illustration: Istock

En tout premier lieu, il faut s’interroger sur le partage des pouvoirs et de l’autorité. Qui jouera quel rôle et qui sera responsable de quoi dans l’organisation ? Quelles structures de gouvernance devront être mises en place pour bien préparer la génération montante et favoriser les discussions ? Comment assurer la croissance de l’entreprise tout en favorisant le développement et l’épanouissement de chacun ? Ces questions sont d’autant plus cruciales dans un contexte où les dirigeants restent de plus en plus longtemps en poste et où la génération montante aspire à prendre part aux décisions.

Fort heureusement, les chefs d’entreprise actuels entretiennent généralement de meilleures relations avec leurs enfants. Cette dynamique se traduit souvent par des structures moins hiérarchisées et par une ouverture plus grande à écouter la génération montante, à tenir compte de son point de vue et à lui faire davantage confiance. On parle aujourd’hui davantage de règne conjoint, de travail en collégialité et de cocréation multigénérationnelle. La famille travaille alors de concert afin de faire croître l’entreprise en misant sur les forces de chacun.

Ainsi, pour maintenir l’harmonie, il est primordial que la génération aux commandes ait suffisamment confiance dans les capacités et les compétences de la génération montante pour lui déléguer graduellement certains pouvoirs. En contrepartie, il faut aussi que la génération qui occupe depuis longtemps les postes de direction puisse encore se sentir utile et n’ait pas l’impression d’être laissée de côté. Chacun doit y être valorisé en contribuant au développement de l’entreprise. Cette transition est extrêmement délicate et requiert beaucoup de respect. Pour fonctionner, cette relation doit être bidirectionnelle et fondée sur la confiance mutuelle. L’un doit apprendre de l’autre ; l’un doit gagner de l’autre.

Autre condition à respecter : il faut aussi nommer les bonnes personnes aux bons postes. Ce n’est pas parce que c’est mon enfant qu’il aura nécessairement les capacités et les compétences pour diriger. Et, comme parents, nous sommes beaucoup trop subjectifs pour bien évaluer le potentiel de nos enfants. Pour nous aider à faire des choix plus judicieux, il est préférable de faire appel à des professionnels en ressources humaines.

Par ailleurs, il faut aussi être conscient que les rôles en entreprise familiale sont constamment en évolution. La plupart du temps, les générations gravissent graduellement les échelons dans l’entreprise. Elles sont donc appelées à y jouer différents rôles.

Respecter l’autorité de chacun

Toutefois, se délester de son pouvoir n’est pas chose facile. Il faut faire preuve de vigilance pour éviter de lancer des messages contradictoires et de démotiver les jeunes troupes qui tentent de faire leurs preuves.

Ainsi, lorsqu’on transfère un certain pouvoir à la génération montante, il faut surtout éviter de court-circuiter son autorité en intervenant à sa place. Pour accélérer les choses, il est parfois tentant, pour le dirigeant en place, de continuer à approuver certaines décisions car, par habitude, tous les acteurs (employés, clients, fournisseurs, banquiers, etc.) se tourneront vers lui. D’où l’importance de légitimer les recrues dans leur nouveau rôle, non seulement en ne répondant plus à ces demandes mais surtout en annonçant publiquement leurs nominations. Malheureusement, plusieurs entreprises familiales escamotent souvent cette mesure simple et efficace.

De plus, afin d’éviter de saboter l’autorité des nouvelles recrues, il est primordial de ne jamais contredire leurs décisions en public, et ce, même si celles-ci nous apparaissent parfois discutables. En bref, il vaut mieux toujours faire preuve de cohérence entre les décisions et l’action afin de créer un climat de confiance. Dans la même veine, le fait de se montrer disponible et ouvert incitera la génération montante à consulter et, ainsi, à assurer la cohésion.

Des structures de gouvernance efficaces

Pour prendre les bonnes décisions aux bonnes instances et assurer l’harmonie familiale, il est aussi essentiel de mettre en place les bonnes structures de gouvernance. Dans un contexte multigénérationnel, il est recommandé de se doter d’un conseil de famille, afin de permettre à l’ensemble du clan de discuter des enjeux propres à l’entreprise familiale, et d’un conseil d’administration – ou comité consultatif pour les plus petites organisations –, afin de prendre les décisions d’ordre plus stratégique pour l’entreprise.

Le conseil de famille

L’entreprise familiale doit transiger avec une diversité de dilemmes, dont plusieurs ont une composante relationnelle découlant de la dynamique entre la famille et l’entreprise. Le fait de ne pas tenir compte de ces dimensions particulières risque, à long terme, d’occasionner des difficultés qui pourraient affecter la rentabilité même de l’entreprise. Le conseil de famille a pour objectif d’assurer l’harmonie familiale tout en préservant la stabilité de l’entreprise. Cet équilibre repose sur une bonne communication entre les membres de la famille, sur la gestion des attentes ainsi que sur la précision des rôles et des responsabilités de tous ceux qui contribuent à l’entreprise familiale.

Le conseil de famille, c’est l’endroit où les membres du clan peuvent exprimer leurs aspirations, tant personnelles que professionnelles, et partager leur vision commune de l’entreprise, et ce, qu’ils y travaillent ou non. C’est là où on prépare les générations montantes à gravir les échelons de l’organisation et où on décide de soutenir celles qui souhaitent lancer, en parallèle, leurs propres activités. C’est aussi un lieu qui sert à gérer les conflits familiaux à l’extérieur de l’entreprise.

