Illustration : Sébastien Thibault

Les entreprises peuvent poser plusieurs gestes pour réduire lempreinte environnementale de leurs activités numériques. Elles doivent cependant adopter une démarche cohérente, qui vise à agir là où ça compte vraiment.

Avant d’amorcer sa marche vers la sobriété numérique, il faut savoir d’où l’on part en établissant un état des lieux. «Où en est la société dans sa transition écologique? Quel est son niveau de numérisation? La stratégie ne sera pas la même pour une entreprise d’hébergement Web que pour une société agricole», souligne Olivier Clur, fondateur de Backcarbone, un consultant français qui accompagne les démarches liées à la responsabilité sociale et à la compensation carbone des entreprises.

Cette étape préliminaire peut en effrayer certains. Frédérick Marchand, PDG de Fruggr, une agence française qui aide les entreprises à devenir plus sobres sur le plan numérique, admet que certains responsables des TI craignent qu’elle se transforme en une critique de leur travail et des choix qu’ils ont faits. Après tout, si l’entreprise affiche une lourde empreinte environnementale numérique, n’est-ce pas leur faute?

«On ne devrait pas voir les choses comme ça, affirme le dirigeant. En ce moment, pas mal tout le monde est mauvais du côté de la sobriété numérique. On devrait donc plutôt se féliciter de figurer parmi les premiers à en prendre conscience et à vouloir agir.»

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Embarquer tout le monde

Cette volonté d’agir doit d’abord venir d’en haut. «La clé du succès repose sur les convictions et l’engagement affichés par la direction et les responsables du projet», souligne Olivier Clur. Pour y arriver, ceux-ci devront revoir en profondeur leur vision de ce que le numérique apporte à leur organisation. En raison de son expansion fulgurante depuis le début des années 2000, le numérique se trouve au cœur des modèles d’affaires ou représente à tout le moins un élément vital des opérations de la plupart des entreprises.

«Il est donc compliqué, 20 ans plus tard, de modifier les mœurs et les habitudes afin d’intégrer le critère de sobriété numérique dans les décisions d’achat et organisationnelles, surtout lorsque l’aspect économique entre en jeu, admet Olivier Clur. Mettre en place la sobriété numérique peut certes avoir un coût.»

Les changements de comportement (utiliser plus sobrement les outils technologiques, fermer les appareils lorsqu’ils ne sont pas employés, diminuer l’usage de la vidéo, etc.) coûtent peu à l’entreprise. D’autres solutions, comme l’achat de serveurs alimentés à l’énergie propre, de matériel plus écologique, ou l’embauche de fournisseurs plus sobres peuvent cependant représenter des investissements plus importants.

Par ailleurs, bien que les administrateurs et les dirigeants doivent démontrer leur volonté d’agir, ils doivent aussi susciter l’adhésion de leurs équipes. Avancer sur la voie de la sobriété numérique ne se limite pas à choisir les solutions les plus vertes. Cela nécessite des changements de comportement dans toute l’organisation.

Une récente étude de l’agence Talsom indiquait pourtant que les entreprises communiquent relativement peu au sujet de la sobriété numérique. Ainsi, seulement 24% des employés et 32% des gestionnaires interrogés dans le cadre de ce rapport recevaient des communications fréquentes à propos de cet enjeu. Plus du quart des employés n’en obtenaient jamais, tout comme 16% des gestionnaires. Enfin, 40% des salariés et 44% des gestionnaires affirmaient en recevoir peu.

«Il est essentiel de sensibiliser les équipes pour que chacun prenne conscience de l’impact environnemental de sa propre utilisation du numérique et comprenne l’importance des changements proposés», affirme Frédérick Marchand

Une démarche cohérente

Depuis 2020, l’Université de Montréal et Espaces pour la vie Montréal portent l’initiative Chemins de transition, qui vise à outiller les entreprises, les organisations, les gouvernements et les citoyens pour réussir la transition socioécologique en cours. L’un de ses projets, le Défi numérique, cherche à faire converger le virage numérique et la transition écologique.