Pourquoi le mot « conseil » ? C’est très simple : il s’agit de conférer un statut formel à cette instance qui détient un pouvoir décisionnel et dont les rencontres se déroulent selon une procédure préétablie. C’est l’équivalent d’un conseil d’administration dans une structure familiale.

Quelques mythes à déboulonner

IL EST FAUX DE CROIRE QUE…
  
- Vendre l’entreprise familiale représente un échec.
Au contraire ! Cette transaction procurera un patrimoine qui sera souvent assez substantiel et qui pourra, par la suite, être réinvesti. On devient alors une famille en affaires, ce qui constitue un outil de développement économique tout aussi intéressant.
  
- Tous les membres de la famille veulent accéder à la direction de l’entreprise.
Pas toujours !
  
- Tous les dirigeants recherchent une relève.
Certains leaders ont travaillé tellement fort pour assurer la croissance de leur entreprise qu’ils choisissent de vendre afin de ne pas infliger le même avenir à leurs enfants. Cette croyance est donc totalement erronée.
  
- Les membres de la famille ont tous des privilèges particuliers dans l’entreprise.
Au contraire : dans certaines familles, les exigences sont telles que les membres de la famille font de nombreux sacrifices.
  
- Les entreprises familiales sont moins compétitives que les entreprises non familiales.
Faux : les recherches démontrent que les entreprises familiales sont plus compétitives en raison, entre autres, de leur vision à long terme.
  
- Les entreprises familiales ont un avenir plus précaire que les autres.
Dans les faits, elles durent deux fois plus longtemps.

Pour en faciliter le déroulement, il est préférable de confier l’animation de ces rencontres à une personne neutre et externe. Ce professionnel saura mettre en place des structures efficaces pour faciliter l’expression de tous les points de vue, mieux gérer les conflits et instaurer un processus décisionnel. À ce chapitre, il existe différentes approches, notamment le processus équitable.

Cette approche consiste à favoriser une communication bidirectionnelle et, par conséquent, l’engagement. Ainsi, pour qu’un individu puisse participer à une décision, il doit bien comprendre l’information qu’on lui communique. Il faut aussi lui donner l’occasion de s’exprimer à propos de ses craintes et, surtout, de ses interrogations. Si ces conditions sont remplies – c’est-à-dire si la personne comprend bien les enjeux présentés et si elle perçoit une écoute sincère –, il lui sera plus facile de s’engager dans la décision.

Ce processus est d’autant plus important au sein des entreprises familiales dans la mesure où plusieurs membres du clan – dont les conjoints – n’ont voix au chapitre que dans les conseils de famille. Et pourtant, ils font tout autant partie de l’équation et en subissent les effets néfastes. Leur vie bat au rythme de l’entreprise familiale (vacances, revenus, stress, conflits, etc.). Leur présence au conseil de famille leur permet aussi d’avoir une vision plus objective de ce qui se passe réellement dans l’entreprise et d’être impliqués dans les décisions. Leur engagement s’avère essentiel pour préserver l’équilibre familial et, par extension, assurer le bon fonctionnement de l’entreprise.

Qui compose le conseil de famille ? C’est la première question que devra se poser chaque famille lors de la constitution de son conseil. Il y a une foule de possibilités, mais plus le conseil est inclusif, plus il contribue à développer le sentiment d’appartenance à la famille. Il est judicieux de se donner le droit de revoir périodiquement cette composition, car les familles changent et évoluent, et il importe que les structures s’adaptent à ces mutations.

Il existe donc plusieurs styles de conseils : du plus simple, composé uniquement de la famille nucléaire – les descendants directs du fondateur –, aux plus complexes, qui nécessitent la nomination d’un ou de plusieurs représentants par branche familiale. Les entreprises de la troisième génération et plus, dont les membres sont des cousins, adoptent souvent ce modèle.

Enfin, il est important de se rappeler le véritable mandat du conseil de famille. Il peut influencer, il peut être consulté, il peut être informé, mais ce n’est pas lui qui dirige.

Le conseil d’administration

La création d’un conseil d’administration ou d’un comité consultatif au sein d’une entreprise familiale permet principalement de prendre des décisions moins fondées sur l’émotivité. Le chef d’entreprise devient alors responsable devant une structure et non pas devant un clan. Cette instance confère une vision à long terme qui tient aussi compte des actionnaires qui ne travaillent pas dans la société.

Constitué d’experts neutres, le conseil d’administration doit répondre aux besoins stratégiques de l’entreprise, l’aider notamment à choisir les prochains leaders et à mieux attribuer les rôles ainsi qu’à lui apporter une expertise complémentaire. À titre d’exemple, si l’entreprise vise une percée à l’international, il s’avère important d’y attirer ce type de compétences. Il faut aussi savoir renouveler son conseil d’administration afin d’apporter du sang neuf et de nouvelles visions à l’organisation. Il s’avère également important d’en réévaluer régulièrement l’efficacité pour s’assurer qu’il réponde toujours aux besoins actuels de l’organisation et l’aide à progresser.

Plus que jamais, les membres des entreprises familiales doivent apprendre à travailler ensemble et à partager le pouvoir. À ce chapitre, nous observons que les familles qui réussissent le mieux en affaires semblent s’aimer véritablement, chaque membre ayant un véritable souci de l’autre et faisant preuve de grand respect. Ce type de dynamique favorise à la fois la croissance de l’entreprise et la passation des pouvoirs de façon bien plus organique.

*Article écrit en collaboration avec Liette D’Amours, rédactrice-journaliste