«L’objectif est de mobiliser les scientifiques et plusieurs parties prenantes afin de rassembler et de transmettre des connaissances sur cet enjeu dont on ne parle pas encore beaucoup au Québec», explique le responsable du Défi, Martin Deron.

La démarche du Défi numérique consiste d’abord à collecter des données, puis à définir un futur souhaitable dans lequel le Québec aurait réussi à faire converger ses transitions numérique et écologique. Le gros du travail vise ensuite à tracer un chemin pour s’y rendre d’ici 2040.

Ces travaux montrent que la majorité des entreprises et des organisations sont des utilisatrices de ces outils numériques. «C’est donc vraiment dans leur gestion du matériel qu’elles peuvent réaliser les plus grands gains en matière de sobriété numérique, car entre 60 et 80% des retombées environnementales du numérique viennent de la fabrication des appareils», explique Martin Deron.

Les entreprises doivent trouver des moyens d’allonger la durée de vie des appareils, entre autres en misant sur des réparations, du reconditionnement et une meilleure répartition du matériel. Par exemple, un ordinateur qui ne convient plus à un employé qui a besoin d’une machine très puissante pourrait-il servir à un collègue qui a des tâches plus simples?

Les politiques d’achat devraient en outre se concentrer sur l’acquisition de matériel remis à neuf, ou à tout le moins d’appareils les moins énergivores et les plus durables possible. «Ces efforts doivent s’accompagner d’une volonté du côté des fabricants de mettre fin à l’obsolescence programmée et de la création d’un écosystème qui rend les réparations et la remise à neuf des équipements plus accessibles», admet Martin Deron.

Attention aussi aux fausses bonnes idées. Par exemple, on recommande aux gens de prendre le temps de vider leur boîte de courriel pour éviter que les vieux messages qui demeurent sur les serveurs ne consomment de l’énergie. Cependant, une étude du Centre interdisciplinaire de recherche en opérationnalisation du développement durable (CIRODD) présentée en 2021 montre que l’on passe en moyenne trente minutes à effectuer un tri pour supprimer 1 000 courriels et qu’au Québec, cela produit autant de CO2 que de laisser les courriels où ils sont. En Alberta, le tri des courriels générerait même plus de CO2, en raison de l’alimentation énergétique moins propre dans cette province.

La gestion des données

Les entreprises peuvent par ailleurs agir en s’assurant d’héberger leurs données sur des serveurs alimentés par de l’énergie propre. La proximité d’un serveur peut aussi réduire le coût environnemental du transport des données.

Ces questions sont importantes dans les organisations qui utilisent beaucoup de données, comme les centres de recherche. «Les instruments de recherche scientifique sont si performants qu’ils génèrent plus de données que ce que nous pouvons traiter, souligne Audrey Corbeil-Therrien, professeure de génie électrique et électronique à l’Université de Sherbrooke. Une de nos préoccupations consiste à réduire cette quantité de données, notamment en raison des coûts financiers associés à leur gestion et à leur traitement.»

En raison de la forte croissance du secteur de la recherche à l’Université de Sherbrooke, la capacité de répondre aux besoins numériques en explosion est beaucoup plus préoccupante que la sobriété. «Les infrastructures technologiques peinent à nous suivre, confie-t-elle. Nous nous retrouvons donc dans une dynamique d’ajout de serveurs, d’installation de fibre optique et de mise à jour des réseaux.»

La professeure soutient que, dans un tel contexte, la sobriété numérique devrait passer par l’achat d’équipements et de logiciels conçus pour avoir un moindre impact environnemental, mais qu’on en trouve peu ou pas sur le marché. «Les bandes passantes étant très larges, on sent peu de préoccupations pour réduire la consommation de données», ajoute-t-elle.

Le plus grand défi des entreprises consiste donc à prendre le temps de considérer la nécessité de la sobriété numérique dans un contexte où les besoins et les moyens technologiques, eux, semblent augmenter sans cesse. «La sobriété numérique représente justement une invitation à faire preuve de discernement afin d’effectuer des choix plus responsables», estime Martin Deron.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion